Annexe III Document – Jeanne Lanvin
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Art du théâtre. Tome II. Pratique du théâtre
- Pages : 461 à 464
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 26
Annexe III
Document – Jeanne Lanvin
Madame Lanvin
par Louis Jouvet1
Ceux qui l’ont approchée l’admirent et l’aiment. Elle occupe dans leur cœur une place privilégiée. Madame Lanvin a été l’exemple parfait de cette concordance, de cet accord si désiré entre ce que l’on est et ce que l’on fait. Je l’ai aimée pour ses vertus d’excellence dans l’ordre, la simplicité, la sérénité, l’harmonie qu’il y avait toujours à tout instant dans son activité. Je l’ai admirée pour sa précision, sa volonté toute de constance, de persévérance, de continuité. Je l’ai aimée aussi pour son affabilité et sa gentillesse naturelles.
Je l’ai admirée pour ce savoir intuitif qui émanait d’elle, pour la sûreté de ses décisions, dans l’instant même où se lisaient sur son visage l’hésitation, le calcul, l’anxiété, cette critique intérieure, cette stratégie profonde qui attestent et authentifient l’autorité et le talent.
Je l’admire encore pour sa vie achevée, si pleine, si glorieuse, si modeste, pour ce parti pris têtu d’ignorer sa grandeur et ses triomphes, de demeurer jusqu’à son départ dans cette humilité fière réservée, si humaine, si ouvrière. Je ne peux m’empêcher de la mêler, dans mes souvenirs, à ceux des miens qui me furent les plus chers et auxquels je pense encore quand j’ai besoin d’un exemple.
Madame Lanvin reste pour moi l’idéal de cette vie de labeur et d’efforts qui explique la création dans tous les domaines ; y compris celui de l’art.
462Le théâtre et la mode
par Jeanne Lanvin2
J’ai beaucoup travaillé pour le théâtre et je dois dire que le théâtre a bien souvent travaillé pour moi. Ceux qui, dans notre métier, ont été et sont encore de vrais créateurs, comprennent bien ce que je veux dire.
Le théâtre et la mode ne peuvent cesser de se suivre et se servent tour à tour : ce sont des alliés naturels. L’histoire de l’une est arrimée au destin de l’autre. Pour le passé, le théâtre est le musée vivant de la mode ; le seul possible, parce qu’il lui rend cette existence éphémère qui constitue son caractère éternel. Pour le présent, c’est-à-dire pour le futur, car la mode n’est vraiment celle d’aujourd’hui que si elle devance déjà celle de demain, le théâtre est notre champ d’essai, cette avant-garde dont nous aussi nous avons besoin. Pour ma part, c’est par lui que j’ai fait connaître et adopter un grand nombre d’idées nouvelles, par exemple la robe dite « de style », qui s’est répandue par la suite dans le monde entier. Plus récemment, c’est encore au théâtre, et grâce au théâtre, grâce à Amphitryon 38 de Jean Giraudoux, à Valentine Tessier et à Lucienne Bogaert3, que j’ai pu annoncer et imposer la robe longue dont je sentais venir l’heure. La liberté que nous laisse la scène, l’optique particulière dont elle justifie, m’ont permis de gagner son procès, en exagérant volontairement les caractères qui lui étaient nécessaires pour se défendre : la souplesse, la légèreté qui respectent le jeu des formes, qui les libèrent plus agréablement par la transparence harmonieuse que par l’exhibition brutale. J’ai donc beaucoup de gratitude et d’affection pour le théâtre, et je n’oublie pas que certaines de mes robes les plus remarquées doivent aux quelques grandes comédiennes que je me plais à habiller, ce parfait accord entre la personnalité d’une femme et son costume, la véritable élégance.
463Louis Jouvet sous le capuchon
d’un anachorète
par la princesse Bibesco4
En regardant avec des yeux de femmes les robes des belles interprètes que Monsieur Louis Jouvet a choisies, je me suis questionnée sur l’application à toute chose de son singulier génie. Voici un homme qui doit être difficilement heureux ; il connaît les secrets des femmes. De toute évidence, il sait des choses qu’elles s’imaginent être seules à connaître. Il fait, pour les héroïnes qu’il met en scène, un choix judicieux de costumes destinés à créer des illusions si trompeuses qu’après il faudra renoncer à les partager. Il sait mieux que personne vêtir ses pécheresses de candeur. Voyez Léda, dans Amphitryon de Jean Giraudoux : est-il rien qui suggère davantage la pureté du cœur que cette robe transparente, aussi transparente que son âme, rien qui évoque plus clairement l’innocence, cette innocence dont la mère d’Hélène ne s’est départie qu’en faveur de Jupiter ? Une ravissante coiffure l’accompagne : elle ne rappelle pas sans ironie, ni sans quelque raison, celle des Béguines, un peu, juste assez pour faire entendre que l’amour aussi est une religion. Tout est blanc dans le costume de Léda, d’une blancheur vertigineuse, plus aveuglante que modeste, et qui ne laisse planer aucune ombre sur son passé. La robe de Léda fait penser instantanément à son aventure ; elle est signée : cygne.
Ainsi l’impératrice Joséphine, répudiée fit orner sa chambre, à Malmaison, et ne manqua plus de parer sa personne d’une infinité d’emblèmes jupitériens, destinés à rappeler au monde qu’un dieu l’avait visitée.
Les toilettes de femmes ne sont jamais que symboles, révélations, armes parlantes. Voyez l’arrivée d’Alcmène dans son déshabillé céleste ; une robe de nuit étoilée, qui révèle d’un seul coup d’œil aux spectateurs 464qu’elle a rencontré l’infini, qu’elle a eu rendez-vous avec le premier des dieux, et qu’elle sera mère, un jour, de la constellation d’Hercule. La connaissance subtile de cause à effet, une science presque effrayante de la technique féminine en matière de séduction, voilà l’art difficile de la mise en scène. Voyant un soir une de ses héroïnes lutter avec ses longues jupes, pour paraître, en avançant vers sa proie, plus touchante et moins déterminée, je pensai qu’un tel homme de théâtre, pour être à ce point averti, avait dû démonter tous les rouages, surprendre tous les secrets de fabrication, déjouer toutes les ruses, et finalement, renoncer aux illusions, pour pouvoir si bien les créer toutes. C’est ce jour-là que je dessinai sur mon programme, pendant l’entracte, la figure ascétique de Monsieur Louis Jouvet, sous le capuchon d’un anachorète.
1 In « Album de la mode » du Figaro no 8, tome 46, 1946. Texte écrit après le décès de Jeanne Lanvin le 6 juillet 1946. Jeanne Lanvin a œuvré aux mises en scène de Jouvet pour les costumes de femmes. La première a été Siegfried, en 1928.
2 In programme de la Tournée France-Italie-Belgique, du 3 février au 31 mars 1931.
3 Lucienne Bogaert (1892-1983) fait ses débuts de comédienne au Vieux-Colombier auprès de Jacques Copeau, puis elle rejoint Louis Jouvet à la Comédie des Champs-Élysées et au Théâtre de l’Athénée. Dans Amphitryon 38, créé en 1929, elle interprétait le rôle de Léda, tandis que Valentine Tessier jouait Alcmène.
4 Marthe Bibesco, (de son vrai nom Marthe Lahovary, 1886-1973) devenue princesse par mariage est une femme de lettres française d’origine roumaine, dont la vie sentimentale et mondaine fut particulièrement mouvementée.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12871-7
- EAN : 9782406128717
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12871-7.p.0461
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/06/2022
- Langue : Français