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Classiques Garnier

Introduction

  • Prix de l’Académie française Diane Potier-Boès 2022
  • Publication type: Book chapter
  • Book: L’Expérience du Levant à l’automne de la Renaissance. Le « Voyage de Constantinople »
  • Pages: 171 to 173
  • Collection: World Geographies, n° 29
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406108467
  • ISBN: 978-2-406-10846-7
  • ISSN: 1775-3503
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-10846-7.p.0171
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-16-2021
  • Language: French
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Introduction

En prenant la suite de nombreux autres voyageurs, en sinscrivant dans un corpus plus large dont ils entendent montrer quils connaissent les plus fameux textes, les auteurs ne semblent pas nécessairement chercher la nouveauté, linédit, sinon pour eux-mêmes. Quoique lon ne sache que peu de choses des conditions de rédaction réelles des récits, il est cependant évident que Du Fresne, comme Busbecq, Palerne, Sandys ou Della Valle avaient à leur disposition, directement ou non, des récits de voyage antérieurs. Busbecq lui-même rappelle que la route de la ville du sultan a été arpentée par de nombreux voyageurs, ce qui lui ôte tout réel caractère de nouveauté. Philippe du Fresne parle de vouloir « faire le voyage de Constantinople1 ». Lemploi du déterminant défini montre à quel point, à la fin du xvie siècle, lexercice semblait codifié. Cela laisse donc supposer que le texte quil tire du voyage, dans lequel il en relate les événements, repose sur un certain nombre de principes génériques qui font du récit de voyage à Constantinople une sorte de sous-genre du récit de voyage à la Renaissance. Il suggère aussi que lespace dans lequel il progresse a déjà largement été dit. Lécriture viatique, pour François Hartog, repose forcément sur une logique du palimpseste : « Jamais le récit nest surgissement originel, il est toujours pris dans un autre récit et le parcours du récit est aussi le parcours dautres récits2 ». Cela est naturellement le cas pour un homme qui entreprend de partir en Orient et de lécrire, parce que lOrient est le lieu de tous les récits fondateurs, de toutes les mythologies. Son espace est fondamentalement stratigraphique3, assemblant des couches de passé que le voyageur occidental, quand il est lettré et quil veut se montrer tel, entreprend de révéler4. 172Mais ce « toujours déjà dit » se fait encore plus prégnant à partir de la fin du xvie siècle parce que le Turc, en sy établissant, lui a conféré une notoriété nouvelle. Les voyageurs partent avec le poids de la bibliothèque sur leurs épaules.

Les récits de voyage au Levant prennent ainsi, à la fin de la Renaissance, une singulière épaisseur temporelle. Le voyageur reconnaît dans le paysage les traces de civilisations passées que ses lectures lui ont fait connaître et quil se réapproprie, en quelque sorte, in situ, pour mieux considérer leur désagrégation progressive. Le monde, à la Renaissance apparaît, plus que jamais, comme un livre ouvert, dont le voyageur relie les pages éparses en rédigeant lui-même son ouvrage5. Le touriste aisé qui parcourt le Levant vient vérifier dans la géographie la vérité des textes anciens. Il est, pour reprendre une typologie propre à Christine Montalbetti, soumis au complexe de « Victor Bérard6 », du nom de lhelléniste qui entreprit, au xixe siècle de reconstituer, en arpentant les lieux mêmes de lœuvre, lodyssée dUlysse. Les voyageurs ne cherchent certes pas tous dans les lieux quils arpentent les souvenirs de leurs lectures mais ils récupèrent clairement les fragments dune culture qui leur est chère. De la sorte, leur formulation du monde ottoman, du très Proche-Orient en fait, intervient aussi comme une sorte de réappropriation de lhistoire de lOccident. Parce que cest le regard du voyageur qui unifie cet espace, qui lui donne sa cohérence temporelle, et parce que cest lui, aussi, qui contrairement au « turc barbare » est en mesure de le déchiffrer.

Sur la scène de ce monde en palimpseste, le rédacteur doit trouver sa place, entre risque de redite et mise en avant de compétences personnelles. Le « je » se construit donc par le discours. Or la constitution de lethos du voyageur ne peut sopérer quen considération du lecteur auquel louvrage sadresse. Celui-ci fonctionne en effet comme une sorte de miroir dans lequel lauteur doit pouvoir trouver son reflet. À ceci près que, dans le cadre de lécriture viatique, le narrateur participe à la fabrication du miroir ou plutôt, sil ne peut totalement maîtriser cette 173dernière, il est en capacité dorienter son reflet. Derrière laffirmation de vérité sous-tendue par le principe mimétique sur lequel repose le genre – et qui est même, à lépoque, lun de ses rares principes pleinement affirmé – il y a une part de fictionnalisation de la personnalité du voyageur. Cette dernière subit les influences de la culture de lauteur, mais elle doit également répondre aux objectifs que ce dernier, plus ou moins consciemment, lui assigne. Ceux-ci sinscrivent nécessairement dans le cadre dune valorisation du viateur dont la délimitation lui appartient pleinement.

Le voyageur tâche de se démarquer de la figure du savant en adoptant une attitude qui ressemble à bien des égards à celle du « touriste » cultivé. Son périple a déjà été suivi par dautres hommes plus compétents que lui. En sexposant au risque de la redondance, quil ne peut dailleurs éviter totalement, il choisit aussi de chercher dautres voies qui lui permettront de se distinguer. Il semble ainsi que les voyageurs aient un rapport à lespace différent de celui que pouvait avoir leurs prédécesseurs. Dans cette période charnière du début de la période moderne, le voyageur se fait passant, arpenteur dun monde quil cherche à déchiffrer. Cette construction dun ethos de voyageur curieux passe par une mise en scène du moi qui semble à bien des égards inédite. Face au lecteur, avec lequel il entretient une proximité nouvelle – malgré les nuances quimplique pareille remarque – il adopte des masques successifs qui lui permettent de se mettre en valeur mais qui tendent également à faire de lOrient une scène sur laquelle il évolue avec un certain détachement. Cette connivence nouvelle quil entretient avec son destinataire implique que le voyageur réoriente son récit pour satisfaire un public dont il pense que les goûts ont évolué. Lempreinte sociologique du public des voyageurs implique quil y ait évolution de la place du savoir dans les textes. Cest dans ce rapport à la connaissance, au sens le plus large, que sexprime à nos yeux le plus lambiguïté de la curiosité du voyageur occidental. En retrouvant dans les paysages du Levant ses racines antiques, il brouille, comme le font les cartographes à la même époque, les frontières entre chrétienté et monde ottoman7. Le travail dinventaire du voyageur entre dans le cadre dune interrogation sur les limites des mondes.

1 Ph. du Fresne, Le Voyage du Levant, op. cit., p. 212 – trad. p. 2.

2 F. Hartog, op. cit., p. 440.

3 B. Westphal, Géocritique, Paris, Les Éditions de Minuit, 2007, p. 223.

4 B. Westphal rappelle que la Renaissance, et cest un changement essentiel par rapport au Moyen Âge, construit un rapport à lespace sur le mode de « lhypotaxe ». Le Monde plausible, op. cit., p. 50.

5 Christine Montalbetti fait de Montaigne le représentant caractéristique de la Renaissance et de la façon que cette période a de concevoir le voyage comme un livre dapprentissage. Le Voyage, le monde et la bibliothèque, Paris, Presses Universitaires de France, 1997, p. 120-121.

6 Ibid., p. 65-66.

7 P. Brummett, Mapping the Ottomans : Sovereignty, Territory, and Identity in the Early Modern Mediterranean, New York, Cambridge University Press, 2015, p. 83.