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Classiques Garnier

Annexe III Document – Jeanne Lanvin

  • Publication type: Book chapter
  • Book: L’Art du théâtre. Tome II. Pratique du théâtre
  • Pages: 461 to 464
  • Collection: Studies on Theatre and the Performing Arts, n° 26
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406128717
  • ISBN: 978-2-406-12871-7
  • ISSN: 2275-2978
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12871-7.p.0461
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-22-2022
  • Language: French
461

Annexe III

Document – Jeanne Lanvin

Madame Lanvin

par Louis Jouvet1

Ceux qui lont approchée ladmirent et laiment. Elle occupe dans leur cœur une place privilégiée. Madame Lanvin a été lexemple parfait de cette concordance, de cet accord si désiré entre ce que lon est et ce que lon fait. Je lai aimée pour ses vertus dexcellence dans lordre, la simplicité, la sérénité, lharmonie quil y avait toujours à tout instant dans son activité. Je lai admirée pour sa précision, sa volonté toute de constance, de persévérance, de continuité. Je lai aimée aussi pour son affabilité et sa gentillesse naturelles.

Je lai admirée pour ce savoir intuitif qui émanait delle, pour la sûreté de ses décisions, dans linstant même où se lisaient sur son visage lhésitation, le calcul, lanxiété, cette critique intérieure, cette stratégie profonde qui attestent et authentifient lautorité et le talent.

Je ladmire encore pour sa vie achevée, si pleine, si glorieuse, si modeste, pour ce parti pris têtu dignorer sa grandeur et ses triomphes, de demeurer jusquà son départ dans cette humilité fière réservée, si humaine, si ouvrière. Je ne peux mempêcher de la mêler, dans mes souvenirs, à ceux des miens qui me furent les plus chers et auxquels je pense encore quand jai besoin dun exemple.

Madame Lanvin reste pour moi lidéal de cette vie de labeur et defforts qui explique la création dans tous les domaines ; y compris celui de lart.

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Le théâtre et la mode

par Jeanne Lanvin2

Jai beaucoup travaillé pour le théâtre et je dois dire que le théâtre a bien souvent travaillé pour moi. Ceux qui, dans notre métier, ont été et sont encore de vrais créateurs, comprennent bien ce que je veux dire.

Le théâtre et la mode ne peuvent cesser de se suivre et se servent tour à tour : ce sont des alliés naturels. Lhistoire de lune est arrimée au destin de lautre. Pour le passé, le théâtre est le musée vivant de la mode ; le seul possible, parce quil lui rend cette existence éphémère qui constitue son caractère éternel. Pour le présent, cest-à-dire pour le futur, car la mode nest vraiment celle daujourdhui que si elle devance déjà celle de demain, le théâtre est notre champ dessai, cette avant-garde dont nous aussi nous avons besoin. Pour ma part, cest par lui que jai fait connaître et adopter un grand nombre didées nouvelles, par exemple la robe dite « de style », qui sest répandue par la suite dans le monde entier. Plus récemment, cest encore au théâtre, et grâce au théâtre, grâce à Amphitryon 38 de Jean Giraudoux, à Valentine Tessier et à Lucienne Bogaert3, que jai pu annoncer et imposer la robe longue dont je sentais venir lheure. La liberté que nous laisse la scène, loptique particulière dont elle justifie, mont permis de gagner son procès, en exagérant volontairement les caractères qui lui étaient nécessaires pour se défendre : la souplesse, la légèreté qui respectent le jeu des formes, qui les libèrent plus agréablement par la transparence harmonieuse que par lexhibition brutale. Jai donc beaucoup de gratitude et daffection pour le théâtre, et je noublie pas que certaines de mes robes les plus remarquées doivent aux quelques grandes comédiennes que je me plais à habiller, ce parfait accord entre la personnalité dune femme et son costume, la véritable élégance.

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Louis Jouvet sous le capuchon
d
un anachorète

par la princesse Bibesco4

En regardant avec des yeux de femmes les robes des belles interprètes que Monsieur Louis Jouvet a choisies, je me suis questionnée sur lapplication à toute chose de son singulier génie. Voici un homme qui doit être difficilement heureux ; il connaît les secrets des femmes. De toute évidence, il sait des choses quelles simaginent être seules à connaître. Il fait, pour les héroïnes quil met en scène, un choix judicieux de costumes destinés à créer des illusions si trompeuses quaprès il faudra renoncer à les partager. Il sait mieux que personne vêtir ses pécheresses de candeur. Voyez Léda, dans Amphitryon de Jean Giraudoux : est-il rien qui suggère davantage la pureté du cœur que cette robe transparente, aussi transparente que son âme, rien qui évoque plus clairement linnocence, cette innocence dont la mère dHélène ne sest départie quen faveur de Jupiter ? Une ravissante coiffure laccompagne : elle ne rappelle pas sans ironie, ni sans quelque raison, celle des Béguines, un peu, juste assez pour faire entendre que lamour aussi est une religion. Tout est blanc dans le costume de Léda, dune blancheur vertigineuse, plus aveuglante que modeste, et qui ne laisse planer aucune ombre sur son passé. La robe de Léda fait penser instantanément à son aventure ; elle est signée : cygne.

Ainsi limpératrice Joséphine, répudiée fit orner sa chambre, à Malmaison, et ne manqua plus de parer sa personne dune infinité demblèmes jupitériens, destinés à rappeler au monde quun dieu lavait visitée.

Les toilettes de femmes ne sont jamais que symboles, révélations, armes parlantes. Voyez larrivée dAlcmène dans son déshabillé céleste ; une robe de nuit étoilée, qui révèle dun seul coup dœil aux spectateurs 464quelle a rencontré linfini, quelle a eu rendez-vous avec le premier des dieux, et quelle sera mère, un jour, de la constellation dHercule. La connaissance subtile de cause à effet, une science presque effrayante de la technique féminine en matière de séduction, voilà lart difficile de la mise en scène. Voyant un soir une de ses héroïnes lutter avec ses longues jupes, pour paraître, en avançant vers sa proie, plus touchante et moins déterminée, je pensai quun tel homme de théâtre, pour être à ce point averti, avait dû démonter tous les rouages, surprendre tous les secrets de fabrication, déjouer toutes les ruses, et finalement, renoncer aux illusions, pour pouvoir si bien les créer toutes. Cest ce jour-là que je dessinai sur mon programme, pendant lentracte, la figure ascétique de Monsieur Louis Jouvet, sous le capuchon dun anachorète.

1 In « Album de la mode » du Figaro no 8, tome 46, 1946. Texte écrit après le décès de Jeanne Lanvin le 6 juillet 1946. Jeanne Lanvin a œuvré aux mises en scène de Jouvet pour les costumes de femmes. La première a été Siegfried, en 1928.

2 In programme de la Tournée France-Italie-Belgique, du 3 février au 31 mars 1931.

3 Lucienne Bogaert (1892-1983) fait ses débuts de comédienne au Vieux-Colombier auprès de Jacques Copeau, puis elle rejoint Louis Jouvet à la Comédie des Champs-Élysées et au Théâtre de lAthénée. Dans Amphitryon 38, créé en 1929, elle interprétait le rôle de Léda, tandis que Valentine Tessier jouait Alcmène.

4 Marthe Bibesco, (de son vrai nom Marthe Lahovary, 1886-1973) devenue princesse par mariage est une femme de lettres française dorigine roumaine, dont la vie sentimentale et mondaine fut particulièrement mouvementée.