Préface
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : L’Identité du diplomate (Moyen Âge-xixe siècle). Métier ou noble loisir ?
- Auteur : Bély (Lucien)
- Pages : 7 à 10
- Collection : Rencontres, n° 471
- Série : Histoire, n° 8
Article de collectif : 1/33 Suivant
Préface
Pendant longtemps le « diplomate » n’a pas existé puisque le mot même n’apparaît vraiment qu’au temps de la Révolution française, pour s’imposer ensuite dans de très nombreuses langues. Au cours du xviiie siècle pourtant, le « corps diplomatique » semble déjà faire son apparition, en particulier dans les écrits du chevalier d’Éon.
Au-delà des mots, les sociétés anciennes se représentaient bien un ambassadeur, un envoyé, un résident, un négociateur, un simple agent, un secrétaire, un consul et, même si les froissements d’honneur restaient fréquents, les distinctions entre eux se faisaient en apparence aisément. Le représentant officiel n’avait pas le même « caractère » selon l’importance du souverain ou de la république auprès duquel il était accrédité, selon le dessein politique aussi, selon son origine sociale enfin. L’historien lui-même voit intuitivement ces figures différentes et devine bien les milieux dont ils étaient issus. Il conçoit aussi que la plus grande diversité régnait. Nulle définition juridique ne s’imposait vraiment dans un monde qui aimait pourtant tout classer, comme si, dans le dialogue que les États esquissaient entre eux, ils avaient voulu avoir les mains libres pour désigner leurs représentants, c’est-à-dire leur porte-parole, les interprètes de leurs intérêts et de leurs volontés. Ce livre est né du désir intellectuel de comprendre le lien entre d’un côté des personnalités assumant une mission d’ordre politique, engageant parfois le sort de populations entières, et de l’autre les sociétés et les cultures dont ils étaient issus, sur lesquelles ils s’appuyaient et dont ils étaient partie prenante.
Dans ce magnifique recueil, Indravati Félicité a rassemblé des études originales et profondes sur ce métier si singulier qu’il n’en était peut-être pas un, pour une longue période qui va du Moyen Âge au xixe siècle.
Aucun critère de type social ne définissait le métier de négociateur. Celui-ci avait simplement un certain accès à la sphère étroite de l’action 8politique, telle qu’elle s’exprimait par la volonté du souverain ou de l’autorité souveraine. Néanmoins, une cohérence marquait ce petit monde diplomatique : il se caractérisait par une formation de qualité née de la force persistante des universités européennes et des échanges si vivaces dans la République des Lettres ; par un mode de vie et des valeurs communes à toutes les noblesses européennes, ce qui rendait souvent nécessaire pour les diplomates une fortune personnelle pour leur permettre de tenir leur rang à l’étranger et de faire honneur à leurs souverains ; enfin par une langue habituelle, le latin d’abord, l’italien ensuite, enfin le français.
Ce bel ouvrage marque une étape historiographique importante parce qu’il permet de mieux voir comment ces traits très généraux sont confirmés ou infirmés selon les situations ou les circonstances. Nous sommes dans les strates supérieures de la société, les élites. Un riche négociant, Mesnager, a négocié à Londres en 1711, ce qui permit l’ouverture d’un congrès de paix à Utrecht. Louis XIV le récompensa entre autres d’un compliment : « Monsieur, vous m’avez si bien servi par le passé que je ne doute pas que vous ne me serviez encore mieux à l’avenir, si c’est possible. » Il le nomma troisième plénipotentiaire au congrès, après un maréchal de France, le marquis d’Huxelles, et un abbé, Polignac, déjà promis à la pourpre cardinalice. Dans le monde diplomatique, il est question de ducs ou de cardinaux, mais aussi de moines et de marchands, de peintres et de médecins, de religieuses ou de courtisanes. Les hommes du peuple sont bien sûr plus rares mais, à y regarder de plus près, nous trouvons des porteurs de message bien modestes et des hommes engagés dans des tractations locales. Un notable piémontais se déguisait en paysan pour venir négocier à Pignerol en 1693 avec le futur maréchal de Tessé.
La diplomatie créait également des situations sociales extraordinaires. Saint-Simon qualifia d’« amphibie » le marquis de Saint-Romain, conseiller d’État d’épée, sans être noble d’épée, et qui avait des abbayes sans être d’Église : ces honneurs et ces bénéfices récompensaient en fait les services qu’il rendait dans d’importantes négociations internationales.
Le choix d’un négociateur était chose sensible. Le ministre des Affaires étrangères Torcy raconte dans son Journal comment le chancelier 9de Pontchartrain a essayé d’arrêter la nomination de l’abbé de Polignac en 1709 : « M. le Chancelier ne put s’empêcher de dire à moitié bas que son esprit, son éloquence et sa vivacité seraient peut-être à craindre. Le roi lui fit redire ce que Sa Majesté n’avait entendu qu’à demi, et le mauvais office ne laissa pas de faire quelque impression1. » Une telle réflexion dessine le profil du négociateur, qui devait savoir rester à sa place, ne pas chercher à briller, ne pas tenter de brusquer les événements, ne pas prendre trop d’initiatives. Il devait accepter les règles du jeu. S’il échouait, même avec l’approbation de son gouvernement, il serait jugé peu capable, s’il réussissait, tout le succès reviendrait à ceux qui le dirigeaient de loin, et bien sûr à l’autorité souveraine qui ratifiait l’accord.
La simple approche sociale débouche également sur des interrogations plus larges. Un diplomate défendait les intérêts de son prince, de son pays, de ses compatriotes. Une interrogation apparaît souvent désormais dans les recherches historiques : défendait-il aussi ses propres intérêts, ceux de son milieu, de sa famille ? Une autre interrogation affleure : sur quels réseaux sociaux et culturels un diplomate s’appuyait-t-il pendant ses missions, dans son propre pays et à l’étranger ?
En tout cas, le refus du négociateur de métier se faisait parfois brutal, au nom d’une simplicité, d’une véracité, d’une authenticité contrastant avec l’artifice, la dissimulation, la prudence qui convenaient au diplomate. À la fin de 1709, Torcy, secrétaire d’État des affaires étrangères, annonça à l’abbé de Polignac que Louis XIV avait l’intention de l’employer dans les futures négociations de paix. Alors que la situation de la France était dramatique, Fénelon écrivit au duc de Chevreuse, ministre secret, toujours pour contrer une telle nomination : « En un mot je ne voudrais pas un négociateur de métier qui mît en usage toutes les règles de l’art ; je voudrais un homme d’une réputation qui dissipât tout ombrage et qui mît les cœurs en repos. Au nom de Dieu raisonnez-en, en toute simplicité avec le bon [duc de Beauvillier, ministre et beau-frère de Chevreuse] ; M. de T[orcy] ne voudra qu’un homme de métier et dépendant de lui2. » La pénétrante formule de 10l’archevêque de Cambrai, dont on sait la subtile intelligence, a offert une piste que ce livre a suivie, offrant au lecteur une somme impressionnante de connaissances et de réflexions.
Lucien Bély
Sorbonne Université
1 Journal du marquis de Torcy, pour les années 1709, 1710, 1711, Frédéric Masson éd., Paris, 1903, p. 127-128.
2 Fénelon, Correspondance de Fénelon, tome XIV, Guerre, négociations, théologie, Jean Orcibal, Jacques Le Brun et Irénée Noye éditeurs, Genève, Droz, 1992, Fénelon au duc de Chevreuse, 18 novembre 1709, p. 167.
- Thème CLIL : 3382 -- HISTOIRE -- Histoire générale et thématique -- Europe
- ISBN : 978-2-406-10466-7
- EAN : 9782406104667
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10466-7.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 16/11/2020
- Langue : Français
- Mots-clés : Monde diplomatique, caractère, négociateur, métier, élites, approche sociale, souverains, représentants, diversité