Pour Michel
- Type de publication : Article de revue
- Revue : L’Année rabelaisienne
2021, n° 5. varia - Auteur : Brancher (Dominique)
- Pages : 25 à 30
- Revue : L'Année rabelaisienne
Pour Michel
Comment trouver un mot magique, un mot caméléon, un mot Protée, pour capturer la densité des émotions qui se bousculent en nous tous lorsque nous pensons à Michel, à lui qui savait si bien jouer de la langue et la rendre belle, la faire danser et tournoyer à pas bien cadencés, à lui qui a fait virevolter en nous tant d’idées, et qui nous a portés, indéfectible, généreux, bienveillant, à lui pour qui nous avons tous une immense affection.
À la manière d’une autre Thaumaste, génial personnage de son cher Rabelais, « je vous puisse asseurer qu’il m’a ouvert le vray puys et abisme de Encyclopedie », et ce, merveille, sans que le puits ne se transforme en abîme !
De loin, on aurait pu penser que du thyrse baudelairien, il incarnait le bâton, tuteur de vignes et d’étudiants indociles, animé d’une volonté, droite, ferme et inébranlable. C’était mal le connaître : car il était aussi ligne arabesque, enlaçant la beauté des fleurs et des pampres, amoureux de leurs « prestigieuses pirouettes ».
Les années passant, le bâton est même devenu prétexte, comme l’aurait dit Rimbaud, tout idéal, et ses lignes droites ont fait la cour aux lignes serpentines, qu’il aimait retrouver dans la peinture de Jérôme, son ami peintre. N’est-il pas passé d’une thèse consacrée à la poésie religieuse aux agapes symposiaques, aux rebellions d’Éros, à la figure du bouffon ?
Et la douceur s’est mise à empreindre de manière croissante son visage anguleux, animé par un regard amusé et songeur, souvent ironique, mais d’une ironie à lame tendre, celle des grands lucides.
Son insatiable quête herméneutique, dédiée à rompre les os et à en faire savourer la moelle, sa disponibilité vigilante à tout ce que le monde offre et surtout dérobe au regard trop pressé, sa passion pour ce qu’il refoule dans ses tréfonds, s’interdit et se cache, cette cura au fond, ce soin, avec lequel il observait le macrocosme, en-deçà de toute philautie, étaient proprement gargantuesques – comme d’ailleurs son amour des douceurs. « Langue mangeante et langue parlante1 » ne sont-elles étroi26tement solidaires, du banquet platonicien aux ripailles rabelaisiennes, du triclinium à sa chaire genevoise, comme l’envers et le revers d’un organe aussi terrifiant que merveilleux ?
Sa curiosité était irrésistiblement portée vers ce qui en apparence lui était le plus étranger, vers ses plus intimes contraires – organiser un dîner avec un autre fils de pasteur, de surcroît neuchâtelois, comme le fit un jour Max Engammare, ne pouvait ainsi se solder que par un silence glacé et un épouvantable fiasco mondain.
Son incroyable ouverture à l’altérité tenait à ce qu’il savait, avec Montaigne, qu’elle se nichait au cœur de son être, et qu’il n’y avait « monstre et miracle au monde plus expres que [soy]-mesme2 ».
Ô combien j’ai pu l’exaspérer en piétinant sa ponctualité calviniste, en péchant par rétention de pages, puis en l’engloutissant sous de soudaines dysenteries verbales, ou des élucubrations trop touffues, là où il aurait souhaité un art topiaire mieux maîtrisé. Désormais le délai est devenu incommensurable, et je ne peux plus guère exaspérer que ceux qui m’ont confié ces pages.
Mais avec le temps, ô merveille, nous avons appris à rire de concert de nos compatibles incompatibilités, de notre concordia discors, de nos affinités défectives et de nos atomes crochus, crochetés et détricotés.
Michel avait le goût des métamorphoses littéraires, et sur le plan même de la vie, il n’a cessé de me surprendre en révélant des facettes insoupçonnées de soi-même, pourfendant, avec Michaux, le préjugé de l’unité du Moi, dépassant sans cesse ses bornes, différant d’avec soi-même.
À l’inverse des héros des Métamorphoses d’Ovide, transformés en cerf ou en jonquille, mais figés dans leur identité, il gardait toujours le même corps, ce grand corps dégingandé qui aimait à se balancer, à osciller, pour accueillir, non pas comme une prison mais comme un mobile homme, les infinies modulations de son esprit.
Dans sa chambre d’hôpital, aux soins palliatifs, la mort était là, mais nous avons arpenté d’étonnants univers, des volières où ses mots, ses phrases, fusaient, bruissaient, se croisaient, comme des oiseaux exotiques et chamarrés, affranchis des règles de la logique, des servitudes spatio-temporelles, incluant tous les tiers.
Autrefois, il avait une si grande conscience du temps, et sa montre, discrètement, cachée à l’intérieur du poignet, était sa manière, dans la vie, comme le dirait Montaigne, « d’arrester la promptitude de sa 27fuite, par la promptitude de [sa] sesie3 ». Comme Montaigne encore, il détestait l’idée de passer le temps, et voulait le « retaster » et s’y tenir. Mais avec sa maladie, ce rapport a changé. Cette montre renversée à son poignet est devenue l’une de ces montres molles que Salvador Dalí, qui les comparait à des fromages, peut-être helvétiques, a peintes dans un tableau célèbre, intitulé la « Persistance de la mémoire ».
De fait, les derniers voyages qu’il a accomplis autour de sa chambre en ont fait une chambre de mémoires, mémoires vivantes et frémissantes, chambre où se rencontraient les mille amis venus à son chevet, s’entremêlaient les souvenirs de temps diffractés.
Il m’a confié les plus grandes joies de sa vie, ses livres, sa famille, et rien n’illuminait plus son visage que de parler de son fils Marc, de peser, affectueusement, les qualités du soufflé de Marianne, d’évoquer le projet sur lequel, avec Frédéric, il a jusqu’au dernier moment travaillé. « On peut toujours commencer, on ne finit jamais », écrit Michel en ouverture de Perpetuum mobile4. Fasciné par la plasticité jouissive de la culture renaissante, il n’a eu de cesse de la rendre à son mouvement essentiel, en célébrant ses tourniquets contradictoires, ses vertiges polysémiques, ses pieds de nez aux agélastes trop pressés de verrouiller le sens.
Il a reconnu en Rabelais « l’un des acteurs – ou des fomentateurs » de la « crise herméneutique de la Renaissance5 », et il a salué cette Crise pleine de grâce impertinemment, jusqu’aux entrailles, pour sa puissance vitale de questionnement. Car elle nous invite, comme elle invitait les contemporains du Chinonais médecin, frictionnant au mercure de sa plume les esprits vérolés, à ne jamais céder à la torpeur herméneutique, à lui préférer l’ardeur, la vigueur toute gigantale d’une relation critique charnellement aiguisée.
Michel, comme il détestait tous les dissolvants académiques, acharnés à désamorcer l’outrance désopilante et tentatrice de ces saints mots qu’on ne saurait voir ! Il aurait pu dire, avec Christian Prigent, que Rabelais est resté au travers de la gorge de l’histoire littéraire « comme une arête monstrueuse qu’on a essayé de dissoudre dans d’imbéciles acides lagardémichardesques6 ». Tout l’intérêt pour lui n’est pas de dégeler 28Rabelais, mais de prendre une dégelée, de laisser la douceur d’oison de sa langue « torcheculative » pulvériser les représentations recroquevillées et figées. N’est-ce pas la leçon métalittéraire du fameux épisode des paroles gelées auquel il a consacré de belles pages7 ?
Souvenons-nous, la découverte de ces étranges concrétions inspire au « je » narrateur, Alcofribas Nasier, une mauvaise idée, un fétichisme mercantile :
Je vouloys quelques mots de gueule mettre en réserve dedans de l’huille, comme l’on guarde la neige et la glace […] Mais Pantagruel ne le voulut, disant estre follie faire reserve de ce dont jamais l’on n’a faulte et que tousjours on a en main, comme sont motz de gueule entre tous bons et joyeulx Pantagruelistes (QL, lvii p. 670-671).
Pantagruel condamne énergiquement ce désir de capitalisation du langage, qui reflète l’apparition du commerce de la glace et de la crème glacée dans l’Europe du xvie siècle, et qui menace d’anéantir la vitalité des signes en les réifiant en valeur quantifiable – comme si Rabelais anticipait ici les écueils de sa propre canonisation et patrimonialisation. Au narrateur thanatopracteur, qui veut conserver la langue, Pantagruel oppose une vision tout autre de l’activité littéraire, givrée et dégivrante, en jetant sur le tillac « plenes mains de parolles gelées ». Elles explosent comme des dragées pour libérer une « barbarie onomatopéique8 » et carnavalesque, comme il convient en ce moment de fonte des glaces, traditionnellement reconnu comme le véritable début de l’an :
lesquelles ensemblement fondues ouysmes, hin, hin, hin hin, his, ticque, torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrr. On, on, on, on, ououououon : goth, magoth, et ne sçay quelz aultres motz barbares, et disoyt que c’estoient vocables du hourt, et hanissement des chevaulx à l’heure qu’on chocque, puys en ouysmes d’aultres grosses et rendoient son en degelent, les unes comme des tabours, et fifres, les aultres comme de clerons et trompettes (ibid., 670).
Le lecteur fait ici l’expérience d’un pur bruitage, où le signifiant devient pâteux, s’opacifie et se dénonce comme tel, mêlé à des mots arrachés à toute syntaxe signifiante. Empruntés à une chanson du musicien 29Jannequin (Défaite des Suisses à la journée de Marignan), ces derniers sont désormais réduits à leur musicalité intrinsèque. Dans la cacophonie « sanglante » et « horrificque » de la bataille restituée, les paroles, sauvagement corporalisées, n’émanent plus de bouches mais de « gorges coupées » qui ont perdu la possibilité d’articuler. L’épisode rend compte ainsi d’une défaite ou d’un « désastre » plus meurtrier encore, celui du sens. Mais étrangement, ce dégel constitue un agréable « passe-temps » pour les navigateurs du Quart livre. La défiguration du langage par le son, la représentation d’un vacarme infigurable, déjouent par le rire et le plaisir la glaciation du langage. C’est exactement ce que Michel n’a cessé, à sa manière, de faire : s’opposer à l’hibernation des représentations stéréotypées grâce à un style à la limpidité toute classique, où la force se noue à la forme, la saveur se love au cœur du savoir.
Au gymnase, les anciens grecs pratiquaient divers exercices, dont la SCIOMACHIE, le combat avec son ombre. Dans ce combat ombratile, on luttait avec la tête et les talons, ou des gantelets, pour assouplir les jointures de l’âme. C’est ainsi que Michel a feinté durant les derniers mois de sa vie avec son ombre trop mortelle, tantôt serein comme un bouddha défroqué, tantôt accablé par la perte de ses moyens cognitifs, et enfin, du moins cela correspond aux derniers moments où je l’ai vu, comme purifié, le visage devenu si juvénile, lumineux, que malgré la vie qui s’écoulait hors, les moments passés ensemble étaient ludiques et festifs. On s’imaginait des dîners avec Érasme, Rabelais et Montaigne, en se demandant qui serait le meilleur convive (difficile, a-t-il dit), et c’est la mort qui finalement est venue s’asseoir.
Je me rappelle, on a écouté le poème « Prendre corps » de Ghérasim Luca : « je t’ombre / je te corps / je te fantôme / je te rétine / dans mon souffle / tu t’iris / je t’écris / tu me penses ».
Son dernier magnifique livre, Michel avait pensé l’intituler « Que la joie demeure », et c’est cette phrase qui demeure en moi. Dans ce livre, il écrit que l’allégresse « n’est pas une grâce tombée du ciel, mais une action, un combat, l’effort par lequel l’homme s’arrache à la prison, où souvent il s’est enfermé lui-même, pour prendre le large et se sentir élargi9 ». Toute joie est « mouvement de libération », abattage des murs de l’angoisse, qui « dérive de angustiæ, étroitesse, lieu resserré10 ». 30Affranchie d’une fondamentale mélancolie, sa lumière est d’autant plus éclatante qu’elle aura su conjurer la suie de deuils et de douleurs abyssaux, qu’il ne s’agit pas d’oublier mais de dépasser, d’intégrer dans l’élan même de la vie, frondeuse, imprévisible. À la mort de Badebec, rappelle Michel dans le chapitre consacré à Rabelais, Gargantua hésite « s’il devait pleurer pour le deuil de sa femme, ou rire pour la joie de son fils11 » (P, iii, 225). Tour à tour, il sanglote comme une vache, et rit comme un veau. Mais c’est vers le « pôle de la vie » qu’il choisit de se laisser emporter. Si nous pouvions aspirer, en le lisant, à devenir docteurs, ce serait « docteurs en gaie science » (G, xiii, 41), comme le promet Gargantua à son fils, ce fils qui prête son nom à une véritable panacée existentielle et littéraire, le pantagruélisme, défini, au prologue du Quart livre, comme « gaieté d’esprit confite en mépris des choses fortuites12 » (QL, prol., 523).
Rions donc comme des velles et des veaux, qui s’ébattent par monts, par mets et par mots, cultivons la joie, qu’elle demeure en ces temps de deuil, la joie infinie de l’avoir connu et côtoyé, Michel, d’avoir fendu avec lui les océans littéraires à la recherche de la dive bouteille, qui lui plaisait aussi sur les tables, en compagnie de ses auteurs fétiches et un verre à la main.
Comme l’écrivait Nerval, auquel il avait consacré un livre : « Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours ! / Le temps va ramener l’ordre des anciens jours ; / La terre a tressailli d’un souffle prophétique13 ». Et concluons avec Rabelais, qui tout comme lui ne construisait vigoureusement le sens que pour jouir de sa sublime précarité et jugeait qu’on ne saurait jamais conclure : « Ergo gluc. Ha, ha, ha, cest parlé, cela ».
Dominique Brancher
Bâle, juillet 2020
1 Michel Jeanneret, Des mets et des mots. Banquets et propos de table à la Renaissance, Paris, José Corti, 1987, p. 92.
2 Michel de Montaigne, Essais, éd. Pierre Villey, Paris, Puf, « Quadrige », 1992 (1924, 1965), II, 11, 1029B.
3 Essais, III, 13, 116B.
4 Michel Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres, de Vinci à Montaigne, Paris, Macula, 1997 (deuxième édition corrigée, Genève, Droz, 2016), p. 11.
5 Michel Jeanneret, Le Défi des signes. Rabelais et la crise de l’interprétation à la Renaissance, Orléans-Caen, Paradigme, 1994, p. 26.
6 Christian Prigent, Ceux qui merdRent, Paris, POL, 1991, « Rabelais contemporain », p. 308.
7 Michel Jeanneret, « Les paroles dégelées (Rabelais QL, 48-65) », dans Le Défi des signes, op. cit., p. 113-129.
8 Marie-Luce Demonet, Les Voix du signe. Nature et origine du langage à la Renaissance(1480-1580), Paris, Honoré Champion, 1992, « Barbarie, onomatopée et ‘paroles gelées’ », p. 376-384, 382.
9 Michel Jeanneret, J’aime ta joie parce qu’elle est folle. Écrivains en fête (xvie et xviie siècles), Genève, Droz, 2018, p. 13. La réplique est celle de Suzanne à Figaro, dans Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, acte IV, scène 1 : « J’aime ta joie, parce qu’elle est folle ; elle annonce que tu es heureux ».
10 Ibid.
11 Cité par Jeanneret, J’aime ta joie…, chap. ii « ‘Folâtreries joyeuses’ (Rabelais) », p. 33.
12 Cité ibid., p. 45.
13 Gérard de Nerval, « Delfica », vers 9-11, dans Les Filles du Feu, Les Chimères.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11504-5
- EAN : 9782406115045
- ISSN : 2554-9111
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11504-5.p.0025
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/04/2021
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français