Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: L’Énigme aux origines. Le sphinx dans l’Antiquité égyptienne, grecque et romaine
- Author: Brunel (Pierre)
- Pages: 11 to 15
- Collection: Comparative Perspectives, n° 58
- Series: Classique/Moderne, n° 4
préface
Dès ses premières manifestations connues, une figure mythique n’est pas simple, et ce que Paul Valéry a appelé, dans Le Cimetière marin, « le commencement pur » nous échappe. Tel est le cas de la figure du Sphinx, masculine en Égypte, féminine en Grèce, puisqu’on la désigne comme la Sphinx, ou même la Sphinge de Thèbes en Béotie, celle à laquelle se trouve confronté Œdipe avant de devenir roi de la ville.
Il n’est pas simple non plus de préciser le sens de ces figures, puisque l’origine nous échappe le plus souvent. Si on tente de le réduire à un sens unique, dans le cas du Sphinx, on retient le mot « énigme », en souvenir de la question posée par la Sphinx à Œdipe quand il se présenta à l’une des portes de Thèbes. Mais comme l’indique Lise Revol-Marzouk dès le « Prologue » de son livre, c’est « par un phénomène de contamination notable » que « les sphinx égyptiens <se sont vu> progressivement adjoindre la dimension sibylline de la poseuse d’énigmes pour constituer le symbole même du secret théologique ».
Son étude part d’un tableau, celui de Jean-Léon Gérôme, qui fut exposé au salon de 1886 sous le titre surprenant Œdipe et présentant le général Bonaparte, lors de la campagne d’Égypte, qui se tient immobile face à la tête sculptée du grand sphinx de Gizeh. À la sculpture antique, à la peinture moderne, je voudrais ajouter deux références musicales : le « petit rébus1 » de quatre notes A. S. C. H. dans le Carnaval, op. 9 de Robert Schumann, en 1835, désignées à l’allemande par des lettres (la, mi bémol, do, si), celles qui forment le nom de la ville natale de la bien-aimée du jour, Ernestine von Fricken ; et les Enigma Variations pour orchestre du compositeur britannique Edward Elgar (1857-1934), qui a voulu évoquer dans chacune des variations de cette œuvre volontairement mystérieuse et véritablement énigmatique tel de ses parents 12ou tel de ses amis. À dire vrai, dans le Carnaval, op. 9, Schumann, après avoir inscrit en les inversant les quatre notes correspondant au nom de la ville d’Asch, les modifiait déjà deux fois, sur une seule ligne contenant l’énigme et d’immédiates variations. André Boucourechliev a reproduit et commenté la ligne de la partition qui présente les quatre notes inversées (S. C. H. A., soit mi bémol, do, si, la) puis deux fois trois notes (la bémol Ab, do C, si H ; mi bémol S, do C, si H) dans son Schumann2. Ces notes, qu’il qualifie de « muettes », sont parfois jouées par les interprètes ; elles deviennent des « Lettres dansantes » dans la pièce qui porte ce titre et dans d’autres, avant l’« Aveu » toujours mystérieux.
Exposé, renversement, variations, la composition musicale constitue à elle seule ce que Lise Revol-Marzouk appelle une « recomposition aussi essentielle que spéculaire puisqu’elle figure, en abyme, la scène archétypale qui préside à toute création mythique, fruit du jeu de question-réponse entre l’homme et le monde ». Associant les deux mots, « conservatoire » et « laboratoire », l’un à résonance musicale, l’autre à connotation scientifique, elle part à la recherche de L’Énigme aux origines (c’est le titre qu’elle a choisi), tout en étant consciente que l’origine de ce qu’elle appelle la « représentation sphinxiale » est multiple. Le singulier est inaccessible, mais non la singularité. Et si l’on place à l’origine des variations sur le sphinx un archétype, il est le résultat d’une reconstruction, et ne peut être présenté que comme une hypothèse, énigme de l’énigme comme les quatre notes du « Sphinx » de Schumann.
Lise Revol-Marzouk a donc raison d’être d’une extrême prudence dans son « approche du sphinx » présenté comme « la figure par excellence de l’énigmatique dont il convient, a fortiori, de respecter la nature complexe et absconse ». À juste titre aussi, elle évolue d’une « mythocritique » à une « mythopoétique », à la suite des travaux et des propositions de Véronique Gély, « s’attach<ant> à examiner comment les œuvres ‘font’ les mythes et comment les mythes ‘font’ l’œuvre ».
On assiste donc, au cours de son remarquable travail, à la perpétuelle réinvention d’une invention qui nous échappe. Et ceci dès l’Antiquité égyptienne, grecque et romaine à laquelle elle s’en tient dans le présent volume, sans aller jusqu’au Romantisme, comme elle l’avait fait dans sa thèse soutenue en 2003, dans différents articles, puis dans un ouvrage publié en 2008 qui confrontait le Moby Dick de Herman Melville aux 13Travailleurs de la mer de Victor Hugo. Mais, à la fin du « Prologue » comme de la conclusion, elle ouvre la voie d’un avenir qui va jusqu’à nous. La richesse du sujet, sa complexité et ce qu’on peut appeler son énigmaticité même sont infinies, tant dans le cadre des trois domaines envisagés (Égypte, Grèce, Rome) qu’au fil des trois approches successives (Histoires, Poétiques, Transferts).
Ce sera l’occasion de bien des découvertes pour le lecteur, même quand il s’est consacré lui-même à l’étude des mythes. Je n’en prendrai comme exemple, dans le domaine égyptien, que le dieu Harmachis, au temps du Nouvel Empire, parfait exemple de la métamorphose des mythes. Lise Revol-Marzouk elle-même introduit ce mot « métamorphose », quand elle présente la transformation du Sphinx de Gizeh, d’abord image du Roi (lui-même, il est vrai, incarnation du dieu Soleil), en ce que Constant de Wit a appelé une « divinité absolue ». « Cette métamorphose », écrit-elle, « n’est d’ailleurs pas dissociable de l’évolution générale du plateau de Gizeh ». Voilà donc le Sphinx de pierre doté d’un nom propre, celui du dieu Harmachis, d’une dévotion officielle, d’un culte toujours solaire à la signification complexe (Lise Revol-Marzouk parle de sa « plurivocité théologique »), qui fait de lui le symbole du « renouvellement de toute vie, humaine, solaire et divine ». Cet « Horus dans l’horizon » (telle est la signification du nom d’Harmachis, Hor-em-akhet en égyptien) associé à Râ, Horus, dieu du royaume du Delta occidental, dont Gérard de Nerval, dans un sonnet des Chimères a évoqué l’avènement quand le fils d’Isis et d’Osiris, le jeune dieu du printemps, doit chasser Kneph, « le dieu des volcans et le roi des hivers3 ».
En Grèce, la Sphinx, « questionneuse » et « poseuse d’énigmes », a pu être présentée aussi comme une « ravisseuse » et même une « ogresse », désignée par Eschyle, au ve siècle av. J.-C., comme une « mangeuse de chair crue » dans sa tragédie Les Sept contre Thèbes. Mais Lise Revol-Marzouk, explorant l’iconographie dont elle a enrichi ce volume, y découvre une évolution et l’instauration d’une dissociation nette entre les deux natures de la sphinx.
Succédant aux « Histoires » de la Première Partie, la Deuxième Partie, « Poétiques », fait apparaître des ambivalences de toutes sortes et 14étudie les modes et les résultats de la « résurgence » dans l’Œdipe Roi de Sophocle, ainsi que dans de nombreuses œuvres, reconnues ou oubliées, de la littérature hellénique. Elle nous conduit ainsi des Sept contre Thèbes, pour le corps de la Sphinx, à l’Alexandra de Lycophron, le poète qui, deux siècles après Eschyle, l’a dotée d’une voix. Pascal Quignard, dans l’introduction à sa propre traduction de cette œuvre mal-aimée, a parlé de « l’arrachement éperdu d’une voix précipitée avant que toute bouche <ne> s’ouvre4 », et Lise Revol-Marzouk, reprenant ces termes, ajoute que cet arrachement, « noué au point originel du langage, obscur et horrifiant, constitue une véritable poétique de l’énigme ».
L’étude des « Transferts », objet de la Troisième Partie, conduit vers le monde romain, mais après avoir rappelé qu’il y a eu des transferts précédents, que le sphinx a une « ascendance métissée, fruit d’échanges multiples entre la tradition égyptienne et la tradition d’Asie mineure, avant l’acculturation de ces modèles en Grèce à l’époque archaïque ». Lise Revol-Marzouk, désireuse de faire apparaître le primat du visuel sur le textuel dans la représentation du sphinx, a recours plus que jamais aux sources iconographiques et plastiques. Elle nous met aussi en garde contre l’impression que nous pourrions avoir d’un appauvrissement de la polyvalence fondamentale de la figure et du mythe du sphinx au profit d’un sens déterminé. On entre dans une complexité d’un autre type, « dans un enchevêtrement de significations inextricables ».
La complexité vient aussi du double phénomène de « résurgence » quand on passe dans le monde latin, avec, comme le montre Lise Revol-Marzouk, « la présence du sphinx égyptien sous l’évocation du monstre thébain », sans que jamais l’on puisse trouver, dans la tragédie ou l’épopée latines, « trace patente d’une rencontre imaginaire entre les deux sphinx ». En revanche, au temps de Néron, Apollon peut se substituer à Harmachis dans « le retour à la lumière du jour du grand sphinx solaire », dans ce que Pierre Grimal, commentant le De Clementia de Sénèque où étaient citées les formules adressées aux pharaons dans les hymnes égyptiens, a appelé « la royauté solaire de Néron ».
Certes nous ne la percevons pas comme solaire aujourd’hui, cette royauté. Et la vie politique nous met en face de bien des énigmes, de bien des sphinx. La figure du sphinx n’appelle pas seulement une 15réflexion littéraire en effet, et Lise Revol-Marzouk s’est bien gardée d’une semblable réduction. Son étude nous conduit même jusqu’à une rencontre du Christ et des Sphinx dans les Actes d’André et de Mathias, avant une séparation qui n’a pas empêché une continuation. Ce n’est pas seulement celle d’une création littéraire et artistique, mais comme l’affirme la conclusion, celle d’une « interrogation philosophique » qui « tient à l’expérience occidentale de l’être ». Plus que tout autre, le mythe du sphinx est inséparable de la question. De cette question, la sphinx placée aux portes de Thèbes était la figure même. Et on peut se demander si, sur le tableau de Jean-Léon Gérôme, Œdipe, placé en tête de l’iconographie rassemblée et commentée de manière lumineuse par Lise Revol-Marzouk, le sphinx de Gizeh pose une question à Napoléon Bonaparte ou si le futur empereur s’interroge en découvrant cette sphinx de pierre sous le soleil brûlant de l’Égypte.
Pierre Brunel
de l’Institut
1 C’est l’expression utilisée par Marcel Beaufils dans La musique pour piano de Schumann, Phébus, 1979, p. 82.
2 André Boucourechliev, Schumann, éd. du Seuil, coll. Solfèges no 2, 1956, p. 64.
3 Il s’agit du sonnet intitulé « Artémis », qui a donc curieusement pour titre le nom d’une déesse grecque. Il a été publié pour la première fois dans Les Chimères, associées aux Filles du feu en 1854. Voir l’édition de Bertrand Marchal, Les Chimères, Poésie/Gallimard, 2005, p. 322-323.
4 Mercure de France, 1971, p. 16.
- CLIL theme: 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN: 978-2-406-06707-8
- EAN: 9782406067078
- ISSN: 2261-5709
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06707-8.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-13-2018
- Language: French