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Classiques Garnier

Introduction

  • Prix de l’Académie française Diane Potier-Boès 2022
  • Publication type: Book chapter
  • Book: L’Expérience du Levant à l’automne de la Renaissance. Le « Voyage de Constantinople »
  • Pages: 37 to 41
  • Collection: World Geographies, n° 29
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406108467
  • ISBN: 978-2-406-10846-7
  • ISSN: 1775-3503
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-10846-7.p.0037
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-16-2021
  • Language: French
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Introduction

Lors de son passage à Constantinople, en 1583, Jean Palerne eut loccasion dassister à un spectacle donné par le grand vizir à loccasion des fêtes de la circoncision du jeune Mehmet. Le ministre, souhaitant rappeler un des grands faits darmes de sa carrière ainsi que lune des belles victoires que lEmpire obtint au détriment des nations chrétiennes, fit venir sur la place de lhippodrome, devant les ambassadeurs occidentaux et orientaux rassemblés, de petits châteaux de bois montés sur des roues. Le spectacle devait représenter plusieurs batailles – dont la prise de Chypre de 1571 – en proposant une lecture de lhistoire à lavantage des Ottomans. Des deux châteaux, le premier était occupé par les Turcs, lautre par les « Chrestiens » :

Le grand Bachat pour estre recognu quelque grand guerrier, voulu avoir cest honneur de commencer, et à ceste fin il fit amener en la place deux chasteaux de bois, peincts de couleurs diverses, montes sur rouës, & garnis de leurs tours, remparts, et artilleries, lun desquels estoit gardé par les Turcs, sur les tourelles duquel estoyent enseignes en nombre, de couleur rouge, blanc, & vert : lautre par les Chrétiens, armés à la Francque, avec leurs cuirasses & casque en teste, ausquels on avoit baillé des drapeaux ayant la croix blanche, quils pouvoyent avoir autresfoys gaignés en quelque rencontre, ou prise de ville : & à chascun chasteau, y avoit trente chevaux, qui faisoyent des sorties : après ils contraignirent les Chrestiens se retirer en leur fort qui fut assiegé, & battu de furie : en fin ayant recogneu la bresche raisonable, commencerent à marcher à lassault, avec leurs cris et hurlemens accoutumés, où ils ne trouverent pas grande résistance1.

Lépisode rappelle le poids des luttes qui opposent depuis le xve siècle États occidentaux et Empire ottoman. La pantomime donnée sur ordre du « Grand bachat » montre que, malgré linstauration de relations diplomatiques plus denses à la fin du xvie siècle, un fort climat conflictuel perdure entre les deux espaces. La simplicité de la mise en scène met 38dailleurs tous les « Chrestiens » sur un même plan, en les opposant de façon manichéenne aux forces ottomanes. Le spectacle donné devant les ambassadeurs témoigne dune volonté de construire un récit aussi épique que possible des batailles ottomanes, car la pièce prend place dans une mise en scène plus vaste destinée à souligner la puissance du sultan, puisque les festivités qui animent sa capitale regroupent les dignitaires des différents pays tout en les contraignant à apprécier un spectacle qui les moquait.

Jean Palerne donne en fait à voir la lutte symbolique que se livrent puissances occidentales et Empire ottoman. En choisissant de relater lépisode, Palerne rejoue en mode mineur laffrontement des civilisations ; cest certainement pour lui une façon de dire à son lecteur quil nest plus supportable daccepter les brimades répétées auquel le sultan soumet les peuples quil combat. Il vient alimenter, par la description même du spectacle, la vieille rhétorique du choc des chrétiens contre les musulmans et, ce faisant, il semble reprendre à son compte un discours de croisade auquel il ne croit pas nécessairement. Il ne sagit donc plus tant de dire que deux parties du monde sopposent, mais de constater que ce conflit se retrouve symboliquement dans les textes. Le discours du voyageur en terre ottomane, par son existence même, traduit une volonté de sopposer à lenvahisseur. Dune certaine façon, la volonté de domination symbolique qui préludait à la mise en scène des « chasteaux de bois » trouve une réponse partielle dans le fait même quelle prend place dans le récit. Cest bien à une « opération dexpulsion2 », pour reprendre les mots dAnne Duprat, que se livre lauteur, puisque le voyageur est bien obligé de constater la réalité de la puissance ottomane. Ce faisant, Palerne sinscrit dans une rhétorique anti-ottomane dont lon trouve la présence dans tout le xvie siècle. Ainsi, quand il parvient à Constantinople, le voyageur atteint aussi le cœur dune puissance politique et militaire qui, assurée de sa force, expose les dissensions qui lopposent à lOccident.

Il paraît donc primordial, pour mieux comprendre les caractéristiques du discours des voyageurs sur le Levant et la façon dont ils perçoivent 39cet espace, de rappeler brièvement les circonstances historiques de laffrontement. Dautant que le voyageur porte symboliquement celui-ci au cœur de lEmpire. En franchissant les frontières de la Turquie dEurope il défie en quelque sorte le sultan oppresseur. Le compte-rendu de lexpérience, tel quil prend corps par le biais du récit, alimente donc une rhétorique générale de confrontation des blocs, telle que la développée tout le xvie siècle. La question reste cependant entière de savoir pour quelles raisons des hommes de bonne famille entreprennent de partir au Levant. Il est vrai que le développement des entreprises individuelles de voyage sur le chemin de Constantinople accompagne celui de la diplomatie. Les « affaires » ont permis à de jeunes hommes aux origines moins glorieuses que dautres de se faire un nom. Busbecq, bâtard légitimé par Charles Quint, en est un exemple. Cest à sa carrière de diplomate quil dut, en grande partie, de pouvoir sapprocher de la famille impériale, au point de devenir conseiller de Ferdinand Ier et précepteur de ses enfants3.

Lexemple de lambassadeur flamand est suggestif à bien des égards, dans la mesure où lon peut faire lhypothèse que le récit quil a tiré de sa périlleuse ambassade était aussi un moyen, pour lui, de concrétiser par le texte sa maîtrise des normes sociales correspondant au rang quil avait atteint. Il saffiche, dans les lettres qui composent sa relation, et tout en faisant montre de son obéissance à son prince, comme personnage principal de laction4. Lexpérience le distingue. Lorientation pragmatique du texte, qui multiplie les références sans pour autant que le récit sapparente à une exposition didactique, semble du reste partagée par les autres voyageurs de même rang. Erich Auerbach expliquait ainsi que le début de lépoque moderne voyait lémergence dune forme « nouvelle de culture générale » qui trouvait corps dans un refus affiché de la spécialisation rendue nécessaire par lexpansion des connaissances5. Or, le récit de voyage met le voyageur face à la disparate du monde, elle lexpose à la diversité des peuples, des coutumes, des religions, des modes de 40gouvernement, etc. Mais le voyageur de la fin du xvie siècle est lui-même exposé à la littérature déjà rédigée sur le sujet. Dans sa préface, le chevalier de Villamont refuse symboliquement de « sauthoriser ». Ce refus est en fait à lire comme laffirmation de sa conscience de classe6. En rejetant toute assimilation à la classe des savants, il indique quil appartient au contraire à celles des honnêtes hommes qui, pour reprendre encore une fois Auerbach, cherche à allier les vertus de courage à une connaissance étendue, mais pas nécessairement approfondie, des choses du monde7.

Un dernier point reste à aborder : en quelle mesure le texte de voyage, sil peut être envisagé comme outil daffirmation sociale, offre-t-il un cadre spécifique de mise en avant de la personnalité de lauteur au début de lépoque moderne ? Le respect des normes de la civilité, posent les conditions de son exposition. Si la notion de civilité prend corps dans le courant du xvie siècle en se substituant progressivement à la courtoisie chevaleresque, elle en retient cependant certains aspects8. Elle est complétée, notamment dans le domaine français, par la notion dhonnêteté qui définit des normes morales propres à la noblesse9, parmi lesquelles le courage est essentiel. Or, lécriture du voyage, comme celle des mémoires – Villamont ne parle-t-il pas du « mémoire de ses voyages » ? – fait de cette qualité lun des cœurs du portrait des voyageurs. Le récit met en tension la peinture sincère de lexpérience singulière dun homme avec son inscription nécessaire dans le paysage social et culturel de son époque et de sa classe. En ce sens, il semble bien que le texte de voyage, qui reprend certaines caractéristiques de lécriture mémorielle, se constitue à lépoque comme un espace inédit 41dexposition de la personnalité, tant parce quelle y est soumise à la contrainte du principe didactique sur lequel repose lécriture viatique, que parce quelle pourrait bien être brimée par « lentreglosement » permanent auquel ces textes sont soumis.

Conjointement à létablissement des normes de la civilité, cest lindividu qui trouve une place sur la scène du voyage. Celui-ci interagit avec un groupe fictif, celui de ses lecteurs, auprès desquels il cherche une forme de reconnaissance. Or, ce processus de reconnaissance que le voyageur déclenche correspond à cette façon qua lhomme moderne de vouloir se distinguer du groupe tout en cherchant dans la proximité quil maintient avec lui lassurance quil appartient à une communauté précise10. Non seulement il ny avait aucune raison que le processus de self-fashioning ne sacclimate pas au texte de voyage, mais ce dernier semblait, surtout à partir du moment où une nouvelle classe de voyageurs apparaissait sur la scène, en quelque sorte prédisposé. Le texte, dans sa nature profondément dialogique, est ainsi le lieu dun échange très fort entre les différents ouvrages qui constituent la matière orientale des bibliothèques à lépoque ; exposé à la redite du fait du parcours emprunté par le voyageur et en raison de lénorme bibliographie qui le précède déjà à lépoque, le pérégrin doit trouver dautres voies pour justifier de son intérêt. Parmi celles-ci, la personnalité du voyageur lui-même est une des plus manifestes.

1 J. Palerne, op. cit., p. 464-465.

2 A. Duprat, « “LOrientalisme rétrospectif” : nouveaux regards sur les transferts culturels Orient/Occident dans les littératures européennes dAncien Régime », Études culturelles, anthropologie culturelle et comparatisme ?, XXVe Congrès de la SFLGC, 3-5 septembre 2008, A. Dominguez Leiva, S. Hubier, Ph. Chardin et D. Souiller, Dijon, Paris, Les Éditions du Murmure, 2010, vol. 2/2, p. 161.

3 I. Dalle, Un Européen chez les Turcs : Auger Ghiselin de Busbecq (1521-1591), Paris, Fayard, 2008, p. 85 et 290-291.

4 D. Ménager, « Lettres dambassadeurs », in LÉpistolaire au xvie siècle, Cahiers V. L. Saulnier 18, Paris, Éditions rue dUlm, 2001, p. 236.

5 E. Auerbach, Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, traduit par Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1998, p. 308.

6 N. Elias a bien montré, dans La Civilisation des mœurs, que la fin du xvie et le début du xviie siècle marque le passage à une société plus structurée, dans laquelle une classe dominante, « composée déléments sociaux de couches diverses », cherchait à affirmer son statut par la mise en place progressive dun contrôle social sur les individus qui la constituaient. La mobilité sociale accrue permise à la Renaissance a offert la possibilité à des hommes – les humanistes en sont un exemple – de se hisser à un niveau de reconnaissance qui leur permettait soit de côtoyer, soit dintégrer laristocratie. Il fallait donc bien que celle-ci continue à marquer sa différence. La Civilisation des mœurs, traduit par F. Laurent et P. Kamintzer, Paris, Pocket, 2003, p. 114-115.

7 E. Auerbach, op. cit., p. 236.

8 N. Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 101.

9 E. Bury, « À la recherche dune synthèse française de la civilité : lhonnêteté et ses sources » dans A. Montandon (éd.), Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe, Clermont-Ferrand, France, Presses Univ Blaise Pascal, 1994, p. 179.

10 N. Elias, La Société des individus, trad. par J. Etoré, Paris, Pocket, 2015, p. 214-215.