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Classiques Garnier

Préambule

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Préambule

Le livre que vous avez sous les yeux est consacré à un aspect crucial de la vie sociale de Lille au Moyen Âge : les nombreuses institutions charitables établies dans cette ville flamande. Or, la plupart des études consacrées à la ville de Lille pendant le Moyen Âge et les temps dits modernes ont déjà souligné la singularité de lhistoire de la ville de Lille qui se démarque de la plupart des autres villes du comté de Flandre. Plus précisément par le constat que si ces dernières connurent en moyenne une révolte ou un mouvement social important et perturbateur tous les sept ans, Lille ressemblait à un havre de paix sociale et politique. Encore dans le contexte des guerres de religion du xvie siècle et plus précisément dans le mouvement iconoclaste de 1566 dont la trajectoire dévastatrice a littéralement frôlé les portes de Lille et qui a provoqué des dégâts considérables dans les villes flamandes, Lille a échappé aux troubles et sest montrée plutôt complaisante face au pouvoir espagnol, tant décrié dans les autres villes. Bien sûr la thèse de lhistorien américain Robert (Bob) Duplessis est bien connue, elle propose comme facteur dexplication le fait que labsence de luttes partisanes a permis aux édiles lillois de se renouveler régulièrement et de construire ainsi une stabilité bienfaisante. Abstraction faite du constat que les villes marquées par un degré fort de perturbations sociales ont également et souvent même à cause de cela, renouvelé régulièrement leur personnel politique, il y a probablement aussi autre chose qui explique cette particularité lilloise. La thèse dIrène Dietrich-Strobbe apporte en tout cas un élément additionnel dexplication et il est de taille : les effets dun réseau dense dinstitutions axées sur lassistance sociale dont Lille était très généreusement dotée. La ville sapproche ainsi singulièrement du modèle de la « bonne ville » comme la décrit Bernard Chevalier dans un grand nombre de travaux et duquel les autres grandes villes flamandes, Gand, Bruges, Ypres se démarquent par lagitation sociale qui les a caractérisées. On noubliera pas par ailleurs quentre 1312 14et 1384 Lille a été gouvernée en lien direct avec la royauté française et a donc dû subir les influences – qui pour une « bonne ville » sont décisives – de laction des institutions centrales de cette même royauté. Suite aux traités de paix (dAthis-sur-Orge de 1305 et de Pontoise de 1312) les châtellenies flamandes de Lille, Douai et Orchies ont en effet été ajoutées au domaine royal. Une situation qui a perduré jusquau moment où les négociations autour du mariage du duc de Bourgogne Philippe le Hardi avec lhéritière du comté de Flandre Marguerite de Male, qui aboutirent en 1369, ont prévu le retour de ces châtellenies dans le territoire flamand après le décès du comte régnant Louis de Male (ce dernier mourut en 1384). Or précisément entre ces deux dates, 1312 et 1384, les villes flamandes ont développé cette culture de rébellion et de conflits sociaux qui a façonné leur réputation bien au-delà des frontières du comté, tandis que Lille et Douai ont suivi une voie qui les rapproche des autres bonnes villes du royaume. Lexpression même de « bonne ville » ne sapplique plus aux villes flamandes dès le xive siècle, mais, fait significatif, elle se retrouve dans un texte lillois de 1437 au sujet de la procession de Notre Dame de la Treille.

Le culte de Notre Dame de la Treille, rappelons-le, a été fortement instrumentalisé par le pouvoir princier à lépoque bourguignonne. Notamment, lors des obsèques du comte Louis de Male qui fut inhumé en grande pompe dans la chapelle dédiée à la vierge dite « de la Treille » dans la collégiale Saint-Pierre de Lille. Un évènement organisé par sa fille et son gendre, la première des grandes démonstrations de ce quon a appelé à juste titre « lÉtat spectacle » des ducs de Bourgogne. Plus tard dailleurs, la comtesse Marguerite de Male se fera inhumer dans cette même chapelle aux côtés de ses parents comme pour marquer limportance du retour des territoires de Lille-Douai-Orchies dans le berceau flamand aux yeux de la dynastie des Dampierre dont elle était la dernière représentante. On voit donc limportance accordée au besoin de bien tenir une ville comme Lille et den garantir la paix politique et sociale. Dautant plus que dès le début du règne de Philippe le Hardi, Lille va prendre lallure de capitale pour les possessions septentrionales de la dynastie des Valois de Bourgogne (limitées il est vrai à ce moment-là aux comtés de Flandre et dArtois) puisque le duc y installera dès 1386 une chambre des comptes et une chambre juridictionnelle connue sous le nom de Conseil de Flandre. Il était donc de première importance 15que dans une telle ville une paix sociale certaine fut maintenue, les institutions caritatives y ont pourvu. Linstitution par excellence et qui surplombe par son importance (et sa richesse) le sujet traité ici, lHôpital Comtesse, fait dailleurs jusque dans son nom (et ses origines) référence à ce lien avec la dynastie des comtes de Flandre et de leurs successeurs bourguignons.

Le lecteur peu averti pourrait se poser la question pourquoi les hôpitaux, tables du Saint-Esprit et autres institutions caritatives lilloises navaient pas déjà bénéficié de lattention de la recherche moderne qui, dans les années 70 du siècle dernier, sest fortement intéressée à la question de lefficacité des institutions caritatives médiévales et de qui étaient les bénéficiaires de leur action ? Ce questionnaire a été soulevé pour pas mal de cas dans le sillon dun intérêt général pour létude des prix et salaires et du pouvoir dachat dans le passé, hors Lille ne simposait pas comme premier choix pour une telle enquête, vu la situation heuristique peu favorable. Il a fallu la détermination dune chercheuse intrépide pour sy attaquer, car lauteure a dû évidemment et nécessairement faire flèche de tout bois pour réaliser un travail dont le matériel de base était disparate et inégalement éclairant : la chronologie et la nature des sources conservées pour les différentes institutions charitables ne se recoupent que très rarement. Pour pouvoir sen sortir, Irène Dietrich-Strobbe a dû multiplier les angles de vues et les approches en mobilisant les compétences heuristiques et méthodologiques quon est en droit de demander dune vraie thèse en histoire. Lanalyse dun important corpus iconographique, le décorticage de séries comptables pas évidentes à manipuler et encore moins à interpréter, entre ses mains tout cela semble couler de source. Une analyse quantitative et statistique, ou une interprétation nuancée de sources littéraires et diplomatiques : ce sont des aspects indéniables faisant partie des qualités que lauteure démontre à chaque instant. Quil me soit permis de mentionner encore que, contrairement à pas mal de collègues francophones qui sintéressent (dailleurs de façon tout à fait légitime) à des aspects de lhistoire des anciens Pays-Bas (Bourguignons), elle a fait leffort dapprendre le néerlandais allant même jusquà se lancer dans le défi que pose la paléographie de la variante ancienne de cette langue. Ce qui en soi ne sapparente pas à un travail dHercule, mais qui reste relativement rare pour ne pas être explicité ici. Car elle étudie bien évidemment une ville flamande, qui bien que située aujourdhui sur le 16territoire de la République française, faisait partie intégrante pendant le Moyen Âge (et même au-delà de lépoque médiévale) du comté et plus tard de la construction « étatique » des ducs Valois de Bourgogne et des princes de la maison de Habsbourg.

La thèse dIrène Dietrich-Strobbe et ce livre en particulier est, on laura compris, un ajout considérable tant à lhistoire proprement dite des institutions charitables, quà mes yeux surtout à lhistoire urbaine et sociale du bas Moyen Âge dans une région qui compte parmi les plus urbanisées de lEurope médiévale. Les données rassemblées ici sur les multiples champs daction des institutions caritatives lilloises, sur les serviteurs de celles-ci et sur les bourgeois soucieux de leur salut dont lœuvre de bienfaisance nétait pas toujours très efficace pour les destinataires, sajoutent au dossier déjà bien fourni de nos connaissances en la matière, elles les nuancent et les enrichissent de façon très heureuse. On doit souhaiter à ce livre tout le succès quil mérite.

Prof. Dr. Marc Boone

Professeur dhistoire médiévale
à lUniversité de Gand,
membre de lAcadémie Royale flamande de sciences et des arts
de Belgique