Aller au contenu

Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : L’Énigme aux origines. Le sphinx dans l’Antiquité égyptienne, grecque et romaine
  • Auteur : Brunel (Pierre)
  • Pages : 11 à 15
  • Collection : Perspectives comparatistes, n° 58
  • Série : Classique/Moderne, n° 4
  • Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
  • EAN : 9782406067078
  • ISBN : 978-2-406-06707-8
  • ISSN : 2261-5709
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06707-8.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 13/11/2018
  • Langue : Français
11

préface

Dès ses premières manifestations connues, une figure mythique nest pas simple, et ce que Paul Valéry a appelé, dans Le Cimetière marin, « le commencement pur » nous échappe. Tel est le cas de la figure du Sphinx, masculine en Égypte, féminine en Grèce, puisquon la désigne comme la Sphinx, ou même la Sphinge de Thèbes en Béotie, celle à laquelle se trouve confronté Œdipe avant de devenir roi de la ville.

Il nest pas simple non plus de préciser le sens de ces figures, puisque lorigine nous échappe le plus souvent. Si on tente de le réduire à un sens unique, dans le cas du Sphinx, on retient le mot « énigme », en souvenir de la question posée par la Sphinx à Œdipe quand il se présenta à lune des portes de Thèbes. Mais comme lindique Lise Revol-Marzouk dès le « Prologue » de son livre, cest « par un phénomène de contamination notable » que « les sphinx égyptiens <se sont vu> progressivement adjoindre la dimension sibylline de la poseuse dénigmes pour constituer le symbole même du secret théologique ».

Son étude part dun tableau, celui de Jean-Léon Gérôme, qui fut exposé au salon de 1886 sous le titre surprenant Œdipe et présentant le général Bonaparte, lors de la campagne dÉgypte, qui se tient immobile face à la tête sculptée du grand sphinx de Gizeh. À la sculpture antique, à la peinture moderne, je voudrais ajouter deux références musicales : le « petit rébus1 » de quatre notes A. S. C. H. dans le Carnaval, op. 9 de Robert Schumann, en 1835, désignées à lallemande par des lettres (la, mi bémol, do, si), celles qui forment le nom de la ville natale de la bien-aimée du jour, Ernestine von Fricken ; et les Enigma Variations pour orchestre du compositeur britannique Edward Elgar (1857-1934), qui a voulu évoquer dans chacune des variations de cette œuvre volontairement mystérieuse et véritablement énigmatique tel de ses parents 12ou tel de ses amis. À dire vrai, dans le Carnaval, op. 9, Schumann, après avoir inscrit en les inversant les quatre notes correspondant au nom de la ville dAsch, les modifiait déjà deux fois, sur une seule ligne contenant lénigme et dimmédiates variations. André Boucourechliev a reproduit et commenté la ligne de la partition qui présente les quatre notes inversées (S. C. H. A., soit mi bémol, do, si, la) puis deux fois trois notes (la bémol Ab, do C, si H ; mi bémol S, do C, si H) dans son Schumann2. Ces notes, quil qualifie de « muettes », sont parfois jouées par les interprètes ; elles deviennent des « Lettres dansantes » dans la pièce qui porte ce titre et dans dautres, avant l« Aveu » toujours mystérieux.

Exposé, renversement, variations, la composition musicale constitue à elle seule ce que Lise Revol-Marzouk appelle une « recomposition aussi essentielle que spéculaire puisquelle figure, en abyme, la scène archétypale qui préside à toute création mythique, fruit du jeu de question-réponse entre lhomme et le monde ». Associant les deux mots, « conservatoire » et « laboratoire », lun à résonance musicale, lautre à connotation scientifique, elle part à la recherche de LÉnigme aux origines (cest le titre quelle a choisi), tout en étant consciente que lorigine de ce quelle appelle la « représentation sphinxiale » est multiple. Le singulier est inaccessible, mais non la singularité. Et si lon place à lorigine des variations sur le sphinx un archétype, il est le résultat dune reconstruction, et ne peut être présenté que comme une hypothèse, énigme de lénigme comme les quatre notes du « Sphinx » de Schumann.

Lise Revol-Marzouk a donc raison dêtre dune extrême prudence dans son « approche du sphinx » présenté comme « la figure par excellence de lénigmatique dont il convient, a fortiori, de respecter la nature complexe et absconse ». À juste titre aussi, elle évolue dune « mythocritique » à une « mythopoétique », à la suite des travaux et des propositions de Véronique Gély, « sattach<ant> à examiner comment les œuvres font les mythes et comment les mythes font lœuvre ».

On assiste donc, au cours de son remarquable travail, à la perpétuelle réinvention dune invention qui nous échappe. Et ceci dès lAntiquité égyptienne, grecque et romaine à laquelle elle sen tient dans le présent volume, sans aller jusquau Romantisme, comme elle lavait fait dans sa thèse soutenue en 2003, dans différents articles, puis dans un ouvrage publié en 2008 qui confrontait le Moby Dick de Herman Melville aux 13Travailleurs de la mer de Victor Hugo. Mais, à la fin du « Prologue » comme de la conclusion, elle ouvre la voie dun avenir qui va jusquà nous. La richesse du sujet, sa complexité et ce quon peut appeler son énigmaticité même sont infinies, tant dans le cadre des trois domaines envisagés (Égypte, Grèce, Rome) quau fil des trois approches successives (Histoires, Poétiques, Transferts).

Ce sera loccasion de bien des découvertes pour le lecteur, même quand il sest consacré lui-même à létude des mythes. Je nen prendrai comme exemple, dans le domaine égyptien, que le dieu Harmachis, au temps du Nouvel Empire, parfait exemple de la métamorphose des mythes. Lise Revol-Marzouk elle-même introduit ce mot « métamorphose », quand elle présente la transformation du Sphinx de Gizeh, dabord image du Roi (lui-même, il est vrai, incarnation du dieu Soleil), en ce que Constant de Wit a appelé une « divinité absolue ». « Cette métamorphose », écrit-elle, « nest dailleurs pas dissociable de lévolution générale du plateau de Gizeh ». Voilà donc le Sphinx de pierre doté dun nom propre, celui du dieu Harmachis, dune dévotion officielle, dun culte toujours solaire à la signification complexe (Lise Revol-Marzouk parle de sa « plurivocité théologique »), qui fait de lui le symbole du « renouvellement de toute vie, humaine, solaire et divine ». Cet « Horus dans lhorizon » (telle est la signification du nom dHarmachis, Hor-em-akhet en égyptien) associé à Râ, Horus, dieu du royaume du Delta occidental, dont Gérard de Nerval, dans un sonnet des Chimères a évoqué lavènement quand le fils dIsis et dOsiris, le jeune dieu du printemps, doit chasser Kneph, « le dieu des volcans et le roi des hivers3 ».

En Grèce, la Sphinx, « questionneuse » et « poseuse dénigmes », a pu être présentée aussi comme une « ravisseuse » et même une « ogresse », désignée par Eschyle, au ve siècle av. J.-C., comme une « mangeuse de chair crue » dans sa tragédie Les Sept contre Thèbes. Mais Lise Revol-Marzouk, explorant liconographie dont elle a enrichi ce volume, y découvre une évolution et linstauration dune dissociation nette entre les deux natures de la sphinx.

Succédant aux « Histoires » de la Première Partie, la Deuxième Partie, « Poétiques », fait apparaître des ambivalences de toutes sortes et 14étudie les modes et les résultats de la « résurgence » dans lŒdipe Roi de Sophocle, ainsi que dans de nombreuses œuvres, reconnues ou oubliées, de la littérature hellénique. Elle nous conduit ainsi des Sept contre Thèbes, pour le corps de la Sphinx, à lAlexandra de Lycophron, le poète qui, deux siècles après Eschyle, la dotée dune voix. Pascal Quignard, dans lintroduction à sa propre traduction de cette œuvre mal-aimée, a parlé de « larrachement éperdu dune voix précipitée avant que toute bouche <ne> souvre4 », et Lise Revol-Marzouk, reprenant ces termes, ajoute que cet arrachement, « noué au point originel du langage, obscur et horrifiant, constitue une véritable poétique de lénigme ».

Létude des « Transferts », objet de la Troisième Partie, conduit vers le monde romain, mais après avoir rappelé quil y a eu des transferts précédents, que le sphinx a une « ascendance métissée, fruit déchanges multiples entre la tradition égyptienne et la tradition dAsie mineure, avant lacculturation de ces modèles en Grèce à lépoque archaïque ». Lise Revol-Marzouk, désireuse de faire apparaître le primat du visuel sur le textuel dans la représentation du sphinx, a recours plus que jamais aux sources iconographiques et plastiques. Elle nous met aussi en garde contre limpression que nous pourrions avoir dun appauvrissement de la polyvalence fondamentale de la figure et du mythe du sphinx au profit dun sens déterminé. On entre dans une complexité dun autre type, « dans un enchevêtrement de significations inextricables ».

La complexité vient aussi du double phénomène de « résurgence » quand on passe dans le monde latin, avec, comme le montre Lise Revol-Marzouk, « la présence du sphinx égyptien sous lévocation du monstre thébain », sans que jamais lon puisse trouver, dans la tragédie ou lépopée latines, « trace patente dune rencontre imaginaire entre les deux sphinx ». En revanche, au temps de Néron, Apollon peut se substituer à Harmachis dans « le retour à la lumière du jour du grand sphinx solaire », dans ce que Pierre Grimal, commentant le De Clementia de Sénèque où étaient citées les formules adressées aux pharaons dans les hymnes égyptiens, a appelé « la royauté solaire de Néron ».

Certes nous ne la percevons pas comme solaire aujourdhui, cette royauté. Et la vie politique nous met en face de bien des énigmes, de bien des sphinx. La figure du sphinx nappelle pas seulement une 15réflexion littéraire en effet, et Lise Revol-Marzouk sest bien gardée dune semblable réduction. Son étude nous conduit même jusquà une rencontre du Christ et des Sphinx dans les Actes dAndré et de Mathias, avant une séparation qui na pas empêché une continuation. Ce nest pas seulement celle dune création littéraire et artistique, mais comme laffirme la conclusion, celle dune « interrogation philosophique » qui « tient à lexpérience occidentale de lêtre ». Plus que tout autre, le mythe du sphinx est inséparable de la question. De cette question, la sphinx placée aux portes de Thèbes était la figure même. Et on peut se demander si, sur le tableau de Jean-Léon Gérôme, Œdipe, placé en tête de liconographie rassemblée et commentée de manière lumineuse par Lise Revol-Marzouk, le sphinx de Gizeh pose une question à Napoléon Bonaparte ou si le futur empereur sinterroge en découvrant cette sphinx de pierre sous le soleil brûlant de lÉgypte.

Pierre Brunel

de lInstitut

1 Cest lexpression utilisée par Marcel Beaufils dans La musique pour piano de Schumann, Phébus, 1979, p. 82.

2 André Boucourechliev, Schumann, éd. du Seuil, coll. Solfèges no 2, 1956, p. 64.

3 Il sagit du sonnet intitulé « Artémis », qui a donc curieusement pour titre le nom dune déesse grecque. Il a été publié pour la première fois dans Les Chimères, associées aux Filles du feu en 1854. Voir lédition de Bertrand Marchal, Les Chimères, Poésie/Gallimard, 2005, p. 322-323.

4 Mercure de France, 1971, p. 16.