Introduction
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : La Brièveté
- Auteur : Auraix-Jonchière (Pascale)
- Pages : 9 à 14
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Jules Barbey d'Aurevilly, n° 21
Introduction
L’œuvre de Jules Barbey d’Aurevilly est fortement marquée par une réflexion sur la brièveté dans l’écriture, comme en témoignent notamment les Pensées détachées, publiées chez Lemerre en 18891. « Ces quelques pages ne sont que des pensées venues au hasard, dans le feu de ma vie », explique-t-il dans une dédicace à Mademoiselle Emmy de Némethy. Le surgissement et la vigueur caractérisent ces notations gnomiques, dont la première – citée à plusieurs reprises dans le présent volume – tient lieu d’introduction à l’ensemble :
Les pensées enchaînées d’un livre, celles qui font la trame de ce livre, c’est le carquois plein, c’est tout le carquois.
Mais la pensée détachée, c’est la flèche qui vole. Elle est isolée, elle a, comme la flèche dans les airs, du vide au-dessus et du vide au-dessous d’elle. Mais elle vibre, elle traverse, elle va frapper.
Eh bien, voyons ! celles-ci frapperont-elles ?
Si cette apologie de la pensée brève repose sur une distinction qui oppose la pureté incisive du trait – celui de la maxime ou de l’aphorisme – au déroulement de la narration ou du discours, elle suggère dans le même temps que tout écrit (quelles qu’en soient la longueur et la complexité de l’architecture) recèle des pépites dont l’enchaînement tout provisoire ne ternit en rien l’autonomie intrinsèque. Il serait du ressort même de l’écriture de se replier sur des formules ou, peut-être, des images irradiantes, concentrant formellement ce qui a vocation à se déplier dans l’esprit du lecteur. Les termes qu’emploie l’épistolier lorsqu’il s’adresse à son ami Trebutien le 13 septembre 1854, quand vient à son esprit l’idée de lui envoyer ces « pensées sur toutes choses » afin qu’il les recueille dans un cahier, permettent de mieux en saisir la nature. Ce serait, rêve-t-il,
10[…] la limaille du fer que je scie, et que je vous enverrai, par pincées, dans notre Correspondance. Nous ferions ainsi un autre volume d’une espèce différente, et tout cela, sans esclavage, à notre aise, goutte à goutte, filtrant comme l’eau des Rochers qui devient de si jolies aiguilles et des dentelures de cristal. Les œuvres d’haleine ne seraient pas, pour cela, interrompues et ce serait comme un par-dessus le marché de mes autres occupations et travaux2.
La « limaille » s’inscrit dans tout un paradigme fréquemment repris pour désigner les pensées brèves, l’aphorisme en particulier, comme le signale Alain Montandon, qui énumère au fil du temps ces nombreuses dénominations au nombre desquelles on compte des termes comme « copeaux, éclats, fragments, […] limes » ou encore « pollens3 ». Ce premier vocable (« limaille ») engage une réflexion sur le lien entre les « pensées » et le quotidien, mais le rêve de Barbey valorise une autre temporalité, plus intermittente, celle de l’égrenage, qui a pour corollaire le geste de la collecte. Cueillir et rassembler les pensées éparses revient à extraire la quintessence de la pensée. C’est pourquoi ces « gouttes », en se cristallisant, donnent à voir de façon durable le rayonnement du verbe.
Le 16 novembre de la même année, le « Cahier de Limailles » (LT, 761) est inauguré, le « cahier blanc » est « dépucel[é] » « avec cette Épigraphe : Pourquoi pas des pensées détachées ? toute vérité n’est qu’un fragment. » (761-762). Barbey envoie ainsi à Trebutien huit « bouts d’idées » (763-764), dont le fragment cité ci-dessus, qui tiendra finalement lieu d’épigraphe. L’aphorisme, on le voit, fait retour sur lui-même : extrait pur de la pensée, il se convertit volontiers en réflexion sur les principes poétiques et esthétiques qui présideront à l’écriture.
Captation de l’instant, la forme brève s’inscrit par conséquent dans la durée, émaillant l’œuvre de formules à sens moral, philosophique, et de notations métapoétiques. On ne s’étonnera pas que Barbey lecteur et critique esquisse ainsi au fil du temps « les éléments d’une théorie de la brièveté4 » dont Les Œuvres et les hommes permet de mesurer l’ampleur des enjeux. En effet, si les moralistes de l’âge classique (La Fontaine, La Rochefoucauld, La Bruyère ou Pascal) combinent exemplairement la 11puissance de la pensée à l’art de la concision et aux énoncés lapidaires, le critique n’hésite pas, à l’inverse, à dénoncer la valence potentiellement minorante du « petit », qui peut sombrer dans la joliesse, voire l’insignifiant et devenir simple résidu, retournement sur quoi repose son jugement des Maximes et Pensées de Vauvenargues. Mathilde Bertrand soulève ce paradoxe, qui débouche au besoin sur une inversion du système évaluatif posé par Barbey. On le surprend ainsi à regretter que « toutes ces limailles [ne soient pas restées] au pied de l’étau où fut poli ce travail d’un goût laborieux. ». Éminemment précieuses lorsqu’il prie son ami Trebutien de les recueillir avec soin, les « limailles » se font dès lors rebut. C’est que la forme brève, pour atteindre à sa pleine puissance, doit s’allier à une énergie sans faille et à une vigueur intellectuelle et sensible saisissante. C’est pourquoi, si « les “faiseurs de sonnets” lui apparaissent comme des “tailleurs de petits cristaux ou de petits cailloux”5 » lorsqu’ils s’en tiennent frileusement à l’art de la forme, il n’en va pas de même d’un Jules de Gères, dont Barbey admire les poèmes, marqués par cette « brièveté pleine qui, en quelques vers, enferme ou concentre toute une perspective et fait un poème comme un disque, car, chez les Grecs, rondeur voulait dire perfection6 ! ». L’écrivain, on le voit, joue de la réversibilité des motifs : simples colifichets, les « petits cristaux » et les « petits cailloux » atteignent à la perfection quand ils contiennent un éclat « puissantiellement » révélateur.
Notion bifrons, selon qu’on en valorise l’effet de plénitude ou, au contraire, que l’on en stigmatise l’inacceptable légèreté, la « brièveté » se trouve aux antipodes de la simplicité. L’écriture de Barbey, paradoxale par nature, joue ainsi des « modalités textuelles de la tension entre brevitas et copia », comme l’affirme Frédéric Calas, qui démontre que dans Les Diaboliques « la brevitas n’est qu’une illusion de brièveté. L’art de Barbey est un art du “dépli” faisant de la brevitas une copia en puissance7. ». L’écriture, en effet, déploie une stratégie aux ramifications multiples qui, procédant par précisions et par soulignement successifs, entraîne une focalisation sur le détail, lui-même riche d’un sens qui ne demande qu’à se redéployer. L’ajout met ainsi en place un processus efficace de concentration, de sorte que l’on est en droit de parler 12de « brièveté camouflée8 », tandis qu’à l’inverse « [la] copia habite […] la maison de la brevitas, mais comme un hôte clandestin, qui la hanterait depuis longtemps ». Or, poursuit le linguiste, « [cette] tension condensation-expolition n’est pas sans rappeler les caractéristiques du style sublime, notamment tel qu’il a été défini par Longin9. ». Style et esthétique se rejoignent alors, créant semblable effet : « Le sublime, c’est le coup de foudre », écrit ainsi Barbey au sujet d’Ernest Hello10. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de convoquer une énergie du « choc », qui est aussi une énergie de la grandeur11, ce qui explique que l’Esprit et l’ethos aristocratique dont il est le signe soient du côté du « trait », de la « pointe » ou, nous y revenons, de la « flèche », autant de garants d’une vigueur non pas inoffensive mais éblouissante. En ce sens, la brièveté est polémique, car opposée aux discours ornés ou euphémiques de la « civilisation » comme, sur un autre plan, à une poétique de la saturation de type réaliste12. Concentration et rayonnement sont donc les corollaires de cette écriture qui se creuse, s’aiguise et se resserre jusqu’à s’ouvrir sur un au-delà de la représentation. Comme le souligne Alain Montandon, « [la] brièveté n’est pas étrangère à la mystique, celle de la fulgurance ou de la révélation, […]. Le bref ouvre le dialogue de l’absence et de la présence13 ».
On ne s’étonnera donc pas que dans la correspondance de l’écrivain, la brièveté s’ouvre à des considérations éthiques et esthétiques : les lettres que Barbey adresse à son ami Trebutien durant un quart de siècle constituent un lieu privilégié où se conduit une réflexion sur les formes brèves. Parallèlement, la concision relative de la lettre devient elle-même un lieu d’expérimentation : les genres intercalaires s’y mêlent, de sorte que « le fragmentaire devient art de la varietas14 ». Ces oscillations de l’écriture épistolaire sont explicitement reliées par l’écrivain à la mélancolie qui le hante. La lettre devient alors le genre privilégié où 13s’investissent positivement, sous le couvert de l’amitié, les tourbillons parfois destructeurs de l’humeur noire.
Autre originalité, dans les fictions romanesques la description, fondée sur la saisie là encore paradoxale d’un objet qui s’esquive, loin de « condenser les signes » à la manière d’un Balzac, « suggère […] un point de fuite, une absence15 ». La concentration du portrait va de pair avec l’éviction du référent et, faisant signe vers l’ailleurs, révèle la plénitude essentielle de l’évidement : l’effacement ou le brouillage, d’être ainsi cernés, font irradier une absence féconde parce qu’elle excède le déchiffrage littéral.
Cette esthétique du paradoxe16 qui conduit à l’effacement d’un référent dont elle donne pourtant vigoureusement à voir la dimension intangible soutient parallèlement une écriture de la force, une mise en texte du pouvoir. C’est ce qu’explique Élise Sorel, qui insiste à son tour sur le principe de condensation potentiellement centrifuge du discours aurevillien. Il s’agit, de fait, d’un discours imagé et volontiers aphoristique qui se recentre sur la personne du locuteur mais dépasse, ce faisant, le strict dispositif de communication mis en place dans la fiction car ce dernier a en réalité pour objectif « une sorte d’auditoire universel, au-delà du destinataire institué par tel ou tel genre de discours17 ». Or cette écriture « à transpiration rentrée », comme la définit l’une des nombreuses notations métatextuelles qui émaillent les fictions narratives, serait « par essence aristocratique » : « elle permet de cacher le meilleur (le “plus”), retranchée dans une partie sacrée, réservée aux initiés, pour offrir au vulgaire un aspect plus réduit (le “moins”), tout en lui faisant comprendre qu’on le domine18. ». La dimension apologétique de cette poétique de la concentration est le corollaire de ce fonctionnement. Maud Schmitt explore ainsi la place de l’exemplum dans les récits de Barbey et montre que cette « figure satisfait à un idéal rhétorique de brevitas, étroitement associé 14à l’efficacité pragmatique du discours19 » et au maintien d’une tension et d’une émotion maximales. De la sorte, la brièveté « hyperbolise la promptitude du châtiment et son caractère implacable, pour un effet de terreur augmenté20 », phénomène tributaire de tout un éventail de procédés stylistiques convergents.
À l’évidence, rhétorique et poétique sont dès lors au service d’une écriture polémique, qui est aussi une écriture scandaleuse, comme l’a montré Pierre Glaudes21. Le choc est donc au cœur de la fiction narrative et fréquemment corrélé à divers « procédés de gommage » ou « de réduction », dont l’épigraphe tronquée de « La Vengeance d’une femme », « Fortiter », serait l’emblème22. Dans ces textes (et la forme brève par nature de la nouvelle redouble et rend plus visible le phénomène) tout procède, en effet, d’une stratégie qui confronte in fine le lecteur à une énonciation d’autant plus violente de « l’ultime ». Gérard Peylet interroge les contours de cette stratégie qui a pour but d’ouvrir le texte sur « le rapt de l’abîme23 » et de nous conduire au plus près de l’insondable.
Pascale Auraix-Jonchière
Université Clermont Auvergne, CELIS
1 Pensées détachées, Fragments sur les Femmes, Paris, Lemerre, 1889, in-16, 85 p.
2 Barbey d’Aurevilly, Lettres à Trebutien, 1832-1858, Philippe Berthier (éd.), Paris, Bartillat, 2013, p. 736. Nous désignerons désormais l’ouvrage par l’abréviation LT.
3 Alain Montandon, Les Formes brèves, Paris, Hachette supérieur, 1992, p. 5.
4 Voir ici même Mathilde Bertrand, « “Dans la circonférence d’une médaille ou le tour d’une bague”, Barbey et la brièveté, ou “l’intensité de l’effet” », p. 17.
5 Le Pays, 20 décembre 1859, Les Poètes, Cr. 1, p. 807.
6 « Jules de Gères » (22 mars 1859), Les Poètes, Cr. 1, p. 872.
7 Voir dans le présent volume Frédéric Calas, p. 43.
8 Ibid., p. 54.
9 Pseudo-Longin, Du sublime, Paris, Payot & Rivages, 1993, p. 62 sq.
10 Cr. 3, p. 142 (« L’Homme, par Ernest Hello », Le Constitutionnel, 2-3 juin 1877). Cité par Pierre Glaudes, Esthétique de Barbey d’Aurevilly, Paris, classiques Garnier, 2009, p. 125.
11 Selon Barbey, ajoute Pierre Glaudes, le génie « doit avoir “ce rugissement de l’âme élevée à sa plus haute puissance”, qui épouse “un mouvement et une expression” en adéquation avec son énergie foudroyante ». Esthétique de Barbey d’Aurevilly, op. cit., p. 126.
12 Voir ici même Pascale Auraix-Jonchière, p. 59.
13 Alain Montandon, op. cit., p. 13.
14 Voir l’article de Vigor Caillet, p. 75.
15 Alice De Georges-Métral, p. 102.
16 Voir à ce sujet Barbey d’Aurevilly et l’esthétique : les paradoxes de l’écriture, dir. Pascale Auraix-Jonchière, France Marchal-Ninosque, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2011.
17 Dominique Maingueneau, Discours et analyse de discours, Paris, Armand Colin, coll. « ICOM », 2014, p. 142.
18 Élise Sorel, p. 131.
19 Maud Schmitt, p. 145.
20 Ibid.
21 « La parabole […] est un récit de combat que Barbey emploie […] pour briser les idoles de la modernité satisfaite. Mais le Connétable des lettres en fait lui-même un usage scandaleux. » Pierre Glaudes, Esthétique de Barbey d’Aurevilly, op. cit., p. 172.
22 Voir ici même Céline Bricault, p. 153-169.
23 Pascal Quignard, Le Sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, Folio, 1994, p. 238.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-5025-9
- EAN : 9782812450259
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5025-9.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/03/2017
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français