Annexe V Document – Stanislavski et Brecht
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Art du théâtre. Tome II. Pratique du théâtre
- Pages : 467 à 469
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 26
Annexe V
Document – Stanislavski et Brecht
Nous ne possédons malheureusement que de très brèves remarques de Jouvet sur Stanislavski et sur Brecht. Il avait rencontré le premier à Paris en novembre-décembre1922 et avait pris des notes furtives dans un de ses carnets à la suite de leurs conversations. Ces notes sont malheureusement lapidaires et peu exploitables. Il a cependant été possible d’en extraire le passage suivant, plus rédigé que les autres, dans lequel Jouvet fait part de ses réserves1.
Sur Brecht, nous avons ces quelques déclarations faites lors d’un cours au Conservatoire après la Seconde Guerre mondiale ; elles montrent que Jouvet avait saisi les grandes lignes du travail du metteur en scène allemand : sa théorie, encore presque inconnue en France, rencontrait manifestement son assentiment pour une grande part2.
Note sur le théâtre russe et Stanislavski
Le théâtre russe, c’est le confort psychologique de l’acteur pour un personnage donné, or je pense que l’inconfort est la première nécessité 468pour ressentir et faire éprouver. Sans cela, cette perfection obtenue par la mise en son élément du personnage sera belle et plaisante à voir, mais il n’y aura aucun choc direct, ce qui est essentiel. L’émotion ne viendra que de l’illusion, du développement, de l’intensité du déploiement qui gagnera peu à peu le spectateur, lequel finira bien par dégager quelque chose de lui-même, subjectivement, mais rien ne viendra de la scène directement.
Dans l’ordre, il y a les Meiningen, Antoine, Stanislavski, Copeau, dont les tendances s’accusent et se subliment. Il faut aller plus loin encore, renoncer aux inventions de pittoresque réaliste, au réalisme même, qui subsiste encore là, pour dégager plus encore l’âme et l’esprit de l’interprète.
Identification mentale du personnage, par laquelle l’apparence physique et la sensibilité sont transformées. Seulement ne pas faire de l’identification par une sorte d’accoutumance à un personnage (les Stanislavski), mais par une intelligence vive, simple, sinon par un corps obéissant et sensible (les Italiens, sorte de vivacité). Cette accoutumance, cette sorte de personnage acquis par une habitude, est le contraire de ce qu’il faut chercher. C’est une « manie ».
Brecht et la convention dramatique3
En ce qui concerne Brecht, il s’agit d’un dramaturge qui a émis récemment une théorie sur l’art dramatique. Jusqu’ici, déclare-t-il, on essayait de saisir le spectateur et de l’introduire dans l’action pour qu’il y participe avec sympathie, qu’il se mette à la place de l’acteur et subisse lui-même l’effet de la situation : cette formule n’est plus possible à l’heure actuelle, dit-il, il faut une aliénation du spectateur qui ne doit plus être emporté par l’action mais rester détaché en observateur intelligent, il peut continuellement intervenir par son jugement dans l’action qui se déroule devant lui.
La théorie de Brecht n’est intéressante que dans la mesure où celui-ci, désirant en faire un système, veut amener les acteurs à jouer d’une 469façon plus détachée et, pour employer un mot que je n’aime pas, moins sincère. Selon Brecht, le comédien ne doit pas participer à son rôle avec une parfaite totalité, il doit employer des signes conventionnels pour son exécution.
Brecht était déjà connu dans le théâtre d’avant-guerre ; par une interrogation de lui-même, par la connaissance accumulée qui tout à coup s’est cristallisée, il a trouvé cette explication qui résolvait pour lui les problèmes du théâtre. Je ne suis pas partisan des systèmes mais le sien est intéressant dans la mesure où il attire l’attention sur un aspect de l’expression dramatique qui n’est pas toute sincérité, ni dans l’acteur, ni dans le spectateur. Il y a toujours une part d’aliénation, de convention dans le théâtre, et Brecht, en édifiant son système a simplement découvert la convention dramatique et la participation plus ou moins grande du spectateur et de l’acteur.
1 Jouvet n’a pas pour Stanislavski la même admiration que pour Meyerhold. Voir à ce propos les deux articles publiés p. 132-138 de ce volume.
2 Alors qu’il répète La Puissance et la Gloire, Jouvet écrit à Pierre Renoir une lettre dans laquelle il se demande s’il ne faut pas s’inspirer pour cette pièce, qu’il qualifie lui-même d ‘« épique », des méthodes de jeu préconisées par Brecht, « dont le souci est bien plus de susciter un jugement, une appréciation, une réaction dans l’esprit du spectateur et donc de l’“engager” dans l’histoire, plutôt que de le porter, de le faire participer, et communier avec les sentiments et les sensations que les acteurs expriment […] ». Cette lettre, citée par Bernard Dort dans un texte consacré au jeu de Jouvet, figure dans le volume I de la présente édition, p. 431.
3 Cours au Conservatoire du 7 février 1950.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12871-7
- EAN : 9782406128717
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12871-7.p.0467
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/06/2022
- Langue : Français