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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : L’Œuvre romanesque de Marivaux. Le parti pris du concret
  • Auteur : Frantz (Pierre)
  • Pages : 9 à 12
  • Collection : L'Europe des Lumières, n° 33
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812430541
  • ISBN : 978-2-8124-3054-1
  • ISSN : 2258-1464
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3054-1.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/08/2014
  • Langue : Français
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PRÉFACE

Les romans de Marivaux manquaient de réalité, pensait-on à une époque où le génie de lauteur de Marianne et du Paysan parvenu nétait pas encore reconnu. Ils en manquaient tellement quon lui a disputé la qualité même de romancier. « Et, enfin, sont-ce là des romans ? Mon Dieu non » écrivait Émile Faguet, « il croit avoir écrit un grand roman. Mais il na pas assez de matière, une assez grande richesse dobservations pour que ce qui environne sa figure centrale ait autant de réalité quelle en a ». Car un roman ne se reconnaît-il pas dabord à son réalisme ? Et si lon accordait à la fin du xixe siècle une (toute petite) place à Marivaux parmi les romanciers français, cest quil avait tout de même ménagé à la réalité quelques entrées latérales. Marivaux était un « psychologue » un peu bavard, dont les « romans » ne valaient pas le théâtre, un esprit « féminin », disait encore Faguet. Des romans de jeunesse, de Pharsamon, du Télémaque travesti ou de La Voiture embourbée, il nétait guère question. Seuls Marianne et Jacob pouvaient prétendre à entrer par la porte de service dans le château des héros de romans. Marivaux nétait-il pas avant tout lauteur de comédies raffinées, abstraites et chics ? Un auteur admirablement convenable pour la bourgeoisie de la Troisième République, en quête de distinction.

Le dernier demi-siècle de critique a fait justice de ces considérations, caricaturales sans doute, mais révélatrices, car elles dévoilent lhypothèque majeure qui a obéré longtemps lhistoire du roman au xviiie siècle – et en partie, ajouterai-je, celle du théâtre. Na-t-on pas systématiquement repéré, dans le théâtre du xviie siècle, une quête de la « réalité », dont témoigneraient le genre nouveau quétait le drame et le développement « pittoresque » du spectacle ? Comme si lintégration de tous les realia du théâtre dans une fiction cohérente, analogue à la peinture, avait visé une fidélité à la réalité et non un effet dillusion sensible. Il était dabord question de restaurer les pouvoirs de lémotion. Ce quon a

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appelé réalisme a donc donné le nord à la boussole critique, dans une histoire littéraire largement finaliste : notion qui, si lon nous suit, na pas été inutile, en ce quelle a permis dinscrire dans le canon quelques œuvres de Marivaux, mais qui les a reléguées dans une « préhistoire » du roman. Le dix-huitième siècle romanesque nest alors quun prélude à lâge dor, celui qui, de Balzac à Flaubert et de Stendhal à Proust, déroule une suite de chefs dœuvre incontestés.

On peut du reste sinterroger légitimement sur ce qua pu apporter cette notion de réalisme. Car si, comme dit Stendhal, « le roman est un miroir qui se promène sur une grande route », ce sont bien plutôt les pouvoirs de la fiction qui en commandent la magie et prennent le lecteur par la main. En dépit de Champfleury, le réalisme na jamais été quune affirmation polémique. Et la notion est encore moins pertinente quand on la sort de son époque. Que veut-on dire lorsquon qualifie de réaliste lépisode célèbre de la querelle entre le cocher et la lingère dans La Vie de Marianne ? Cette scène a produit un effet dextraordinaire indécence au xviiie siècle, de transgression morale, doutrage au goût et aux mœurs. Sans doute est-il légitime de le rattacher au réalisme burlesque des xvie et xviie siècles pour ce quil contient de parodie épique. La Dutour brandit son aune comme Achille son épée ou Frère Jean des Entommeures sa croix de bois. Et lauteur dHomère travesti, le partisan des « modernes » quétait Marivaux ne résiste pas souvent au plaisir de railler ces Anciens quon lui propose en modèles. Mais ce style romanesque est lui-même mis à distance, décalé, cité. Autrement dit, la stylisation « basse » dun passage, conforme à cette tradition dont Erich Auerbach a montré quelle est liée à une relecture des codes hérités de lAntiquité qui débute à la Renaissance, exerce un effet inverse danoblissement sur le récit qui lencadre. Marianne est à la gêne de se voir princesse de boutique, mais lhumour du récit léloigne autant du comique burlesque que de lamertume des illusions perdues. À moins que lon ne vise la reconstitution du parler populaire, qui se rencontre aussi bien chez Molière que dans des pamphlets de toute sorte, dans le théâtre du genre « poissard », et qui, cantonnée dans une scène unique du roman, ne suffit pas pour apposer une étiquette réaliste sur La Vie de Marianne.

De grands travaux critiques, ceux de Henri Coulet, de Jean Sgard, de Frédéric Deloffre, de René Démoris ou de Michel Delon ont, plus

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récemment, tracé une toute autre histoire, rendant à lépoque et au genre leur vie propre, à chaque auteur, à chaque œuvre, sa vie singulière. Il reste pourtant difficile déviter la référence au réalisme, qui, souvent a servi de pis aller pour lanalyse de passages ou de scènes célébrés à juste titre : le repas des dévotes, les plaisirs du nouveau bourgeois Jacob, dans sa robe de chambre doublée de soie rouge. Erich Auerbach avait désactivé, à sa façon, le concept de réalisme en louvrant à lensemble des « représentations de la réalité » que permettait le terme de mimesis. Lempan si large de son regard aurait pu embrasser aussi bien le roman marivaudien que celui de Rétif ou de Diderot. Le propos de Jacques Guilhembet est ici, à linverse, assez précis pour atteindre la singularité du roman de Marivaux. Du roman ou plutôt des romans, puisquil saisit non seulement les deux grands textes classiques de lauteur, mais aussi ces œuvres quon a regroupées sous le titre de « romans de jeunesse » dans la Bibliothèque de la Pléiade. Lauteur ne choisit pas une position de surplomb ou un regard panoramique. Ce qui lui importe, cest un rapport direct, unique, personnel avec lœuvre de Marivaux, une approche empathique et totalement respectueuse dun univers romanesque infiniment particulier. La notion de concret, qui évite le système impliqué par le réalisme, lui permet de décrire un véritable « parti pris » du romancier et de caractériser précisément la démarche de lécrivain.

Le « parti pris des choses » écrivait Francis Ponge. Et il y a de cela chez Marivaux. Jacques Guilhembet analyse ce quil appelle un « effet de concret » dans les romans de lauteur, cest à dire autant un effet de sens quun effet dopacité. Quelques décennies avant lÉloge de Richardson et Les deux Amis de Bourbonne, Marivaux donne à la vérité romanesque son effet : les « petites circonstances si liées à la chose », « les traits si simples, si naturels et si difficiles à imaginer » viennent sauver le roman de léloquence et de la poésie. Jacques Guilhembet saisit lévocation des choses, des corps, des espaces, non à la manière dun sémiologue (il se démarque de la démarche des sémiologues des objets), mais dun poéticien qui serait sensible à la résurrection magique dune époque. Le goût du concret, lattention à lunivers des choses font entrer dans le roman une connaissance sensible du monde. Linges, boîtes, meubles, nourritures organisent un monde imaginaire et sensuel. Sans doute, la tradition burlesque est-elle ici présente, mais le dessein démystificateur qui la caractérise, et auquel Marivaux adhère, sans doute, cède le

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premier rang à un bonheur dêtre au monde qui compense largement les vicissitudes de la vie, les épreuves auxquelles sont soumis les héros. Un bon repas ou la tournure dune robe, voilà le concret et une sorte de bonheur tangible. Voilà de quoi donner, avec de vraies images, une teinte dhumour au romanesque le plus caractérisé. Le concret ninscrit aucune mystérieuse fascination pour le réel, aucun excédent dangoisse. Il donne consistance, insistance et solidité au roman. Cest quil correspond aussi à une vision du monde, un monde avec lequel on peut composer en dépit de tout. Cest lun des secrets de cette « extraordinaire invitation au pur plaisir du voyage » que lauteur lit chez Marivaux et à laquelle il nous propose de répondre.

Pierre Frantz

Professeur de littérature française
à luniversité Paris-Sorbonne