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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : La Brièveté
  • Auteur : Auraix-Jonchière (Pascale)
  • Pages : 9 à 14
  • Revue : La Revue des lettres modernes
  • Série : Jules Barbey d'Aurevilly, n° 21
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812450259
  • ISBN : 978-2-8124-5025-9
  • ISSN : 0035-2136
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5025-9.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/03/2017
  • Périodicité : Mensuelle
  • Langue : Français
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Introduction

Lœuvre de Jules Barbey dAurevilly est fortement marquée par une réflexion sur la brièveté dans lécriture, comme en témoignent notamment les Pensées détachées, publiées chez Lemerre en 18891. « Ces quelques pages ne sont que des pensées venues au hasard, dans le feu de ma vie », explique-t-il dans une dédicace à Mademoiselle Emmy de Némethy. Le surgissement et la vigueur caractérisent ces notations gnomiques, dont la première – citée à plusieurs reprises dans le présent volume – tient lieu dintroduction à lensemble :

Les pensées enchaînées dun livre, celles qui font la trame de ce livre, cest le carquois plein, cest tout le carquois.

Mais la pensée détachée, cest la flèche qui vole. Elle est isolée, elle a, comme la flèche dans les airs, du vide au-dessus et du vide au-dessous delle. Mais elle vibre, elle traverse, elle va frapper.

Eh bien, voyons ! celles-ci frapperont-elles ?

Si cette apologie de la pensée brève repose sur une distinction qui oppose la pureté incisive du trait – celui de la maxime ou de laphorisme – au déroulement de la narration ou du discours, elle suggère dans le même temps que tout écrit (quelles quen soient la longueur et la complexité de larchitecture) recèle des pépites dont lenchaînement tout provisoire ne ternit en rien lautonomie intrinsèque. Il serait du ressort même de lécriture de se replier sur des formules ou, peut-être, des images irradiantes, concentrant formellement ce qui a vocation à se déplier dans lesprit du lecteur. Les termes quemploie lépistolier lorsquil sadresse à son ami Trebutien le 13 septembre 1854, quand vient à son esprit lidée de lui envoyer ces « pensées sur toutes choses » afin quil les recueille dans un cahier, permettent de mieux en saisir la nature. Ce serait, rêve-t-il,

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[] la limaille du fer que je scie, et que je vous enverrai, par pincées, dans notre Correspondance. Nous ferions ainsi un autre volume dune espèce différente, et tout cela, sans esclavage, à notre aise, goutte à goutte, filtrant comme leau des Rochers qui devient de si jolies aiguilles et des dentelures de cristal. Les œuvres dhaleine ne seraient pas, pour cela, interrompues et ce serait comme un par-dessus le marché de mes autres occupations et travaux2.

La « limaille » sinscrit dans tout un paradigme fréquemment repris pour désigner les pensées brèves, laphorisme en particulier, comme le signale Alain Montandon, qui énumère au fil du temps ces nombreuses dénominations au nombre desquelles on compte des termes comme « copeaux, éclats, fragments, [] limes » ou encore « pollens3 ». Ce premier vocable (« limaille ») engage une réflexion sur le lien entre les « pensées » et le quotidien, mais le rêve de Barbey valorise une autre temporalité, plus intermittente, celle de légrenage, qui a pour corollaire le geste de la collecte. Cueillir et rassembler les pensées éparses revient à extraire la quintessence de la pensée. Cest pourquoi ces « gouttes », en se cristallisant, donnent à voir de façon durable le rayonnement du verbe.

Le 16 novembre de la même année, le « Cahier de Limailles » (LT, 761) est inauguré, le « cahier blanc » est « dépucel[é] » « avec cette Épigraphe : Pourquoi pas des pensées détachées ? toute vérité nest quun fragment. » (761-762). Barbey envoie ainsi à Trebutien huit « bouts didées » (763-764), dont le fragment cité ci-dessus, qui tiendra finalement lieu dépigraphe. Laphorisme, on le voit, fait retour sur lui-même : extrait pur de la pensée, il se convertit volontiers en réflexion sur les principes poétiques et esthétiques qui présideront à lécriture.

Captation de linstant, la forme brève sinscrit par conséquent dans la durée, émaillant lœuvre de formules à sens moral, philosophique, et de notations métapoétiques. On ne sétonnera pas que Barbey lecteur et critique esquisse ainsi au fil du temps « les éléments dune théorie de la brièveté4 » dont Les Œuvres et les hommes permet de mesurer lampleur des enjeux. En effet, si les moralistes de lâge classique (La Fontaine, La Rochefoucauld, La Bruyère ou Pascal) combinent exemplairement la 11puissance de la pensée à lart de la concision et aux énoncés lapidaires, le critique nhésite pas, à linverse, à dénoncer la valence potentiellement minorante du « petit », qui peut sombrer dans la joliesse, voire linsignifiant et devenir simple résidu, retournement sur quoi repose son jugement des Maximes et Pensées de Vauvenargues. Mathilde Bertrand soulève ce paradoxe, qui débouche au besoin sur une inversion du système évaluatif posé par Barbey. On le surprend ainsi à regretter que « toutes ces limailles [ne soient pas restées] au pied de létau où fut poli ce travail dun goût laborieux. ». Éminemment précieuses lorsquil prie son ami Trebutien de les recueillir avec soin, les « limailles » se font dès lors rebut. Cest que la forme brève, pour atteindre à sa pleine puissance, doit sallier à une énergie sans faille et à une vigueur intellectuelle et sensible saisissante. Cest pourquoi, si « les “faiseurs de sonnets” lui apparaissent comme des “tailleurs de petits cristaux ou de petits cailloux”5 » lorsquils sen tiennent frileusement à lart de la forme, il nen va pas de même dun Jules de Gères, dont Barbey admire les poèmes, marqués par cette « brièveté pleine qui, en quelques vers, enferme ou concentre toute une perspective et fait un poème comme un disque, car, chez les Grecs, rondeur voulait dire perfection6 ! ». Lécrivain, on le voit, joue de la réversibilité des motifs : simples colifichets, les « petits cristaux » et les « petits cailloux » atteignent à la perfection quand ils contiennent un éclat « puissantiellement » révélateur.

Notion bifrons, selon quon en valorise leffet de plénitude ou, au contraire, que lon en stigmatise linacceptable légèreté, la « brièveté » se trouve aux antipodes de la simplicité. Lécriture de Barbey, paradoxale par nature, joue ainsi des « modalités textuelles de la tension entre brevitas et copia », comme laffirme Frédéric Calas, qui démontre que dans Les Diaboliques « la brevitas nest quune illusion de brièveté. Lart de Barbey est un art du “dépli” faisant de la brevitas une copia en puissance7. ». Lécriture, en effet, déploie une stratégie aux ramifications multiples qui, procédant par précisions et par soulignement successifs, entraîne une focalisation sur le détail, lui-même riche dun sens qui ne demande quà se redéployer. Lajout met ainsi en place un processus efficace de concentration, de sorte que lon est en droit de parler 12de « brièveté camouflée8 », tandis quà linverse « [la] copia habite [] la maison de la brevitas, mais comme un hôte clandestin, qui la hanterait depuis longtemps ». Or, poursuit le linguiste, « [cette] tension condensation-expolition nest pas sans rappeler les caractéristiques du style sublime, notamment tel quil a été défini par Longin9. ». Style et esthétique se rejoignent alors, créant semblable effet : « Le sublime, cest le coup de foudre », écrit ainsi Barbey au sujet dErnest Hello10. Dans un cas comme dans lautre, il sagit de convoquer une énergie du « choc », qui est aussi une énergie de la grandeur11, ce qui explique que lEsprit et lethos aristocratique dont il est le signe soient du côté du « trait », de la « pointe » ou, nous y revenons, de la « flèche », autant de garants dune vigueur non pas inoffensive mais éblouissante. En ce sens, la brièveté est polémique, car opposée aux discours ornés ou euphémiques de la « civilisation » comme, sur un autre plan, à une poétique de la saturation de type réaliste12. Concentration et rayonnement sont donc les corollaires de cette écriture qui se creuse, saiguise et se resserre jusquà souvrir sur un au-delà de la représentation. Comme le souligne Alain Montandon, « [la] brièveté nest pas étrangère à la mystique, celle de la fulgurance ou de la révélation, []. Le bref ouvre le dialogue de labsence et de la présence13 ».

On ne sétonnera donc pas que dans la correspondance de lécrivain, la brièveté souvre à des considérations éthiques et esthétiques : les lettres que Barbey adresse à son ami Trebutien durant un quart de siècle constituent un lieu privilégié où se conduit une réflexion sur les formes brèves. Parallèlement, la concision relative de la lettre devient elle-même un lieu dexpérimentation : les genres intercalaires sy mêlent, de sorte que « le fragmentaire devient art de la varietas14 ». Ces oscillations de lécriture épistolaire sont explicitement reliées par lécrivain à la mélancolie qui le hante. La lettre devient alors le genre privilégié où 13sinvestissent positivement, sous le couvert de lamitié, les tourbillons parfois destructeurs de lhumeur noire.

Autre originalité, dans les fictions romanesques la description, fondée sur la saisie là encore paradoxale dun objet qui sesquive, loin de « condenser les signes » à la manière dun Balzac, « suggère [] un point de fuite, une absence15 ». La concentration du portrait va de pair avec léviction du référent et, faisant signe vers lailleurs, révèle la plénitude essentielle de lévidement : leffacement ou le brouillage, dêtre ainsi cernés, font irradier une absence féconde parce quelle excède le déchiffrage littéral.

Cette esthétique du paradoxe16 qui conduit à leffacement dun référent dont elle donne pourtant vigoureusement à voir la dimension intangible soutient parallèlement une écriture de la force, une mise en texte du pouvoir. Cest ce quexplique Élise Sorel, qui insiste à son tour sur le principe de condensation potentiellement centrifuge du discours aurevillien. Il sagit, de fait, dun discours imagé et volontiers aphoristique qui se recentre sur la personne du locuteur mais dépasse, ce faisant, le strict dispositif de communication mis en place dans la fiction car ce dernier a en réalité pour objectif « une sorte dauditoire universel, au-delà du destinataire institué par tel ou tel genre de discours17 ». Or cette écriture « à transpiration rentrée », comme la définit lune des nombreuses notations métatextuelles qui émaillent les fictions narratives, serait « par essence aristocratique » : « elle permet de cacher le meilleur (le “plus”), retranchée dans une partie sacrée, réservée aux initiés, pour offrir au vulgaire un aspect plus réduit (le “moins”), tout en lui faisant comprendre quon le domine18. ». La dimension apologétique de cette poétique de la concentration est le corollaire de ce fonctionnement. Maud Schmitt explore ainsi la place de lexemplum dans les récits de Barbey et montre que cette « figure satisfait à un idéal rhétorique de brevitas, étroitement associé 14à lefficacité pragmatique du discours19 » et au maintien dune tension et dune émotion maximales. De la sorte, la brièveté « hyperbolise la promptitude du châtiment et son caractère implacable, pour un effet de terreur augmenté20 », phénomène tributaire de tout un éventail de procédés stylistiques convergents.

À lévidence, rhétorique et poétique sont dès lors au service dune écriture polémique, qui est aussi une écriture scandaleuse, comme la montré Pierre Glaudes21. Le choc est donc au cœur de la fiction narrative et fréquemment corrélé à divers « procédés de gommage » ou « de réduction », dont lépigraphe tronquée de « La Vengeance dune femme », « Fortiter », serait lemblème22. Dans ces textes (et la forme brève par nature de la nouvelle redouble et rend plus visible le phénomène) tout procède, en effet, dune stratégie qui confronte in fine le lecteur à une énonciation dautant plus violente de « lultime ». Gérard Peylet interroge les contours de cette stratégie qui a pour but douvrir le texte sur « le rapt de labîme23 » et de nous conduire au plus près de linsondable.

Pascale Auraix-Jonchière

Université Clermont Auvergne, CELIS

1 Pensées détachées, Fragments sur les Femmes, Paris, Lemerre, 1889, in-16, 85 p.

2 Barbey dAurevilly, Lettres à Trebutien, 1832-1858, Philippe Berthier (éd.), Paris, Bartillat, 2013, p. 736. Nous désignerons désormais louvrage par labréviation LT.

3 Alain Montandon, Les Formes brèves, Paris, Hachette supérieur, 1992, p. 5.

4 Voir ici même Mathilde Bertrand, « “Dans la circonférence dune médaille ou le tour dune bague”, Barbey et la brièveté, ou “lintensité de leffet” », p. 17.

5 Le Pays, 20 décembre 1859, Les Poètes, Cr. 1, p. 807.

6 « Jules de Gères » (22 mars 1859), Les Poètes, Cr. 1, p. 872.

7 Voir dans le présent volume Frédéric Calas, p. 43.

8 Ibid., p. 54.

9 Pseudo-Longin, Du sublime, Paris, Payot & Rivages, 1993, p. 62 sq.

10 Cr. 3, p. 142 (« LHomme, par Ernest Hello », Le Constitutionnel, 2-3 juin 1877). Cité par Pierre Glaudes, Esthétique de Barbey dAurevilly, Paris, classiques Garnier, 2009, p. 125.

11 Selon Barbey, ajoute Pierre Glaudes, le génie « doit avoir “ce rugissement de lâme élevée à sa plus haute puissance”, qui épouse “un mouvement et une expression” en adéquation avec son énergie foudroyante ». Esthétique de Barbey dAurevilly, op. cit., p. 126.

12 Voir ici même Pascale Auraix-Jonchière, p. 59.

13 Alain Montandon, op. cit., p. 13.

14 Voir larticle de Vigor Caillet, p. 75.

15 Alice De Georges-Métral, p. 102.

16 Voir à ce sujet Barbey dAurevilly et lesthétique : les paradoxes de lécriture, dir. Pascale Auraix-Jonchière, France Marchal-Ninosque, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2011.

17 Dominique Maingueneau, Discours et analyse de discours, Paris, Armand Colin, coll. « ICOM », 2014, p. 142.

18 Élise Sorel, p. 131.

19 Maud Schmitt, p. 145.

20 Ibid.

21 « La parabole [] est un récit de combat que Barbey emploie [] pour briser les idoles de la modernité satisfaite. Mais le Connétable des lettres en fait lui-même un usage scandaleux. » Pierre Glaudes, Esthétique de Barbey dAurevilly, op. cit., p. 172.

22 Voir ici même Céline Bricault, p. 153-169.

23 Pascal Quignard, Le Sexe et leffroi, Paris, Gallimard, Folio, 1994, p. 238.