Introduction
- Prix de l’Académie française Diane Potier-Boès 2022
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Expérience du Levant à l’automne de la Renaissance. Le « Voyage de Constantinople »
- Pages : 37 à 41
- Collection : Géographies du monde, n° 29
Introduction
Lors de son passage à Constantinople, en 1583, Jean Palerne eut l’occasion d’assister à un spectacle donné par le grand vizir à l’occasion des fêtes de la circoncision du jeune Mehmet. Le ministre, souhaitant rappeler un des grands faits d’armes de sa carrière ainsi que l’une des belles victoires que l’Empire obtint au détriment des nations chrétiennes, fit venir sur la place de l’hippodrome, devant les ambassadeurs occidentaux et orientaux rassemblés, de petits châteaux de bois montés sur des roues. Le spectacle devait représenter plusieurs batailles – dont la prise de Chypre de 1571 – en proposant une lecture de l’histoire à l’avantage des Ottomans. Des deux châteaux, le premier était occupé par les Turcs, l’autre par les « Chrestiens » :
Le grand Bachat pour estre recognu quelque grand guerrier, voulu avoir cest honneur de commencer, et à ceste fin il fit amener en la place deux chasteaux de bois, peincts de couleurs diverses, montes sur rouës, & garnis de leurs tours, remparts, et artilleries, l’un desquels estoit gardé par les Turcs, sur les tourelles duquel estoyent enseignes en nombre, de couleur rouge, blanc, & vert : l’autre par les Chrétiens, armés à la Francque, avec leurs cuirasses & casque en teste, ausquels on avoit baillé des drapeaux ayant la croix blanche, qu’ils pouvoyent avoir autresfoys gaignés en quelque rencontre, ou prise de ville : & à chascun chasteau, y avoit trente chevaux, qui faisoyent des sorties : après ils contraignirent les Chrestiens se retirer en leur fort qui fut assiegé, & battu de furie : en fin ayant recogneu la bresche raisonable, commencerent à marcher à l’assault, avec leurs cris et hurlemens accoutumés, où ils ne trouverent pas grande résistance1.
L’épisode rappelle le poids des luttes qui opposent depuis le xve siècle États occidentaux et Empire ottoman. La pantomime donnée sur ordre du « Grand bachat » montre que, malgré l’instauration de relations diplomatiques plus denses à la fin du xvie siècle, un fort climat conflictuel perdure entre les deux espaces. La simplicité de la mise en scène met 38d’ailleurs tous les « Chrestiens » sur un même plan, en les opposant de façon manichéenne aux forces ottomanes. Le spectacle donné devant les ambassadeurs témoigne d’une volonté de construire un récit aussi épique que possible des batailles ottomanes, car la pièce prend place dans une mise en scène plus vaste destinée à souligner la puissance du sultan, puisque les festivités qui animent sa capitale regroupent les dignitaires des différents pays tout en les contraignant à apprécier un spectacle qui les moquait.
Jean Palerne donne en fait à voir la lutte symbolique que se livrent puissances occidentales et Empire ottoman. En choisissant de relater l’épisode, Palerne rejoue en mode mineur l’affrontement des civilisations ; c’est certainement pour lui une façon de dire à son lecteur qu’il n’est plus supportable d’accepter les brimades répétées auquel le sultan soumet les peuples qu’il combat. Il vient alimenter, par la description même du spectacle, la vieille rhétorique du choc des chrétiens contre les musulmans et, ce faisant, il semble reprendre à son compte un discours de croisade auquel il ne croit pas nécessairement. Il ne s’agit donc plus tant de dire que deux parties du monde s’opposent, mais de constater que ce conflit se retrouve symboliquement dans les textes. Le discours du voyageur en terre ottomane, par son existence même, traduit une volonté de s’opposer à l’envahisseur. D’une certaine façon, la volonté de domination symbolique qui préludait à la mise en scène des « chasteaux de bois » trouve une réponse partielle dans le fait même qu’elle prend place dans le récit. C’est bien à une « opération d’expulsion2 », pour reprendre les mots d’Anne Duprat, que se livre l’auteur, puisque le voyageur est bien obligé de constater la réalité de la puissance ottomane. Ce faisant, Palerne s’inscrit dans une rhétorique anti-ottomane dont l’on trouve la présence dans tout le xvie siècle. Ainsi, quand il parvient à Constantinople, le voyageur atteint aussi le cœur d’une puissance politique et militaire qui, assurée de sa force, expose les dissensions qui l’opposent à l’Occident.
Il paraît donc primordial, pour mieux comprendre les caractéristiques du discours des voyageurs sur le Levant et la façon dont ils perçoivent 39cet espace, de rappeler brièvement les circonstances historiques de l’affrontement. D’autant que le voyageur porte symboliquement celui-ci au cœur de l’Empire. En franchissant les frontières de la Turquie d’Europe il défie en quelque sorte le sultan oppresseur. Le compte-rendu de l’expérience, tel qu’il prend corps par le biais du récit, alimente donc une rhétorique générale de confrontation des blocs, telle que l’a développée tout le xvie siècle. La question reste cependant entière de savoir pour quelles raisons des hommes de bonne famille entreprennent de partir au Levant. Il est vrai que le développement des entreprises individuelles de voyage sur le chemin de Constantinople accompagne celui de la diplomatie. Les « affaires » ont permis à de jeunes hommes aux origines moins glorieuses que d’autres de se faire un nom. Busbecq, bâtard légitimé par Charles Quint, en est un exemple. C’est à sa carrière de diplomate qu’il dut, en grande partie, de pouvoir s’approcher de la famille impériale, au point de devenir conseiller de Ferdinand Ier et précepteur de ses enfants3.
L’exemple de l’ambassadeur flamand est suggestif à bien des égards, dans la mesure où l’on peut faire l’hypothèse que le récit qu’il a tiré de sa périlleuse ambassade était aussi un moyen, pour lui, de concrétiser par le texte sa maîtrise des normes sociales correspondant au rang qu’il avait atteint. Il s’affiche, dans les lettres qui composent sa relation, et tout en faisant montre de son obéissance à son prince, comme personnage principal de l’action4. L’expérience le distingue. L’orientation pragmatique du texte, qui multiplie les références sans pour autant que le récit s’apparente à une exposition didactique, semble du reste partagée par les autres voyageurs de même rang. Erich Auerbach expliquait ainsi que le début de l’époque moderne voyait l’émergence d’une forme « nouvelle de culture générale » qui trouvait corps dans un refus affiché de la spécialisation rendue nécessaire par l’expansion des connaissances5. Or, le récit de voyage met le voyageur face à la disparate du monde, elle l’expose à la diversité des peuples, des coutumes, des religions, des modes de 40gouvernement, etc. Mais le voyageur de la fin du xvie siècle est lui-même exposé à la littérature déjà rédigée sur le sujet. Dans sa préface, le chevalier de Villamont refuse symboliquement de « s’authoriser ». Ce refus est en fait à lire comme l’affirmation de sa conscience de classe6. En rejetant toute assimilation à la classe des savants, il indique qu’il appartient au contraire à celles des honnêtes hommes qui, pour reprendre encore une fois Auerbach, cherche à allier les vertus de courage à une connaissance étendue, mais pas nécessairement approfondie, des choses du monde7.
Un dernier point reste à aborder : en quelle mesure le texte de voyage, s’il peut être envisagé comme outil d’affirmation sociale, offre-t-il un cadre spécifique de mise en avant de la personnalité de l’auteur au début de l’époque moderne ? Le respect des normes de la civilité, posent les conditions de son exposition. Si la notion de civilité prend corps dans le courant du xvie siècle en se substituant progressivement à la courtoisie chevaleresque, elle en retient cependant certains aspects8. Elle est complétée, notamment dans le domaine français, par la notion d’honnêteté qui définit des normes morales propres à la noblesse9, parmi lesquelles le courage est essentiel. Or, l’écriture du voyage, comme celle des mémoires – Villamont ne parle-t-il pas du « mémoire de ses voyages » ? – fait de cette qualité l’un des cœurs du portrait des voyageurs. Le récit met en tension la peinture sincère de l’expérience singulière d’un homme avec son inscription nécessaire dans le paysage social et culturel de son époque et de sa classe. En ce sens, il semble bien que le texte de voyage, qui reprend certaines caractéristiques de l’écriture mémorielle, se constitue à l’époque comme un espace inédit 41d’exposition de la personnalité, tant parce qu’elle y est soumise à la contrainte du principe didactique sur lequel repose l’écriture viatique, que parce qu’elle pourrait bien être brimée par « l’entreglosement » permanent auquel ces textes sont soumis.
Conjointement à l’établissement des normes de la civilité, c’est l’individu qui trouve une place sur la scène du voyage. Celui-ci interagit avec un groupe fictif, celui de ses lecteurs, auprès desquels il cherche une forme de reconnaissance. Or, ce processus de reconnaissance que le voyageur déclenche correspond à cette façon qu’a l’homme moderne de vouloir se distinguer du groupe tout en cherchant dans la proximité qu’il maintient avec lui l’assurance qu’il appartient à une communauté précise10. Non seulement il n’y avait aucune raison que le processus de self-fashioning ne s’acclimate pas au texte de voyage, mais ce dernier semblait, surtout à partir du moment où une nouvelle classe de voyageurs apparaissait sur la scène, en quelque sorte prédisposé. Le texte, dans sa nature profondément dialogique, est ainsi le lieu d’un échange très fort entre les différents ouvrages qui constituent la matière orientale des bibliothèques à l’époque ; exposé à la redite du fait du parcours emprunté par le voyageur et en raison de l’énorme bibliographie qui le précède déjà à l’époque, le pérégrin doit trouver d’autres voies pour justifier de son intérêt. Parmi celles-ci, la personnalité du voyageur lui-même est une des plus manifestes.
1 J. Palerne, op. cit., p. 464-465.
2 A. Duprat, « “L’Orientalisme rétrospectif” : nouveaux regards sur les transferts culturels Orient/Occident dans les littératures européennes d’Ancien Régime », Études culturelles, anthropologie culturelle et comparatisme ?, XXVe Congrès de la SFLGC, 3-5 septembre 2008, A. Dominguez Leiva, S. Hubier, Ph. Chardin et D. Souiller, Dijon, Paris, Les Éditions du Murmure, 2010, vol. 2/2, p. 161.
3 I. Dalle, Un Européen chez les Turcs : Auger Ghiselin de Busbecq (1521-1591), Paris, Fayard, 2008, p. 85 et 290-291.
4 D. Ménager, « Lettres d’ambassadeurs », in L’Épistolaire au xvie siècle, Cahiers V. L. Saulnier 18, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2001, p. 236.
5 E. Auerbach, Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, traduit par Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1998, p. 308.
6 N. Elias a bien montré, dans La Civilisation des mœurs, que la fin du xvie et le début du xviie siècle marque le passage à une société plus structurée, dans laquelle une classe dominante, « composée d’éléments sociaux de couches diverses », cherchait à affirmer son statut par la mise en place progressive d’un contrôle social sur les individus qui la constituaient. La mobilité sociale accrue permise à la Renaissance a offert la possibilité à des hommes – les humanistes en sont un exemple – de se hisser à un niveau de reconnaissance qui leur permettait soit de côtoyer, soit d’intégrer l’aristocratie. Il fallait donc bien que celle-ci continue à marquer sa différence. La Civilisation des mœurs, traduit par F. Laurent et P. Kamintzer, Paris, Pocket, 2003, p. 114-115.
7 E. Auerbach, op. cit., p. 236.
8 N. Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 101.
9 E. Bury, « À la recherche d’une synthèse française de la civilité : l’honnêteté et ses sources » dans A. Montandon (éd.), Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe, Clermont-Ferrand, France, Presses Univ Blaise Pascal, 1994, p. 179.
10 N. Elias, La Société des individus, trad. par J. Etoré, Paris, Pocket, 2015, p. 214-215.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10846-7
- EAN : 9782406108467
- ISSN : 1775-3503
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-10846-7.p.0037
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 16/06/2021
- Langue : Français