[Introduction à la troisième partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: L’Épreuve du fantôme dans la littérature des Lumières
- Pages: 235 to 236
- Collection: Enlightenment Europe, n° 87
Le fantôme interroge autant ce qui est perçu (matière, esprit, composé, rien) que la nature de la perception : l’enfant perçoit-il différemment de l’adulte, existe-t-il des manières de sentir qui ne relèveraient pas du corps, l’homme détient-il un sens particulier différent des animaux, l’intuition1 a-t-elle rapport aux sens, quelle mémoire du corps conserve la réminiscence2 ? Sur la période qui conduit de l’empirisme de la fin du xviie siècle à la physiologie des années 1760, la question de la sensibilité de l’invisible, qu’il corresponde à un intelligible spirituel ou à une perception intime singulière se pose avec d’autant plus d’acuité qu’elle mobilise des champs de la pensée que nous avons tendance aujourd’hui à séparer – la métaphysique, la physique, la psychologie – et qu’elle renvoie à des débats, parfois des controverses, dont il est difficile de restituer et de comprendre les enjeux.
Or, parce que le fantôme suppose ou révèle un hiatus entre la perception et l’idée, dans lequel se loge une image mentale inassignable, il confronte le sujet au problème de savoir si tout ce qui estexiste nécessairement et si des modes intermédiaires d’existence pourraient permettre à un objet d’exister un peu sans être tout à fait. « Exister », écrit Furetière, c’est « être en la nature », ce qui peut aussi se formuler selon le Dictionnaire de l’Académie comme « être actuellement », tandis qu’« être », c’est « exister réellement ». D’un côté la vérité, de l’autre la preuve phénoménale. Le fantôme révèle l’écart entre deux modes d’appréhension du monde en désignant ce qui se manifeste3, ou est éprouvé par un sujet, en dépit d’un défaut d’être (au sens de vérité) ou, 236à l’inverse, ce qui s’impose à l’intellection malgré un déficit d’existence (dans l’expérience sensible). Dans l’article « Existence » de l’Encyclopédie Turgot avance deux arguments pour poser l’existence du monde indépendamment de celle du sujet, celui de la causalité (les sensations sont nécessairement les « effets » de « causes » : il y a donc des objets) et celui de la répétition (les mêmes objets produisent les mêmes sensations chez d’autres, ils existent donc en dehors de moi). Mais cette analyse ne résout pas la question de ce qui peut être perçu de la part immatérielle de l’existence de ces mêmes objets : comment être à la fois matière impalpable et esprit inintelligible ? Elle ouvre de surcroît la voie à d’autres questions redoutables, concernant d’une part le rapport d’autrui à ce à quoi il prête existence (peut-on guérir l’autre de ses fantômes ?) et concernant d’autre part le sens même de cette expérience du fantôme pour soi : accéder à un espace intermodal entre la vie et la mort, entre l’existence et l’inexistence, entre la mémoire et l’oubli, peut-il compenser l’effroi et le chagrin de la mort ?
1 Cette notion, employée chez Descartes comme forme de connaissance immédiate (sans raisonnement), connaît aussi une acception dogmatique en théologie pour désigner la vision directe en Dieu (voir Trévoux). Le mot, d’usage encore peu fréquent au xviiie siècle, est employé entre autres par Condillac, d’Alembert et comme nous le verrons, Maine de Biran. Son sens a été profondément renouvelé par Locke. Voir à ce sujet Laetitia Simonetta, La Connaissance par sentiment au xviiie siècle, Paris, Honoré Champion, 2018.
2 Voir J.-F. Perrin, Le Chant de l’origine : la mémoire et le temps dans les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, Oxford, Voltaire Foundation, 1996, p. 31-53 et surtout, Poétique romanesque de la mémoire avant Proust, tome I, Éros réminiscent (xviie-xviiie siècles), Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 134-135.
3 La notion de manifestation est encore au xviiie siècle essentiellement employée dans le sens de la manifestation du divin dans le cadre de la Révélation ou des miracles (voir outre les dictionnaires contemporains l’entrée « Révélation » de l’Encyclopédie). Nous prenons ici le mot dans son sens moderne.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-14813-5
- EAN: 9782406148135
- ISSN: 2258-1464
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14813-5.p.0235
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-12-2023
- Language: French