Introduction
- Prix de l’Académie française Diane Potier-Boès 2022
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Expérience du Levant à l’automne de la Renaissance. Le « Voyage de Constantinople »
- Pages : 171 à 173
- Collection : Géographies du monde, n° 29
Introduction
En prenant la suite de nombreux autres voyageurs, en s’inscrivant dans un corpus plus large dont ils entendent montrer qu’ils connaissent les plus fameux textes, les auteurs ne semblent pas nécessairement chercher la nouveauté, l’inédit, sinon pour eux-mêmes. Quoique l’on ne sache que peu de choses des conditions de rédaction réelles des récits, il est cependant évident que Du Fresne, comme Busbecq, Palerne, Sandys ou Della Valle avaient à leur disposition, directement ou non, des récits de voyage antérieurs. Busbecq lui-même rappelle que la route de la ville du sultan a été arpentée par de nombreux voyageurs, ce qui lui ôte tout réel caractère de nouveauté. Philippe du Fresne parle de vouloir « faire le voyage de Constantinople1 ». L’emploi du déterminant défini montre à quel point, à la fin du xvie siècle, l’exercice semblait codifié. Cela laisse donc supposer que le texte qu’il tire du voyage, dans lequel il en relate les événements, repose sur un certain nombre de principes génériques qui font du récit de voyage à Constantinople une sorte de sous-genre du récit de voyage à la Renaissance. Il suggère aussi que l’espace dans lequel il progresse a déjà largement été dit. L’écriture viatique, pour François Hartog, repose forcément sur une logique du palimpseste : « Jamais le récit n’est surgissement originel, il est toujours pris dans un autre récit et le parcours du récit est aussi le parcours d’autres récits2 ». Cela est naturellement le cas pour un homme qui entreprend de partir en Orient et de l’écrire, parce que l’Orient est le lieu de tous les récits fondateurs, de toutes les mythologies. Son espace est fondamentalement stratigraphique3, assemblant des couches de passé que le voyageur occidental, quand il est lettré et qu’il veut se montrer tel, entreprend de révéler4. 172Mais ce « toujours déjà dit » se fait encore plus prégnant à partir de la fin du xvie siècle parce que le Turc, en s’y établissant, lui a conféré une notoriété nouvelle. Les voyageurs partent avec le poids de la bibliothèque sur leurs épaules.
Les récits de voyage au Levant prennent ainsi, à la fin de la Renaissance, une singulière épaisseur temporelle. Le voyageur reconnaît dans le paysage les traces de civilisations passées que ses lectures lui ont fait connaître et qu’il se réapproprie, en quelque sorte, in situ, pour mieux considérer leur désagrégation progressive. Le monde, à la Renaissance apparaît, plus que jamais, comme un livre ouvert, dont le voyageur relie les pages éparses en rédigeant lui-même son ouvrage5. Le touriste aisé qui parcourt le Levant vient vérifier dans la géographie la vérité des textes anciens. Il est, pour reprendre une typologie propre à Christine Montalbetti, soumis au complexe de « Victor Bérard6 », du nom de l’helléniste qui entreprit, au xixe siècle de reconstituer, en arpentant les lieux mêmes de l’œuvre, l’odyssée d’Ulysse. Les voyageurs ne cherchent certes pas tous dans les lieux qu’ils arpentent les souvenirs de leurs lectures mais ils récupèrent clairement les fragments d’une culture qui leur est chère. De la sorte, leur formulation du monde ottoman, du très Proche-Orient en fait, intervient aussi comme une sorte de réappropriation de l’histoire de l’Occident. Parce que c’est le regard du voyageur qui unifie cet espace, qui lui donne sa cohérence temporelle, et parce que c’est lui, aussi, qui contrairement au « turc barbare » est en mesure de le déchiffrer.
Sur la scène de ce monde en palimpseste, le rédacteur doit trouver sa place, entre risque de redite et mise en avant de compétences personnelles. Le « je » se construit donc par le discours. Or la constitution de l’ethos du voyageur ne peut s’opérer qu’en considération du lecteur auquel l’ouvrage s’adresse. Celui-ci fonctionne en effet comme une sorte de miroir dans lequel l’auteur doit pouvoir trouver son reflet. À ceci près que, dans le cadre de l’écriture viatique, le narrateur participe à la fabrication du miroir ou plutôt, s’il ne peut totalement maîtriser cette 173dernière, il est en capacité d’orienter son reflet. Derrière l’affirmation de vérité sous-tendue par le principe mimétique sur lequel repose le genre – et qui est même, à l’époque, l’un de ses rares principes pleinement affirmé – il y a une part de fictionnalisation de la personnalité du voyageur. Cette dernière subit les influences de la culture de l’auteur, mais elle doit également répondre aux objectifs que ce dernier, plus ou moins consciemment, lui assigne. Ceux-ci s’inscrivent nécessairement dans le cadre d’une valorisation du viateur dont la délimitation lui appartient pleinement.
Le voyageur tâche de se démarquer de la figure du savant en adoptant une attitude qui ressemble à bien des égards à celle du « touriste » cultivé. Son périple a déjà été suivi par d’autres hommes plus compétents que lui. En s’exposant au risque de la redondance, qu’il ne peut d’ailleurs éviter totalement, il choisit aussi de chercher d’autres voies qui lui permettront de se distinguer. Il semble ainsi que les voyageurs aient un rapport à l’espace différent de celui que pouvait avoir leurs prédécesseurs. Dans cette période charnière du début de la période moderne, le voyageur se fait passant, arpenteur d’un monde qu’il cherche à déchiffrer. Cette construction d’un ethos de voyageur curieux passe par une mise en scène du moi qui semble à bien des égards inédite. Face au lecteur, avec lequel il entretient une proximité nouvelle – malgré les nuances qu’implique pareille remarque – il adopte des masques successifs qui lui permettent de se mettre en valeur mais qui tendent également à faire de l’Orient une scène sur laquelle il évolue avec un certain détachement. Cette connivence nouvelle qu’il entretient avec son destinataire implique que le voyageur réoriente son récit pour satisfaire un public dont il pense que les goûts ont évolué. L’empreinte sociologique du public des voyageurs implique qu’il y ait évolution de la place du savoir dans les textes. C’est dans ce rapport à la connaissance, au sens le plus large, que s’exprime à nos yeux le plus l’ambiguïté de la curiosité du voyageur occidental. En retrouvant dans les paysages du Levant ses racines antiques, il brouille, comme le font les cartographes à la même époque, les frontières entre chrétienté et monde ottoman7. Le travail d’inventaire du voyageur entre dans le cadre d’une interrogation sur les limites des mondes.
1 Ph. du Fresne, Le Voyage du Levant, op. cit., p. 212 – trad. p. 2.
2 F. Hartog, op. cit., p. 440.
3 B. Westphal, Géocritique, Paris, Les Éditions de Minuit, 2007, p. 223.
4 B. Westphal rappelle que la Renaissance, et c’est un changement essentiel par rapport au Moyen Âge, construit un rapport à l’espace sur le mode de « l’hypotaxe ». Le Monde plausible, op. cit., p. 50.
5 Christine Montalbetti fait de Montaigne le représentant caractéristique de la Renaissance et de la façon que cette période a de concevoir le voyage comme un livre d’apprentissage. Le Voyage, le monde et la bibliothèque, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 120-121.
6 Ibid., p. 65-66.
7 P. Brummett, Mapping the Ottomans : Sovereignty, Territory, and Identity in the Early Modern Mediterranean, New York, Cambridge University Press, 2015, p. 83.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10846-7
- EAN : 9782406108467
- ISSN : 1775-3503
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-10846-7.p.0171
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 16/06/2021
- Langue : Français