Compte rendu de The Cambridge Companion to Rabelais
- Type de publication : Article de revue
- Revue : L’Année rabelaisienne
2017, n° 1. varia - Auteur : Le Cadet (Nicolas)
- Pages : 422 à 427
- Revue : L'Année rabelaisienne
The Cambridge Companion to Rabelais, dir. John O’Brien, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, XVII-169 p.
L’année 2011 a vu la publication de deux volumes collectifs sur Rabelais en langue anglaise. Celui de la Modern Language Association of America (Approaches to Teaching the Works of François Rabelais, dir. Todd W. Reeser et Floyd Gray) est conçu comme un lieu d’échanges pédagogiques entre universitaires de langue anglaise. Il s’agit de rassembler différents points de vue sur la manière d’enseigner l’œuvre rabelaisienne à l’université. The Cambridge Companion to Rabelais, pour sa part, est destiné à un plus large public anglophone : toutes les citations sont d’ailleurs données en anglais dans la traduction de Donald Frame (The Complete Works of François Rabelais, 1991). Avec une chronologie pratique1 et dix chapitres d’une quinzaine de pages, écrits par des universitaires anglais, américains et français, il fournit, comme l’indique la quatrième de couverture, « une explication d’accès facile des œuvres majeures de Rabelais, ainsi que les informations contextuelles et les outils conceptuels requis pour comprendre l’auteur et son monde ». La première de couverture reproduit le détail d’un tableau satirique de Pieter Brueghel le Jeune représentant un avocat devant lequel se pressent des solliciteurs dans une salle encombrée de pièces de procédure.
Le chapitre 1, signé par John O’Brien, le responsable de la publication, introduit le volume. Il s’ouvre sur une distinction entre deux types de distances qui nous séparent de Rabelais. L’« éloignement » (« alienation ») est l’inévitable distance historique qui nous rend étrangers à ce qui devait être familier aux lecteurs du xvie siècle : l’humour paillard, les références aux fonctions du corps ou encore la profusion d’intertextes antiques et contemporains. La « défamiliarisation » (« defamiliarization ») procède au contraire d’une volonté délibérée de la part de l’auteur de déjouer les attentes du lecteur et de le surprendre. L’objectif du volume est donc de fournir au lecteur les outils nécessaires pour entrer dans un paysage intellectuel qui lui est nécessairement étranger, tout en élucidant l’esthétique déconcertante de Rabelais. John O’Brien divise ensuite les chapitres du volume en trois catégories, selon qu’ils mettent en avant les problématiques de la lecture et de l’interprétation (« Reading »), du 423contexte intellectuel, politique et religieux (« Contexts ») ou enfin du rire et de la réception (« Play and purpose »).
Dans le chapitre 2 (« Reading the works of Rabelais »), Floyd Gray, l’auteur de Rabelais et le comique du discontinu (Paris, Champion, 1994), s’oppose aux partisans de la transparence, intéressés par les seules idées politiques, religieuses et historiques, au détriment de l’art. Selon lui, la fiction rabelaisienne, fondamentalement ambiguë, n’autorise pas à considérer les choses indépendamment des mots qui les expriment, à séparer le sérieux et le comique, la pensée et le jeu. Non seulement les prologues ne donnent pas accès à l’intention de l’auteur car ils appartiennent déjà à l’univers fictionnel, mais la structure digressive de chacun des cinq Livres, composés d’une multitude de thèmes et d’épisodes disparates, paraît exclure toute interprétation univoque.
Barbara C. Bowen (« 3. Laughing in Rabelais, laughing with Rabelais »), dans la lignée de son article « Rire est le propre de l’homme » (ÉR, XXI, 1988, p. 185-190) et de son ouvrage Enter Rabelais, laughing (Vanderbilt University Press, 1998), s’interroge sur la présence du rire dans l’œuvre de Rabelais et chez ses lecteurs, à l’aune du discours philosophique, médical et rhétorique sur le rire à la Renaissance. Contrairement au « mythe » qui se serait progressivement forgé, elle considère que les personnages rabelaisiens rient très peu et que ce rire est ambivalent, tantôt positif, tantôt négatif. C’est la « joie », bien plus que le rire, qui constituerait un « mot-clef » chez Rabelais. En revanche, le lecteur ne cesse de rire des personnages comiques, des situations cocasses, de l’obscénité, de l’irrévérence vis-à-vis des disciplines accréditées et surtout des jeux avec le langage.
François Cornilliat (« 4. Interpretation in Rabelais, interpretation of Rabelais ») fait remarquer que les œuvres rabelaisiennes confèrent un rôle majeur et ambigu au thème de l’interprétation. Gargantua s’ouvre ainsi sur un prologue consacré au problème de l’interprétation, rapidement suivi par un obscur poème, « Les Fanfreluches antidotées », et se referme sur une « Enigme en prophetie ». Le prologue appelle le lecteur à faire dialoguer le sens littéral et le « plus hault sens », cependant que l’énigme est exemplaire de « l’art stéganographique » de Rabelais qui propose simultanément différents niveaux de signification. Cependant, cette rencontre harmonieuse du bas et du haut serait perturbée par le personnage de Panurge dont la perversion morale s’aggraverait à partir du Tiers livre.
Neil Kenny (« 5. Making sense of intertextuality ») s’intéresse aux relations que les textes rabelaisiens entretiennent avec d’autres textes anciens ou 424modernes. Il opte pour le terme d’« intertextualité », qui a l’avantage de ne pas préjuger de la nature du lien entre les textes, à la différence des mots « imitation », « source », « influence », « emprunt » ou « autorité ». Neil Kenny distingue deux manières d’aborder l’intertextualité rabelaisienne. La première établit une hiérarchie entre les hypotextes et considère que certains d’entre eux fournissent même la clef d’un livre, comme par exemple la condamnation érasmienne de la philautie dans le Tiers livre (Michael Screech) ou la fusion du Nouveau Testament et de l’Énéide dans Pantagruel (Edwin Duval). La seconde manière, pour laquelle Neil Kenny ne cache pas sa préférence et dont André Tournon et Terence Cave seraient les représentants, considère qu’une telle hiérarchisation est nécessairement provisoire et que les significations jaillissent de la tension entre les différents hypotextes. L’épisode de la mort de Pan dans le Quart livre est la pierre de touche de ce débat.
Le chapitre de Marie-Luce Demonet (« 6. Pantagrueline humanism and Rabelaisian fiction ») réfléchit à la manière dont l’humanisme de Rabelais se manifeste dans sa fiction. Il fournit pour cela un éclairage sur un vaste éventail de questions : la redécouverte des philosophies antiques (platonisme, stoïcisme, épicurisme, scepticisme et cynisme), le goût pour les nouvelles disciplines, le refus de la curiosité impie, l’encyclopédisme, la veine polémique, les genres littéraires (poésie, roman, théâtre), l’inspiration et le travail, le statut de la femme, les signes et les langages. Le Pantagruélisme apparaît finalement comme un humanisme.
Edwin Duval (« 7. Putting religion in its place ») fait le point sur la question de la religion dans l’œuvre de Rabelais. En tant que moine franciscain puis bénédictin, prêtre séculier, détenteur de nombreux bénéfices, médecin du cardinal Jean Du Bellay, Rabelais est bien placé pour comprendre les aspects théologiques, institutionnels et politiques posés par les conflits religieux de son temps. Si la critique s’accorde aujourd’hui pour voir en lui un humaniste chrétien, hostile comme Érasme aux « constitutions humaines », il n’est pas facile de discerner dans son œuvre de fiction une position confessionnelle ferme : non seulement cette dernière évolue d’un livre à l’autre, mais elle est brouillée par l’ironie ainsi que par la pratique de la citation comique de textes bibliques et liturgiques. C’est pourquoi, plutôt que de procéder à des généralisations trop rapides, Edwin Duval analyse la place et la fonction des allusions religieuses dans l’économie particulière de chacun des quatre livres, ainsi que de la Pantagrueline Prognostication et des 425Almanachs de 1533 et 1535, soigneusement replacés dans leur contexte. Il distingue à chaque fois trois types d’expression religieuse : la satire qui condamne en ridiculisant, la parodie qui est idéologiquement neutre et enfin l’apologétique qui exprime de manière positive une conviction religieuse. Si les différences sont nettes entre les œuvres de Rabelais, il existe néanmoins une constante : la religion y est subordonnée à des considérations politiques, sociales et morales.
Ullrich Langer (« 8.Pantagruel and Gargantua : The political education of the king ») relit les deux premiers livres de Rabelais à la lueur de la réflexion renaissante sur la question de l’éducation du prince. Il s’appuie en particulier sur la « Première épître aux Roys et Princes » de Jean Bouchet, L’Institution du prince chrétien d’Érasme ou encore le quatrième livre du Livre du Courtisan de Castiglione. Le critique considère en effet que Pantagruel et Gargantua comportent de nombreux épisodes qui peuvent se lire comme des représentations du prince idéal et de son envers, le tyran intempérant et ignorant, aisément corruptible. La démonstration s’appuie sur trois passages de Pantagruel : la lettre de Gargantua qui souligne l’importance de la question de l’héritier, vivante image des vertus du père, la rencontre de Pantagruel et de Panurge qui montre le désir du futur roi de s’entourer d’amis plutôt que de flatteurs, et enfin la guerre contre les Dispodes qui témoigne des qualités de prudentia du roi, que Cicéron analyse dans le De inventione comme une combinaison de la connaissance du passé (memoria), de la perception avisée de la situation présente (intellegentia) et de la prévoyance des événements futurs (providentia). En ce qui concerne Gargantua, le critique concentre son analyse sur la séquence de la guerre qui occupe désormais toute la seconde partie du livre. Rabelais y oppose en effet Grandgousier qui cherche par tous les moyens à rétablir la paix et Pichrochole, incapable de contrôler ses émotions et dépourvu de toute prudence.
Wes Williams (« 9. Histories natural and unnatural »), dans un chapitre qui préfigure son ouvrage Monsters and their Meanings in Early Modern Culture ; Mighty Magic (Oxford University Press, 2011), souligne l’intérêt de Rabelais pour l’histoire naturelle et ce qui la dépasse ou la conteste : le bestiaire monstrueux. Il s’attache tout particulièrement au Physetere du Quart livre de 1552, cette baleine dont le nom savant tiré de l’Histoire naturelle de Pline est déjà apparu en 1551 dans un texte français : L’Histoire naturelle des estranges poissons marins de Pierre Belon. Les chapitres 33 et 34 du Quart livre sont construits sur un double mouvement d’amplification et de réduction : Panurge transforme d’abord 426la bête en un monstre marin au moyen de deux intertextes biblique et classique, puis Pantagruel en fait à nouveau un objet d’histoire naturelle : sous les coups puissants du géant, elle se renverse « ventre sus dours, comme font tous poissons mors ».
Richard Cooper (« 10. Reading and unraveling Rabelais through the ages »), qui a déjà travaillé sur la réception de Rabelais au siècle des Lumières dans deux articles (« “Charmant mais très obscène” : Some French Eighteenth-Century Readings of Rabelais », 1988 ; et « Le Véritable Rabelais déformé », 1997), propose ici un vaste panorama de la réception de Rabelais depuis le xvie siècle jusqu’à aujourd’hui, essentiellement dans le domaine français. On connaît très peu le premier public de Rabelais, constitué de lecteurs mais certainement aussi d’auditeurs. La douzaine de mentions de Rabelais dans les inventaires des bibliothèques privées françaises montre qu’il était lu tant par des avocats que par des rois comme Henri IV ou Charles Ier d’Angleterre. La réception de Rabelais au xviie siècle, marquée par la publication en 1663 de l’importante édition Elzevier des Œuvres, est placée sous le signe de l’ambivalence : dans la première moitié du siècle, les échos de son style et de son humour se retrouvent chez des écrivains comiques comme Sorel et Scarron, chez des poètes libertins comme Saint-Amant et Sarrasin, dans des pastiches comme le Rabelais ressuscité de Nicolas de Horry (1611) ou encore dans des ballets de cour. En même temps, les apologistes catholiques comme le Père Garasse condamnent violemment les œuvres rabelaisiennes, accusées d’être les livres de chevet des libres penseurs. La même ambivalence se retrouve au xviiie siècle : les jugements hostiles (H.-J. DuLaurens et Voltaire, mais ce dernier reviendra sur ses propos) alternent avec les vibrants plaidoyers (J.-P. Nicéron, J.-F. Marmontel, P. L. Guinguené). Afin de concilier une forte demande de la part des lecteurs et le souci de la moralité publique, deux abbés entreprennent la même année (1752) d’expurger et de moderniser le texte, cependant que la Bibliothèque universelle des romans propose en quelque quarante pages un résumé censé éviter aux lectrices de perdre leur innocence en lisant l’original. L’œuvre rabelaisienne inspire des pastiches de la part de Diderot et de Galiani, ainsi que de nombreux ballets burlesques, des opéras comiques (en particulier Panurge dans L’Isle des Lanternes, avec ses quelque 250 représentations), des comédies et des vaudevilles. Les Romantiques manifestent un enthousiasme très vif à l’égard de Rabelais, à la notable exception de Lamartine. Les jugements élogieux abondent sous la plume de Nodier, Sand, Flaubert, Balzac, Gautier, Chateaubriand, 427Michelet et Hugo. À côté d’un faussaire comme Vrain-Lucas qui produit quelque deux cents lettres de Rabelais et d’autres censées lui être adressées, les éditeurs scientifiques contribuent à diffuser l’œuvre de Rabelais, sous la forme d’éditions complètes (Editio variorum par Esmangart et Johanneau, 1823) ou expurgées (Eugène Noël, Alfred Talandier). Le xxe siècle connaît une énorme expansion et internationalisation de la critique rabelaisienne, grâce à la fondation en 1903 de la Revue des études rabelaisiennes par Lefranc, Boulenger et Clouzot, et la publication par la même équipe, augmentée de Plattard et de Sainéan, d’une édition critique totalement renouvelée.
Ce nouveau volume de la collection des Cambridge Companions, qui répond à l’évidence à un fort besoin éditorial, se révèle donc d’un excellent niveau. Il est cependant assez mince et n’aborde qu’une partie des problèmes posés par l’œuvre rabelaisienne. Par ailleurs, le public anglo-saxon pourra déplorer l’absence de chapitres consacrés à tel ou tel livre de Rabelais, envisagé dans sa spécificité.
Nicolas Le Cadet
1 Elle n’est cependant pas exempte d’erreurs. On pense en particulier aux deux dates pour le moins contestables proposées pour la naissance de Rabelais (1483 et 1494), et à celle, très hypothétique, de janvier 1532 donnée pour la représentation à Montpellier de la « morale comœdie » de celui qui avait épousé une femme muette (TL, xxxiiii, 460).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06298-1
- EAN : 9782406062981
- ISSN : 2554-9111
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06298-1.p.0422
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/01/2017
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français