Avant-propos
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: L’Imperfection littéraire et artistique en Europe. Antiquité-xxie siècle
- Authors: Bonnier (Xavier), Laigneau-Fontaine (Sylvie)
- Pages: 9 to 24
- Collection: Encounters, n° 526
- Series: Rhetoric, style, semiotics, n° 9
Avant-propos
The crow doth sing as sweetly as the lark,
When neither is attended ; and I think
The nightingale, if she should sing by day,
When every goose is cackling, would be thought
No better a musician than the wren.
How many things by season season’d are
To their right praise and true perfection1 !
Au milieu des gros remous d’une mer vineuse et obscure, sur fond de violons paroxystiques, resurgit soudain le visage d’un vaillant jeune homme qui se retourne pour crier d’un air triomphal à son frère, resté quelques brasses derrière, épuisé et ahuri d’avoir été surclassé : « You want to know how I did it ? This is how I did it Anton : I never saved anything for the swim back2. » Quelques secondes après, augmentant encore la saveur et le prix d’une victoire aussi jubilatoire qu’improbable, Vincent ramène Anton sur le rivage et le sauve de la noyade. Telle est l’issue de l’angoissante course de nage nocturne et en pleine mer qu’il a pour la première fois gagnée contre un frère qui, lui, a toujours été meilleur dans l’exercice – comme d’ailleurs en toute espèce d’exercice imaginable –, parce qu’il a été génétiquement programmé. C’est qu’Anton, le cadet surdoué, a cessé ses efforts au moment où il a jugé trop dangereux de vouloir gagner à tout prix, au risque de compromettre fortement son 10retour vivant sur le rivage ; c’est son impeccable rationalité qui l’a décidé à faire demi-tour au moment le plus tardif possible, exactement au point, très littéral, de « non-retour », celui-ci ne pouvant sûrement pas venir plus tôt que celui de son frère. Le calcul de Vincent, au contraire, a été de se dire que les ressources physiques et mentales pour revenir seraient en lui décuplées par la fierté d’avoir vaincu non seulement un petit frère imbu de sa supériorité originelle et définitive, mais aussi tout un système de fécondation programmée sur catalogue qui relègue les enfants naturels à un statut de seconde classe.
Ce que nous apprend, ou nous invite à croire, cette scène romanesque du très sophistiqué Gattaca d’Andrew Niccol3, c’est que l’imperfection peut non seulement surclasser parfois la perfection, mais la surclasser en dehors de tout vrai hasard, précisément parce qu’elle est imperfection4. Vincent gagne parce qu’il est assez fou pour nager comme s’il n’avait qu’un trajet aller à faire, et que sa victoire n’a dans sa tête, contrairement à ce qui se passe dans celle d’Anton, strictement rien de conditionnel. C’est ce qui s’appelle faire mentir les probabilités, ces probabilités dont une post-modernité essentiellement anxieuse, donc avide de certitudes, se plaît à systématiser l’usage, depuis les études d’impact jusqu’aux applications technologiques sur le devenir de l’existence personnelle. Excusable dans ses premières intentions sans doute, critiquable dans ses dérives mortifères virtuellement infinies, et franchement pitoyable dans son incapacité à voir venir le camouflet que le facteur humain finit toujours par infliger à une rationalité devenue ivre d’elle-même, 11l’eugénisme, variante précoce du transhumanisme, est probablement le terrain doctrinal contemporain le plus pertinent pour évoquer les jeux savants et complexes du désir si profondément humain de perfection et de la difficile reconnaissance d’une imperfection qui peut parfois paradoxalement y concourir, y ressembler, ou y équivaloir.
Et pourtant, les unes des journaux ne se font toujours pas sur les trains qui arrivent à l’heure, ni – depuis longtemps déjà – sur les ordinateurs qui mettent les grands-maîtres échec et mat, pas plus que sur les têtes de série qui éliminent dès le premier tour d’un open de tennis les amateurs issus des qualifications : jusqu’à preuve du contraire, l’excellence l’emporte sur la médiocrité, la régularité harmonieuse sur la performance capricieuse, et la complétude des qualités requises sur leur bigarrure fantasque et effilochée. C’est précisément ce qui fait que la littérature, à l’instar des relais médiatiques, des arts plastiques et sans doute plus généralement de la démarche artistique en tant que telle, a toujours réservé un traitement de choix à ce tandem de la perfection et de l’imperfection, et qu’à la fois elle témoigne d’une inlassable et universelle quête de perfection, et valorise comme une forme inattendue de perfection supérieure les exploits stupéfiants dont se montre parfois capable l’imperfection elle-même. Il suffit d’incarner correctement, c’est-à-dire avec doigté, l’une et l’autre. Parvenir à l’œuvre parfaite, en particulier, est la rêverie éveillée de bien des héros et de bien des auteurs, depuis le Frenhofer du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac5 jusqu’au Flaubert désireux de faire un « livre sur rien6 », en passant par le Virgile de l’Énéide, incarnation de l’écriture parfaite aux yeux d’un Jules-César Scaliger qui ne voit au contraire en Homère qu’un pitoyable charlatan, un bonimenteur de foire (circulator). De même, déjouer les pronostics unanimement favorables à la machine de guerre imbattable et parfaite fait depuis longtemps le fonds de commerce non seulement du cinéma hollywoodien, qui décline ad nauseam la victoire topique du voisin de palier sur l’hercule survitaminé de service, mais aussi du récit littéraire ou sacré le plus ancien, que son héros aux mille insuffisances se nomme 12Ulysse ou David. Et lorsque, par extraordinaire, c’est le scénario le plus probable qui se réalise, ruinant les espoirs insensés du lecteur, le surnaturel prend le relais pour lui offrir une compensation éminemment morale, comme dans « L’Aigle du casque » hugolien7.
Ces matières aussi divertissantes que sérieuses faisaient l’objet d’une conversation informelle avec Sylvie Laigneau-Fontaine lorsqu’affleura l’idée que l’ampleur des phénomènes observables en liaison avec ce tandem redoutablement complexe de la perfection et de l’imperfection – ampleur encore accrue si aux productions narratives s’adjoignaient les discours argumentés de toute sorte – méritait l’investissement d’une approche académique, sous la forme d’un ample colloque en deux parties, et selon une distribution chronologique : à l’Université de Bourgogne d’accueillir les travaux portant sur l’imperfection littéraire et artistique depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du Moyen Âge, à celle de Rouen-Normandie d’accueillir les travaux sur son évolution de la Renaissance au xxie siècle. La quantité de références pouvant légitimement faire soupçonner l’importance qualitative de ces questionnements, il était toutefois à craindre que le sujet se révélât sinon épuisé (hypothèse fantaisiste, donc par avance rassurante), du moins très largement traité dans un cadre scientifique (hypothèse un peu plus inquiétante). Or, peu de travaux concrets ont été menés à bien sur le sujet en tant que question générale, le plus représentatif et le plus récent étant cependant un gros colloque à Cerisy en 2012, plus fortement porté, il est vrai, sur les Beaux-Arts (y compris la photographie et le cinéma d’animation), en petite partie seulement sur la littérature (avec du reste quelques très intéressantes communications), et ne proposant pas de réflexion théorique systématique sur les critères d’appréciation du parfait et de l’imparfait8. Le choix a donc été fait ici d’engager une traversée des époques réellement significative, depuis les origines de la littérature occidentale jusqu’aux 13créations de l’extrême contemporain, sans négliger les extensions, et parfois les échos et les contrepoints plus spécifiquement artistiques. Et s’il était bien entendu que chaque participant devait rester maître aussi bien de sa définition des notions en cause que de l’éventail textuel ou plastique de référence, il allait tout autant de soi que la réflexion aurait à aborder, à un moment ou à un autre, l’une au moins des articulations problématiques suivantes9 :
En premier lieu, perfection et imperfection n’ont jamais été entendues de la même façon selon le type de public, puisque sa composante majoritaire, qu’on peut appeler faute de mieux « populaire », ne se gêne pas pour brocarder ce qui fait le régal de sa partie la plus raffinée, celle de la fameuse « culture légitime » ou « dominante » des « héritiers » chère aux bourdieusiens10 ; l’inverse étant d’ailleurs symétriquement vrai, l’élite des fameuses « catégories socio-professionnelles supérieures » ne daignant que très rarement s’associer aux suffrages populaires, jugés bien peu regardants sur le degré de sophistication technique, la profondeur intertextuelle ou psychologique, et plus généralement le « goût » du produit culturel considéré11. Cette claudication sociologique de l’antinomie de base, certes assez grossière – et surtout saisie indépendamment des hybridations beaucoup plus fines mises au jour par les cultural studies depuis les années 1980 – peut se retrouver, mutatis mutandis, entre publics subdivisés selon d’autres critères, qu’il s’agisse cette fois de genre, de génération ou de mobilité géographique.
14En deuxième lieu, et les œuvres elles-mêmes en sont les témoins quotidiens, le public, même considéré comme unifié au-delà des divisions sociologiques qui viennent d’être évoquées, n’aura pas forcément les mêmes prédilections que les auteurs ou les artistes que pourtant il reconnaît et honore, souvent parce que les motifs réels de l’attachement d’un auteur ou d’un artiste à telle ou telle de ses œuvres peut fort bien ne pas compter du tout pour le public, même lorsqu’il en est averti, de sorte que ce que les uns jugent parfait ou idéal et qualifient de « chef-d’œuvre » peut ne plaire qu’à demi à celui ou celle qui l’a composé, quand il ne l’indispose pas par un succès jugé illogique et disproportionné, le cas le plus célèbre sans doute étant le regard bien différent que Voltaire et son public, surtout éloigné dans le temps, portent sur Candide et son théâtre tragique : c’est strictement l’inverse dans les deux cas12. Et inversement, les œuvres que leur auteur juge plus accomplies que les autres, mais que le public a boudées ou négligées, sont aussi légion13.
En troisième lieu, rien n’est vraiment stable, donc garanti ad uitam æternam, en matière d’appréciation esthétique pour une œuvre donnée, en raison de la pluralité bien souvent déconcertante des postérités – c’est bien pourquoi l’invocation grandiloquente à « la » postérité qui jugera une œuvre tient plus de l’effet de manche ou du vœu pieux que de la 15prophétie la plus perspicace. De même en effet que ce qu’une période méprise ou censure trouve souvent grâce dans la suivante (Van Gogh, qui avait gagné l’estime de certains confrères avant sa mort mais que son existence atypique a très rapidement sacralisé comme « peintre maudit », Feydeau et Pagnol de nos jours), inversement les idoles vivantes d’une génération peuvent être en quelques années précipitées dans les tristes eaux de l’Oubli ou, pour les plus « précieux », du Lac d’Indifférence : au xviiie siècle, le « grand Rousseau » a longtemps été Jean-Baptiste, le fin poète des cantates, successeur tout désigné du grand Racine, et non pas Jean-Jacques, qui du reste lisait le premier avec délices, et disait se promener avec un de ses exemplaires en poche… Deux siècles plus tard, le mince recueil poétique Toi et moi, de Paul Géraldy, paru en 1913, s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires, et toutefois, encore un peu connu dans l’entre-deux-guerres, son auteur est mort dans l’anonymat en 1983 ; même singulière défaveur en peinture pour Bernard Buffet, dont la cote n’a que modestement doublé depuis sa disparition alors qu’elle flambe d’ordinaire pour des artistes ayant atteint ce niveau de notoriété.
Ces quelques rappels trop rapides sur la complexité dans les faits d’une notion de prime abord assez limpide paraissent autoriser un retour plus serré sur la problématique à laquelle le colloque a tâché de fournir des réponses beaucoup plus fouillées ; et sans que leur succession corresponde forcément à l’ordre induit par les trois rappels en question, trois acquis sont à méditer :
Tout d’abord, la notion d’imperfection, comme celle de perfection sans doute, est loin de faire l’objet d’un consensus définitionnel, et ne le fera probablement jamais, puisqu’elle se dessine aux confins de règles plus ou moins explicites de production (en amont, pour simplifier) et d’un « goût » du côté de la réception dont on sait à quel point il décourage les tentatives de définition rationnelle.
Ensuite, les exemples d’ouvrages diversement reçus et commentés au fil des siècles sont si nombreux, et si hauts en couleur certains désaccords allant parfois jusqu’à de violentes polémiques, que cette même notion procure une voie d’accès particulière à l’œuvre, une porte d’entrée pour son étude et son commentaire : cette difficulté se révèle dès lors une chance de découvrir sous un angle particulier l’œuvre littéraire ou artistique, selon la question basique « qu’est-ce qui ne va pas dans cet 16ouvrage ? », ou selon son envers bien plus redoutable « à quoi tient-il que ce tableau soit réputé parfait ? »
Enfin, la recherche de la perfection ne semble pas forcément constituer un impératif pour l’auteur ou l’artiste. Qui sait même si certains ne s’efforcent pas de ne pas la viser, qu’il soit ou non tenu compte de l’attente majoritaire, à seule fin d’être plus fidèle à ce qui, une fois ressenti (ou médité, car Léonard de Vinci assène que la pittura è cosa mentale), doit s’exprimer coûte que coûte, sans concessions aux codes esthétiques du moment, même à ceux d’un petit cercle d’initiés compréhensifs, qui se feraient une joie de défendre l’aberration contre la tourbe des ignares ?
Par son importance critique, ce troisième acquis mérite une brève illustration, précisément dans le domaine pictural : le cas d’Edward Hopper, si prisé depuis plusieurs décennies, est en effet des plus instructifs. Des critiques ont émis la suggestion que, s’il avait été meilleur technicien, il aurait été moins grand peintre. Et nombre d’amateurs d’art partagent cette idée, assurément séduisante par sa finesse d’astéisme salonnard – qui n’est peut-être qu’un avatar pictural du vieux distinguo rhétorique entre sublime et stilus grande, ou sublime (en tant qu’effet qui ravit et transporte) et « style » sublime, comme le rappellera D. Scalco au sujet de Boileau et de Longin. Or, c’est un point de vue actuellement très discuté, comme le rappelle Michel André dans une recension (mai 2012) :
Hopper « ne peignait pas bien les gens », a par exemple écrit John Updike, et Clement Greenberg a fameusement déclaré : « Il se trouve que Hopper n’est pas un bon peintre ». Il ajoutait toutefois : « S’il était meilleur peintre, il ne serait sans doute pas un artiste aussi supérieur ». Walter Wells s’inscrit en faux contre de tels jugements. Hopper était un artiste lent et parcimonieux. […] Toutes ses œuvres étaient longuement préparées […]. Mais c’était un créateur qui maîtrisait parfaitement sa technique, tout à fait capable, par exemple, de restituer fidèlement les traits d’un visage. Lorsqu’il les laissait dans l’indistinction, c’était de propos délibéré, et s’il lui arrivait de violer les règles de la perspective, c’était en pleine connaissance de cause, à des fins dramatiques14.
Se présente ici, assurément, un cas flagrant de mise en cause de l’idée d’imperfection, et à un double titre, ou, comme on dit d’une position 17assiégée, sur deux flancs : d’une part, il y a visiblement consensus quant à l’effet produit sur le spectateur, les toiles du new-yorkais donnant l’impression d’être sommaires ou inachevées, mal finies en tout cas, et en ce sens, le concept d’imperfection sur le plan strictement technique semblerait ne pas être si subjectif : tout le monde peut voir que le rendu du détail n’a rien à voir avec une huile de Bronzino, d’Ingres ou de Klimt. Mais pourquoi chez ce peintre et pas chez un autre, pourquoi ce choix sur des sujets qui, a priori, invitent à une finition supérieure ? Et qu’est-ce qui se dit de mieux sans cette finition ? D’autre part, l’imperfection technique apparente pourrait résulter – c’est ce que dit clairement Walter Wells – d’un choix délibéré de la part de l’artiste, en une prise de risque radicale qui met aussi en cause, au passage, la démarche du spectateur lui-même, ses motivations esthétiques et le conditionnement de son univers. Hopper serait à ce compte beaucoup plus proche d’un Picasso, par exemple, que de n’importe quel peintre du dimanche, parce que, comme l’artiste espagnol, il aurait sciemment prêté le flanc à une critique aussi éruptive qu’infondée sur sa maladresse, ses lacunes techniques, son immaturité, sur le mode « il ne sait pas dessiner ! », voire « un gamin de six ans en ferait autant », quand ce n’est pas le faussement charitable « il faut voir ça de loin… »
S’ouvre ici un territoire un peu dangereux, car au-delà du sarcasme prudhommesque, des éloges de chapelle et des ergoteries sans fin sur la valeur esthétique d’une œuvre bien précise, se profilent les disputes inextinguibles sur la fonction de l’art – ou sur la Mission de l’Art. Tout commentaire porte en germe une théorisation qui hésite à s’expliciter, et c’est dans l’entre-deux pas toujours très sain du péremptoire et du non-dit que prospèrent les malentendus qui cimentent les réputations. Si les divergences de goût sont communément rapportées à une méprise sur le sens des mots, il faut malheureusement reconnaître qu’il en va de même pour la plupart de nos assentiments – ce que tentent de résorber, avec plus d’insistance que de succès objectif, la critique d’art et la critique littéraire.
Plusieurs communications mettront en évidence la finesse avec laquelle certains auteurs assument une imperfection censée favoriser à front renversé la réception de leur œuvre, et d’autres tendront même à montrer que ce distinguo entre l’impeccable achèvement stylistique et la vraie grandeur est devenu au fil des siècles un topos. Qui, comme 18tous les topoï, finit par devenir suspect, entre posture avant-gardiste et cache-misère aussi puéril que prévisible. Ce point-là aussi sera largement abordé, comme le sera, d’une imperfection donnée, un ostentatoire aveu plus rusé ou conventionnel qu’il n’y paraît, entre excusatio propter infirmitatem et révérence toute particulière envers d’illustres prédécesseurs dont on craint fort de ne pas se montrer digne – attitude apparemment plus en faveur et surtout plus codifiée à certaines époques qu’à d’autres.
À défaut de permettre une synthèse vraiment satisfaisante, les contributions à ce double colloque montrent aussi que l’imperfection n’est pas seulement transversale à toutes les activités humaines, qu’elles soient morales (la faillibilité humaine tient une grande place dans ce volume), techniques, artisanales, scientifiques ou artistiques, bref, culturelles au sens le plus extensif du terme : elle est probablement la caractéristique qui fait le plus considérer l’œuvre littéraire comme une œuvre d’art (plastique, musical ou autre), et réciproquement une œuvre d’art comme un texte littéraire.
Une dernière catégorie, qui n’a pas fait l’objet de l’une des études réunies dans ce volume, et qu’il faudrait appeler l’« imperfection-énigme », mérite enfin d’être mentionnée, et constituera la rapide contribution du co-directeur d’ouvrage au thesaurus de curiosités qu’il a le plaisir de présenter, une sorte d’écot en forme de perplexité : que faire d’un détail qui jure dans un ensemble, mais dont d’une part tout le monde ne s’aperçoit pas, à cause d’un défaut de connaissances générales (alors que tout le monde, ignorant, autodidacte ou surdiplômé, s’accorde à reconnaître que Hopper ne détaille pas les visages, par exemple), et dont d’autre part, une fois bien identifié, il est impossible de savoir s’il est le fait conscient de l’auteur de l’œuvre – et à ce moment-là, faut-il saluer ou blâmer la provocation ? – ou une simple inadvertance, peut-être due à un manque de vigilance, ou à un désir bien compréhensible de ne pas répéter un mot quitte à en employer un autre contextuellement inapproprié ? La première hypothèse conduira sans doute vers une appréciation plus positive que la seconde, le manque d’attention étant toujours beaucoup moins aisément pardonné que l’infraction délibérée. Mais en attendant, il est un peu vertigineux de penser que c’est le même détail qui fait naître des opinions diamétralement opposées. Pour prendre un exemple à la fois très récent, très littéraire et apparemment encore insoupçonné, que faire de ces albatros qu’Hervé Le Tellier signale en ouverture du huitième 19chapitre de la seconde partie de son roman L’Anomalie, Prix Goncourt 2020 ? Car en matière d’anomalie, ils en font une bien belle :
Portrait de Victor Miesel
en revenant
Mardi 29 juin 2021,
falaise d’Yport, Normandie
C’est là. Les genêts ploient sous le vent d’ouest, des albatros planent dans le ciel gris de la Manche. La brume qui monte de la mer délaie les contours des maisons blanches d’Yport, tout en bas. Victor est allongé dans l’herbe haute, et regarde les nuages. Une mouette se pose près de lui et Victor voudrait qu’elle s’approche encore, jusqu’à le toucher de ses ailes pour lui apporter un peu de cette vie primordiale, à lui qui n’est plus que doute. Il se redresse, marche vers la falaise, s’assied au bord du précipice et effleure du doigt la craie blanche, que la pluie a cent fois lavée15.
Pour parler rondement, ces albatros n’ont rien à faire ici, c’est-à-dire au-dessus de la Manche ; il n’est que de consulter la première encyclopédie venue : ce sont des oiseaux des mers du sud, Océan indien, Terres australes et antarctiques françaises, Atlantique sud ; il est vrai que trois espèces vivent dans l’hémisphère nord, mais c’est dans le Pacifique, du côté d’Hawaï, pas des plages normandes. En partant de cette invraisemblance factuelle, le lecteur est bien obligé de s’avouer les réalités suivantes :
–que tous les lecteurs ne l’auront pas forcément remarquée (c’est la question de culture générale évoquée supra), et que par conséquent, pour beaucoup, il s’agit d’un paragraphe tout à fait normal, cohérent, réussi, voire « parfait » – en ce sens au moins qu’il n’y a « rien à y redire » ; en conséquence, la présence d’une imperfection ne fait pas ici l’objet d’un débat sur sa valeur pénalisante ou valorisante, mais sur son existence même : en rhétorique judiciaire antique, le cas serait classé non pas amphidoxon, douteux, mais dysparakoloutheton, obscur, difficile à suivre (Barthes, 1970, p. 215).
–que l’explication selon laquelle l’albatros serait là pour éviter la répétition de « mouette » deux lignes plus bas n’est guère plausible, à la fois parce que la substitution par anticipation n’a pas grand sens – ce qu’il faudrait comparer, c’est l’utilité relative de 20–la même formule dans deux cotextes différents pour décider de l’emplacement à privilégier, or en ce cas précis, il faut en convenir, l’affaire est à peu près indémêlable ; et parce que d’autres substituts plus ou moins synonymiques pouvaient éviter l’emploi du substantif « mouette » à la première ligne, à commencer par « goëland », espèce avec laquelle la mouette est très souvent confondue, à tort certes et au grand scandale des ornithologues, mais sans grand dommage pour la compréhension.
–que la solution passe par le contexte et pas seulement le cotexte : s’agissant d’un auteur aussi cérébral et subtil qu’Hervé Le Tellier, grand contributeur à l’Oulipo (qu’il préside) et familier de tous les jeux d’écriture à contrainte, y compris la traduction d’œuvre factice, il ne serait pas étonnant que l’« erreur » soit délibérée, et destinée à faire doucement appel à une expertise d’un autre ordre de la part du lecteur, convoqué et provoqué comme adversaire et complice : d’une part, le fait de voir planer des albatros dans le ciel de la Manche peut être interprété comme un indice que le personnage allongé dans l’herbe, Victor Miesel, en réalité ne peut pas voir cela et déforme tout, probablement parce qu’il est déjà mort – il s’est suicidé au début de la première partie : cette vision est un songe, une hallucination, dont la victime doit flotter quelque part dans les limbes, mais l’auteur préfère laisser le lecteur le deviner, car ce qui jure dans le décor est la preuve élégante qu’il est irréel16 ; d’autre part, cette présence de l’albatros dans une région du monde où il ne peut logiquement se trouver peut légitimement être qualifiée d’anomalie, ce qui rappelle bien sûr le titre du roman, d’où un effet de mise en abyme qui incite même à penser que chaque chapitre peut-être en présente une, qui mise en regard de toutes les autres, donnerait le fin mot du sens dernier de ce roman.
–qu’en conséquence, surtout si l’on tient compte de l’inévitable connotation de l’oiseau problématique – qui dit « albatros » dit en effet Baudelaire et le symbole du vrai poète, impérial dans le ciel des pensées mais maladroit sur la terre des réalités matérielles –, 21–l’anomalie en question est une imperfection en trompe-l’œil, qui signe une finition supérieure et non pas une incompétence crasse de la part de l’auteur. Ce serait précisément parce que l’albatros n’a « rien à faire ici » qu’il aurait « tout pour être là ».
Telles sont quelques-unes des réflexions de base que pourraient susciter des cas énigmatiques de ce type, où l’imperfection en tant que telle n’a rien d’évident. Il faudrait alors relire de plus près les explicits de certains romans, la gaucherie apparente de certaines formules chez des stylistes pourtant chevronnés, la présence de détails insolites et parasitaires, ou au contraire certains manques – autant d’invitations à prolonger les recherches déployées dans ce volume.
L’architecture de ce dernier a fait l’objet d’une longue réflexion dans l’intérêt du lecteur. Avec quarante-quatre communications, souvent amendées et enrichies de nouvelles références, il n’était guère envisageable de proposer un chapitrage thématique, qui eût réduit la portée de bien des réflexions, car la notion centrale d’imperfection a aussi ceci de particulièrement fécond qu’elle a amené chaque auteur à tracer des parallèles, à esquisser des moments de rupture, à relativiser pièces en main le statut générique des productions littéraires et artistiques, de l’élégie au drame en passant par la fable et le roman, la sculpture de nu, la bande dessinée ou la chanson populaire. Regrouper sagement sous une tête de chapitre précise plusieurs contributions aurait diminué l’ampleur de vue de chacune sans ajouter à coup sûr au prix de l’ensemble. Il a donc été décidé de suivre sans artifice un parcours chronologique, ce qui permettra au passage, bien mieux qu’une subdivision thématique, de trouver rapidement sa période et ses auteurs et artistes de prédilection. Tout juste a-t-il paru légitime de placer telle ou telle communication très légèrement avant ou après son emplacement chronologique strict, lorsqu’elle voisinait de manière intéressante et profitable avec une autre. Mais globalement, les contributions se succèdent selon le déroulé de l’Histoire occidentale, l’Antiquité au début et l’extrême contemporain à la fin.
Le volume ira donc de la laideur d’un homme de génie qui n’a jamais écrit, Socrate, à la beauté de grandes blondes qui lisent n’importe quoi (chez Echenoz). Peu de lacunes chronologiques sont à déplorer, en dehors, comme c’était assez prévisible, des six siècles qui forment le haut Moyen 22Âge – mais nul doute que d’intenses réflexions auraient pu, et pourraient à l’avenir, être menées sur le statut de l’imperfection chez Fortunat, Bède le Vénérable ou Scot Érigène, voire dans la Chanson de Roland.
Le lecteur pourra ainsi successivement parcourir les œuvres fondatrices de Xénophon, de Denys d’Halicarnasse, d’Horace et de Cicéron, toujours à la lisière entre composition de première main, théorisation des techniques d’écriture, et jugement des conduites humaines ; il pourra également mieux connaître, sous ce jour particulier de l’imperfection éthique autant qu’esthétique, des auteurs moins fameux du début de notre ère comme Dion de Pruse, Arrien, Arnobe le chrétien, Symmaque l’anti-chrétien, avec en point d’orgue Augustin d’Hippone et son regard complexe sur ses œuvres de jeunesse ; quoique plus discrètement représenté, le Moyen Âge fournira bien sa part avec des œuvres de tout premier plan comme le roman d’Éneas, le Tristan de Béroul ou les Miracles de Notre-Dame de Gautier de Coinci ; une quantité non négligeable de travaux marquera ensuite la période dite « autour de 1500 », si fortement marquée par la Renaissance italienne et si riche de reprises, d’imitations et de querelles sur les qualités du style, depuis les poètes français du temps de Louis XII jusqu’à Montaigne, en passant par Codro Urceo, Angeriano, Scaliger, Amboise, Michel de l’Hospital, Des Périers, Pasquier, Charron et quelques autres ; ouvert avec la culture des salons et la culture singulière des Scudéry, l’Âge classique et néo-classique ferraillera au moins autant, et avec de nouvelles armes, sur cette question de l’imperfection, aussi bien chez les moralistes comme La Bruyère ou La Rochefoucauld que chez Montesquieu, et cela jusqu’au « Midi des Lumières », à la « Société du Bout-du-Banc » qui sabote l’élitisme littéraire, à l’Aufklärung de Kant et aux premiers éclats du romantisme d’un Schiller ; les grandes figures du xixe siècle, souvent fort disertes sur les tenants et aboutissants de leur poétique et la nullité de celle des autres, comme Chateaubriand, Mme de Staël, Gautier, Hugo, Musset, Stendhal, Balzac, Flaubert, Zola, seront également interrogées sous cet angle du rapport à l’imperfection langagière, notamment lorsqu’il est question d’intégrer la parlure du peuple dans l’œuvre littéraire, de distinguer le génie de la belle écriture, ou de redonner quelque lustre aux minores de l’Âge classique ; il n’est pas jusqu’aux auteurs étrangers de cette époque obsédée par les Beaux-Arts et la finitude humaine, comme Ella Hepworth Dixon, Mary Kyle Dallas, Gogol, Andersen, et 23bien d’autres, qui ne puissent narrer l’affrontement entre le sujet clivé par ses désirs et les doubles qu’il s’invente pour nier son imperfection, la dépasser ou l’exorciser ; enfin, comme il fallait s’y attendre, une plus grande diversité générique occupera l’empan des xxe et xxie siècles, puisqu’aux côtés des récits de Kafka, Gide, Malaquais, Tremblay, Michel Lambert et Echenoz, la poésie de Salah Stétié, celle de James Schuyler traduit par Dominique Fourcade, de même que la chanson de Barbara et la bande dessinée de Boulet donneront sinon la réplique, du moins un éclairage complémentaire susceptible de permettre une réévaluation, dans la création même, de la conscience de l’imperfection.
Si imparfait que puisse être à son tour ce recueil de travaux sur l’imperfection, il le serait assurément bien davantage si cet avant-propos oubliait de le dédier à la mémoire de l’un de ses contributeurs, Robert Kahn, collègue distingué, infatigable traducteur de grand talent, spécialiste reconnu de Benjamin et Kafka, et, l’un des auteurs de ces lignes peut en témoigner pour l’avoir côtoyé de nombreuses années à l’université de Rouen, modèle d’intégrité professionnelle.
Que les parages mystérieux où il repose désormais, en infini surplomb du terrier qui a fait l’objet de sa dernière production de chercheur, lui offrent pour toujours le plus parfait confort possible.
Xavier Bonnier
Université de Rouen-Normandie – CÉRÉdI
Sylvie Laigneau-Fontaine
Université de Bourgogne – CPTC
24Bibliographie
André Michel, 2012, « Les envoûtantes images d’Edward Hopper », Books, revue en ligne, recension de : Walter Wells, Un théâtre silencieux : l’art d’Edward Hopper, [2007], trad. R. Crevier, Paris, Phaidon, 2011. Adresse URL : https://www.books.fr/les-envoutantes-images-dedward-hopper (consulté le 24/06/21).
Arasse Daniel, 2000, « La femme dans le coffre », dans On n’y voit rien. Descriptions, Paris, Gallimard, coll. « folio ».
Barjavel René, 1966 remanié en 1971, La Faim du tigre, Paris, Denoël.
Barthes Roland, 1970, « L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire », Communications no 16, p. 172-229.
Baudelaire Charles [1853], 1980, « Les drames et les romans honnêtes », La Semaine théâtrale, dans Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins ».
Bourdieu Pierre, 1979, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éd. de Minuit.
Houellebecq Michel, 1997, Rester vivant, Paris, Flammarion, « Librio ».
Hugo Victor [1857], 1979, La Légende des siècles, vol. I, Paris, Garnier-Flammarion.
Le Tellier Hervé, 2020, L’Anomalie, Paris, Gallimard, nrf.
Shakespeare William [1595], The Merchant of Venice, dans William Shakespeare, The complete Works, éd. P. Alexander, London/Glasgow, Collins, 1990. François-Victor Hugo, traducteur, Le Marchand de Venise, dans Œuvres complètes de Shakespeare, Paris, Pagnerre, 1872.
1 Shakespeare [1595], 1990, Le Marchand de Venise, V, 1, p. 250b. Traduction de F.-V. Hugo : « Le corbeau chante aussi bien que l’alouette / Pour qui n’y fait pas attention, et je crois / Que, si le rossignol chantait le jour, / Quand les oies croassent, il ne passerait pas / Pour meilleur musicien que le roitelet. / Que de choses n’obtiennent qu’à leur saison / leur juste assaisonnement de louange et de perfection ! » (1872).
2 « Tu veux savoir comment j’ai fait ? Voilà comment j’ai fait, Anton : je n’ai jamais rien économisé pour le retour ».
3 Sortie au Canada et aux États-Unis en 1997, diffusion en France en 1998 sous le titre Bienvenue à Gattaca. Vincent est incarné par Ethan Hawke, Anton par Loren Dean.
4 Premier né, Vincent souffre de petits défauts physiques qui lui interdisent la carrière spatiale qu’il ambitionne, c’est un « enfant naturel » qui n’aura que des emplois subalternes dans cette société eugéniste ; échaudés par l’expérience, les parents ont alors soigneusement configuré leur second enfant, Anton, qui bénéficie d’un capital génétique de tout premier ordre. Mais Vincent parvient à s’infiltrer frauduleusement dans un programme spatial de prestige, et son frère cadet, Anton, policier de haut rang, le démasque au cours d’une enquête ; le défi de la course en mer a été imposé par Vincent pour prouver à son frère qu’il mérite sa place malgré son usurpation d’identité. Confirmation a contrario de cette supériorité inattendue de l’être humain de naissance naturelle sur les enfants « fabriqués », l’assassinat violent d’un cadre important des opérations spatiales, imputé par la police à un intrus non programmé – qui aurait donc pu être Vincent –, se trouve n’être autre que le directeur en second, qui brandit pour sa défense un dossier de configuration génétique totalement dépourvu de prédisposition à la violence. Et, de fait, il a assassiné de sang-froid, sans crainte, ni colère, ni regret – pour ne pas être privé du pilotage d’une mission sur Titan, possible tous les soixante-dix ans seulement.
5 Rappelons qu’il n’aboutit plus qu’à un indémêlable assortiment de formes et de couleurs illisible et confus pour ceux qui le découvrent : à force d’améliorer son tableau, il l’a rendu immonde.
6 Lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852, consultable en ligne sur le site Flaubert du CÉRÉdI (https://flaubert.univ-rouen.fr/jet/public/correspondance/trans.php?corpus=correspondance&id=9900, consulté le 24/06/21).
7 Puisque le jeune Angus, qui a pour lui le bon droit, la jeunesse, la fragilité, le courage et la bonté, se fait massacrer comme un vil gibier dans de grands éclats de rire par le géant Tiphaine, lui-même bientôt becqueté à mort par l’aigle d’airain qui orne son cimier, et qui venge ainsi l’enfant en prenant le Ciel à témoin. La perfection du Mal a certes vaincu l’imperfection du Bien, mais s’est fait châtier par la Perfection suprême. Voir La Légende des siècles, XVII, « Avertissements et châtiments », p. 381-390.
8 Le colloque s’intitule Regarder l’œuvre d’art (2) : L’Imperfection (27 août – 3 septembre 2012) ; les Actes sont consultables en ligne (http://www.ccic-cerisy.asso.fr/imperfection12.html#Annie_BRISSET, consulté le 24/06/21).
9 Par commodité, le terme de « perfection » sera à partir d’ici (et dans cet avant-propos seulement) synonyme d’excellence, de qualité maximale, sommitale, pas forcément exempte du moindre défaut, et celui d’« imperfection » sera synonyme de piètre qualité, d’importance négligeable, de réalisation esthétiquement décevante et insuffisante, sans qu’il faille non plus y voir un désastre absolu ou l’absence de toute qualité.
10 C’est par exemple la réaction atterrée du personnage de Jean-Jacques Castella, chef d’entreprise et self-made man peu familier avec les codes de la culture classique (incarné par J.-P. Bacri) devant les premières répliques d’une représentation de Bérénice au théâtre public de Rouen (« Oh putain, c’est en vers… », souffle-t-il à sa femme, qui l’y a traîné (Le Goût des autres, réal. A. Jaoui, mars 2000). Pour les catégories de Pierre Bourdieu, voir évidemment La Distinction. Critique sociale du jugement (1979).
11 Voir par exemple les lignes où Baudelaire (1980, p. 455) éreinte paisiblement Émile Augier, « l’un des chevaliers du bon sens » dont les pièces suscitent pourtant un « engouement » très certain ; ou plus récemment, l’article au vitriol « Jacques Prévert est un con » de M. Houellebecq (1997, p. 65-68). Baudelaire et Houellebecq ont ici en commun la détestation de la démagogie, origine sous-estimée de ce que certains appellent le « mauvais goût » ou la vulgarité.
12 Puisque Voltaire eût mieux aimé rester dans les mémoires pour son théâtre tragique ou sa Henriade (favorablement reçue d’ailleurs de son vivant) que pour « cette coïonnerie » de conte philosophique en prose (sur l’importance idéologique duquel, cependant, il ne s’était nullement mépris). Et puisque l’univers de la chanson ne sera pas absent, il faudrait aussi songer au mécontentement de Nino Ferrer devant le succès de ses compositions les plus fantaisistes (Mirza, Le Téléfon, Les cornichons, etc.), non parce qu’il en avait honte et les trouvait mauvaises, mais parce que leur immense succès avait incité sa maison de production à ne plus l’encourager que dans cette voie.
13 Barjavel mettait La Faim du tigre (1966) au-dessus de toutes ses œuvres (« je donnerais tous mes livres pour celui-ci. », écrit-il dans l’apostrophe) ; le succès a pourtant été très moyen, et l’œuvre n’a pas fait oublier Ravage ni Le Voyageur imprudent – en grande partie parce qu’il s’agit d’un essai où l’auteur s’est laissé aller à une sorte de prose poétique un peu incantatoire et lyrique, ce qui lui a aliéné beaucoup de ses lecteurs habitués à plus de sécheresse et d’efficacité narrative. Et l’on verra, dans la communication de Robert Kahn, que la sélection par Kafka lui-même des ouvrages qu’il jugeait seuls dignes d’être sauvés des flammes ne recoupe pas vraiment celle du public, dans sa plus large et durable acception (qui, aujourd’hui, préfère sincèrement Le Soutier au Procès ?). En remontant encore plus haut et pour d’autres raisons, liées à l’inexorable mouvement de sécularisation et de vulgarisation de la culture, le lecteur contemporain a du mal à partager la préférence pétrarquienne pour le Secretum (voire l’épopée juvénile de l’Africa, quoiqu’inachevée) au détriment du Canzoniere (que son auteur appelait plus modestement Rerum vulgarium fragmenta ou, en toscan, Rime sparse…).
14 Sur les jeux pervers avec la perspective, qui ne vont pas toujours jusqu’à la violer frontalement, et dont les exemples ne manquent pas même bien avant le xxe siècle, voir par exemple les explications de D. Arasse (2000), p. 147 sq.
15 Le Tellier, 2020, p. 265.
16 Ce genre de jeu d’indices sur une narration de longue durée qui a rapport avec les effets de distorsion du temps se retrouve au cinéma avec par exemple Inception, dont la scène finale est sujette à d’âpres controverses, les exégètes mobilisant qui la toupie, qui l’alliance au doigt de Cobb, qui les paroles des enfants, pour prouver qu’elle est ou non réelle.
- CLIL theme: 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
- ISBN: 978-2-406-12137-4
- EAN: 9782406121374
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12137-4.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-17-2021
- Language: French
- Keyword: Concept, défauts, idéal, histoire littéraire, littérature grecque, littérature latine, littérature du Moyen Âge, littérature de la Renaissance, âge classique, siècle des Lumières