Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Œuvre romanesque de Marivaux. Le parti pris du concret
- Auteur : Frantz (Pierre)
- Pages : 9 à 12
- Collection : L'Europe des Lumières, n° 33
PRÉFACE
Les romans de Marivaux manquaient de réalité, pensait-on à une époque où le génie de l’auteur de Marianne et du Paysan parvenu n’était pas encore reconnu. Ils en manquaient tellement qu’on lui a disputé la qualité même de romancier. « Et, enfin, sont-ce là des romans ? Mon Dieu non » écrivait Émile Faguet, « il croit avoir écrit un grand roman. Mais il n’a pas assez de matière, une assez grande richesse d’observations pour que ce qui environne sa figure centrale ait autant de réalité qu’elle en a ». Car un roman ne se reconnaît-il pas d’abord à son réalisme ? Et si l’on accordait à la fin du xixe siècle une (toute petite) place à Marivaux parmi les romanciers français, c’est qu’il avait tout de même ménagé à la réalité quelques entrées latérales. Marivaux était un « psychologue » un peu bavard, dont les « romans » ne valaient pas le théâtre, un esprit « féminin », disait encore Faguet. Des romans de jeunesse, de Pharsamon, du Télémaque travesti ou de La Voiture embourbée, il n’était guère question. Seuls Marianne et Jacob pouvaient prétendre à entrer par la porte de service dans le château des héros de romans. Marivaux n’était-il pas avant tout l’auteur de comédies raffinées, abstraites et chics ? Un auteur admirablement convenable pour la bourgeoisie de la Troisième République, en quête de distinction.
Le dernier demi-siècle de critique a fait justice de ces considérations, caricaturales sans doute, mais révélatrices, car elles dévoilent l’hypothèque majeure qui a obéré longtemps l’histoire du roman au xviiie siècle – et en partie, ajouterai-je, celle du théâtre. N’a-t-on pas systématiquement repéré, dans le théâtre du xviie siècle, une quête de la « réalité », dont témoigneraient le genre nouveau qu’était le drame et le développement « pittoresque » du spectacle ? Comme si l’intégration de tous les realia du théâtre dans une fiction cohérente, analogue à la peinture, avait visé une fidélité à la réalité et non un effet d’illusion sensible. Il était d’abord question de restaurer les pouvoirs de l’émotion. Ce qu’on a
appelé réalisme a donc donné le nord à la boussole critique, dans une histoire littéraire largement finaliste : notion qui, si l’on nous suit, n’a pas été inutile, en ce qu’elle a permis d’inscrire dans le canon quelques œuvres de Marivaux, mais qui les a reléguées dans une « préhistoire » du roman. Le dix-huitième siècle romanesque n’est alors qu’un prélude à l’âge d’or, celui qui, de Balzac à Flaubert et de Stendhal à Proust, déroule une suite de chefs d’œuvre incontestés.
On peut du reste s’interroger légitimement sur ce qu’a pu apporter cette notion de réalisme. Car si, comme dit Stendhal, « le roman est un miroir qui se promène sur une grande route », ce sont bien plutôt les pouvoirs de la fiction qui en commandent la magie et prennent le lecteur par la main. En dépit de Champfleury, le réalisme n’a jamais été qu’une affirmation polémique. Et la notion est encore moins pertinente quand on la sort de son époque. Que veut-on dire lorsqu’on qualifie de réaliste l’épisode célèbre de la querelle entre le cocher et la lingère dans La Vie de Marianne ? Cette scène a produit un effet d’extraordinaire indécence au xviiie siècle, de transgression morale, d’outrage au goût et aux mœurs. Sans doute est-il légitime de le rattacher au réalisme burlesque des xvie et xviie siècles pour ce qu’il contient de parodie épique. La Dutour brandit son aune comme Achille son épée ou Frère Jean des Entommeures sa croix de bois. Et l’auteur d’Homère travesti, le partisan des « modernes » qu’était Marivaux ne résiste pas souvent au plaisir de railler ces Anciens qu’on lui propose en modèles. Mais ce style romanesque est lui-même mis à distance, décalé, cité. Autrement dit, la stylisation « basse » d’un passage, conforme à cette tradition dont Erich Auerbach a montré qu’elle est liée à une relecture des codes hérités de l’Antiquité qui débute à la Renaissance, exerce un effet inverse d’anoblissement sur le récit qui l’encadre. Marianne est à la gêne de se voir princesse de boutique, mais l’humour du récit l’éloigne autant du comique burlesque que de l’amertume des illusions perdues. À moins que l’on ne vise la reconstitution du parler populaire, qui se rencontre aussi bien chez Molière que dans des pamphlets de toute sorte, dans le théâtre du genre « poissard », et qui, cantonnée dans une scène unique du roman, ne suffit pas pour apposer une étiquette réaliste sur La Vie de Marianne.
De grands travaux critiques, ceux de Henri Coulet, de Jean Sgard, de Frédéric Deloffre, de René Démoris ou de Michel Delon ont, plus
récemment, tracé une toute autre histoire, rendant à l’époque et au genre leur vie propre, à chaque auteur, à chaque œuvre, sa vie singulière. Il reste pourtant difficile d’éviter la référence au réalisme, qui, souvent a servi de pis aller pour l’analyse de passages ou de scènes célébrés à juste titre : le repas des dévotes, les plaisirs du nouveau bourgeois Jacob, dans sa robe de chambre doublée de soie rouge. Erich Auerbach avait désactivé, à sa façon, le concept de réalisme en l’ouvrant à l’ensemble des « représentations de la réalité » que permettait le terme de mimesis. L’empan si large de son regard aurait pu embrasser aussi bien le roman marivaudien que celui de Rétif ou de Diderot. Le propos de Jacques Guilhembet est ici, à l’inverse, assez précis pour atteindre la singularité du roman de Marivaux. Du roman ou plutôt des romans, puisqu’il saisit non seulement les deux grands textes classiques de l’auteur, mais aussi ces œuvres qu’on a regroupées sous le titre de « romans de jeunesse » dans la Bibliothèque de la Pléiade. L’auteur ne choisit pas une position de surplomb ou un regard panoramique. Ce qui lui importe, c’est un rapport direct, unique, personnel avec l’œuvre de Marivaux, une approche empathique et totalement respectueuse d’un univers romanesque infiniment particulier. La notion de concret, qui évite le système impliqué par le réalisme, lui permet de décrire un véritable « parti pris » du romancier et de caractériser précisément la démarche de l’écrivain.
Le « parti pris des choses » écrivait Francis Ponge. Et il y a de cela chez Marivaux. Jacques Guilhembet analyse ce qu’il appelle un « effet de concret » dans les romans de l’auteur, c’est à dire autant un effet de sens qu’un effet d’opacité. Quelques décennies avant l’Éloge de Richardson et Les deux Amis de Bourbonne, Marivaux donne à la vérité romanesque son effet : les « petites circonstances si liées à la chose », « les traits si simples, si naturels et si difficiles à imaginer » viennent sauver le roman de l’éloquence et de la poésie. Jacques Guilhembet saisit l’évocation des choses, des corps, des espaces, non à la manière d’un sémiologue (il se démarque de la démarche des sémiologues des objets), mais d’un poéticien qui serait sensible à la résurrection magique d’une époque. Le goût du concret, l’attention à l’univers des choses font entrer dans le roman une connaissance sensible du monde. Linges, boîtes, meubles, nourritures organisent un monde imaginaire et sensuel. Sans doute, la tradition burlesque est-elle ici présente, mais le dessein démystificateur qui la caractérise, et auquel Marivaux adhère, sans doute, cède le
premier rang à un bonheur d’être au monde qui compense largement les vicissitudes de la vie, les épreuves auxquelles sont soumis les héros. Un bon repas ou la tournure d’une robe, voilà le concret et une sorte de bonheur tangible. Voilà de quoi donner, avec de vraies images, une teinte d’humour au romanesque le plus caractérisé. Le concret n’inscrit aucune mystérieuse fascination pour le réel, aucun excédent d’angoisse. Il donne consistance, insistance et solidité au roman. C’est qu’il correspond aussi à une vision du monde, un monde avec lequel on peut composer en dépit de tout. C’est l’un des secrets de cette « extraordinaire invitation au pur plaisir du voyage » que l’auteur lit chez Marivaux et à laquelle il nous propose de répondre.
Pierre Frantz
Professeur de littérature française
à l’université Paris-Sorbonne
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-3054-1
- EAN : 9782812430541
- ISSN : 2258-1464
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3054-1.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/08/2014
- Langue : Français