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Classiques Garnier

Compte rendu de The Cambridge Companion to Rabelais

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : L’Année rabelaisienne
    2017, n° 1
    . varia
  • Auteur : Le Cadet (Nicolas)
  • Pages : 422 à 427
  • Revue : L'Année rabelaisienne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406062981
  • ISBN : 978-2-406-06298-1
  • ISSN : 2554-9111
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06298-1.p.0422
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/01/2017
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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The Cambridge Companion to Rabelais, dir. John OBrien, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, XVII-169 p.

Lannée 2011 a vu la publication de deux volumes collectifs sur Rabelais en langue anglaise. Celui de la Modern Language Association of America (Approaches to Teaching the Works of François Rabelais, dir. Todd W. Reeser et Floyd Gray) est conçu comme un lieu déchanges pédagogiques entre universitaires de langue anglaise. Il sagit de rassembler différents points de vue sur la manière denseigner lœuvre rabelaisienne à luniversité. The Cambridge Companion to Rabelais, pour sa part, est destiné à un plus large public anglophone : toutes les citations sont dailleurs données en anglais dans la traduction de Donald Frame (The Complete Works of François Rabelais, 1991). Avec une chronologie pratique1 et dix chapitres dune quinzaine de pages, écrits par des universitaires anglais, américains et français, il fournit, comme lindique la quatrième de couverture, « une explication daccès facile des œuvres majeures de Rabelais, ainsi que les informations contextuelles et les outils conceptuels requis pour comprendre lauteur et son monde ». La première de couverture reproduit le détail dun tableau satirique de Pieter Brueghel le Jeune représentant un avocat devant lequel se pressent des solliciteurs dans une salle encombrée de pièces de procédure.

Le chapitre 1, signé par John OBrien, le responsable de la publication, introduit le volume. Il souvre sur une distinction entre deux types de distances qui nous séparent de Rabelais. L« éloignement » (« alienation ») est linévitable distance historique qui nous rend étrangers à ce qui devait être familier aux lecteurs du xvie siècle : lhumour paillard, les références aux fonctions du corps ou encore la profusion dintertextes antiques et contemporains. La « défamiliarisation » (« defamiliarization ») procède au contraire dune volonté délibérée de la part de lauteur de déjouer les attentes du lecteur et de le surprendre. Lobjectif du volume est donc de fournir au lecteur les outils nécessaires pour entrer dans un paysage intellectuel qui lui est nécessairement étranger, tout en élucidant lesthétique déconcertante de Rabelais. John OBrien divise ensuite les chapitres du volume en trois catégories, selon quils mettent en avant les problématiques de la lecture et de linterprétation (« Reading »), du 423contexte intellectuel, politique et religieux (« Contexts ») ou enfin du rire et de la réception (« Play and purpose »).

Dans le chapitre 2 (« Reading the works of Rabelais »), Floyd Gray, lauteur de Rabelais et le comique du discontinu (Paris, Champion, 1994), soppose aux partisans de la transparence, intéressés par les seules idées politiques, religieuses et historiques, au détriment de lart. Selon lui, la fiction rabelaisienne, fondamentalement ambiguë, nautorise pas à considérer les choses indépendamment des mots qui les expriment, à séparer le sérieux et le comique, la pensée et le jeu. Non seulement les prologues ne donnent pas accès à lintention de lauteur car ils appartiennent déjà à lunivers fictionnel, mais la structure digressive de chacun des cinq Livres, composés dune multitude de thèmes et dépisodes disparates, paraît exclure toute interprétation univoque.

Barbara C. Bowen (« 3. Laughing in Rabelais, laughing with Rabelais »), dans la lignée de son article « Rire est le propre de lhomme » (ÉR, XXI, 1988, p. 185-190) et de son ouvrage Enter Rabelais, laughing (Vanderbilt University Press, 1998), sinterroge sur la présence du rire dans lœuvre de Rabelais et chez ses lecteurs, à laune du discours philosophique, médical et rhétorique sur le rire à la Renaissance. Contrairement au « mythe » qui se serait progressivement forgé, elle considère que les personnages rabelaisiens rient très peu et que ce rire est ambivalent, tantôt positif, tantôt négatif. Cest la « joie », bien plus que le rire, qui constituerait un « mot-clef » chez Rabelais. En revanche, le lecteur ne cesse de rire des personnages comiques, des situations cocasses, de lobscénité, de lirrévérence vis-à-vis des disciplines accréditées et surtout des jeux avec le langage.

François Cornilliat (« 4. Interpretation in Rabelais, interpretation of Rabelais ») fait remarquer que les œuvres rabelaisiennes confèrent un rôle majeur et ambigu au thème de linterprétation. Gargantua souvre ainsi sur un prologue consacré au problème de linterprétation, rapidement suivi par un obscur poème, « Les Fanfreluches antidotées », et se referme sur une « Enigme en prophetie ». Le prologue appelle le lecteur à faire dialoguer le sens littéral et le « plus hault sens », cependant que lénigme est exemplaire de « lart stéganographique » de Rabelais qui propose simultanément différents niveaux de signification. Cependant, cette rencontre harmonieuse du bas et du haut serait perturbée par le personnage de Panurge dont la perversion morale saggraverait à partir du Tiers livre.

Neil Kenny (« 5. Making sense of intertextuality ») sintéresse aux relations que les textes rabelaisiens entretiennent avec dautres textes anciens ou 424modernes. Il opte pour le terme d« intertextualité », qui a lavantage de ne pas préjuger de la nature du lien entre les textes, à la différence des mots « imitation », « source », « influence », « emprunt » ou « autorité ». Neil Kenny distingue deux manières daborder lintertextualité rabelaisienne. La première établit une hiérarchie entre les hypotextes et considère que certains dentre eux fournissent même la clef dun livre, comme par exemple la condamnation érasmienne de la philautie dans le Tiers livre (Michael Screech) ou la fusion du Nouveau Testament et de lÉnéide dans Pantagruel (Edwin Duval). La seconde manière, pour laquelle Neil Kenny ne cache pas sa préférence et dont André Tournon et Terence Cave seraient les représentants, considère quune telle hiérarchisation est nécessairement provisoire et que les significations jaillissent de la tension entre les différents hypotextes. Lépisode de la mort de Pan dans le Quart livre est la pierre de touche de ce débat.

Le chapitre de Marie-Luce Demonet (« 6. Pantagrueline humanism and Rabelaisian fiction ») réfléchit à la manière dont lhumanisme de Rabelais se manifeste dans sa fiction. Il fournit pour cela un éclairage sur un vaste éventail de questions : la redécouverte des philosophies antiques (platonisme, stoïcisme, épicurisme, scepticisme et cynisme), le goût pour les nouvelles disciplines, le refus de la curiosité impie, lencyclopédisme, la veine polémique, les genres littéraires (poésie, roman, théâtre), linspiration et le travail, le statut de la femme, les signes et les langages. Le Pantagruélisme apparaît finalement comme un humanisme.

Edwin Duval (« 7. Putting religion in its place ») fait le point sur la question de la religion dans lœuvre de Rabelais. En tant que moine franciscain puis bénédictin, prêtre séculier, détenteur de nombreux bénéfices, médecin du cardinal Jean Du Bellay, Rabelais est bien placé pour comprendre les aspects théologiques, institutionnels et politiques posés par les conflits religieux de son temps. Si la critique saccorde aujourdhui pour voir en lui un humaniste chrétien, hostile comme Érasme aux « constitutions humaines », il nest pas facile de discerner dans son œuvre de fiction une position confessionnelle ferme : non seulement cette dernière évolue dun livre à lautre, mais elle est brouillée par lironie ainsi que par la pratique de la citation comique de textes bibliques et liturgiques. Cest pourquoi, plutôt que de procéder à des généralisations trop rapides, Edwin Duval analyse la place et la fonction des allusions religieuses dans léconomie particulière de chacun des quatre livres, ainsi que de la Pantagrueline Prognostication et des 425Almanachs de 1533 et 1535, soigneusement replacés dans leur contexte. Il distingue à chaque fois trois types dexpression religieuse : la satire qui condamne en ridiculisant, la parodie qui est idéologiquement neutre et enfin lapologétique qui exprime de manière positive une conviction religieuse. Si les différences sont nettes entre les œuvres de Rabelais, il existe néanmoins une constante : la religion y est subordonnée à des considérations politiques, sociales et morales.

Ullrich Langer (« 8.Pantagruel and Gargantua : The political education of the king ») relit les deux premiers livres de Rabelais à la lueur de la réflexion renaissante sur la question de léducation du prince. Il sappuie en particulier sur la « Première épître aux Roys et Princes » de Jean Bouchet, LInstitution du prince chrétien dÉrasme ou encore le quatrième livre du Livre du Courtisan de Castiglione. Le critique considère en effet que Pantagruel et Gargantua comportent de nombreux épisodes qui peuvent se lire comme des représentations du prince idéal et de son envers, le tyran intempérant et ignorant, aisément corruptible. La démonstration sappuie sur trois passages de Pantagruel : la lettre de Gargantua qui souligne limportance de la question de lhéritier, vivante image des vertus du père, la rencontre de Pantagruel et de Panurge qui montre le désir du futur roi de sentourer damis plutôt que de flatteurs, et enfin la guerre contre les Dispodes qui témoigne des qualités de prudentia du roi, que Cicéron analyse dans le De inventione comme une combinaison de la connaissance du passé (memoria), de la perception avisée de la situation présente (intellegentia) et de la prévoyance des événements futurs (providentia). En ce qui concerne Gargantua, le critique concentre son analyse sur la séquence de la guerre qui occupe désormais toute la seconde partie du livre. Rabelais y oppose en effet Grandgousier qui cherche par tous les moyens à rétablir la paix et Pichrochole, incapable de contrôler ses émotions et dépourvu de toute prudence.

Wes Williams (« 9. Histories natural and unnatural »), dans un chapitre qui préfigure son ouvrage Monsters and their Meanings in Early Modern Culture ; Mighty Magic (Oxford University Press, 2011), souligne lintérêt de Rabelais pour lhistoire naturelle et ce qui la dépasse ou la conteste : le bestiaire monstrueux. Il sattache tout particulièrement au Physetere du Quart livre de 1552, cette baleine dont le nom savant tiré de lHistoire naturelle de Pline est déjà apparu en 1551 dans un texte français : LHistoire naturelle des estranges poissons marins de Pierre Belon. Les chapitres 33 et 34 du Quart livre sont construits sur un double mouvement damplification et de réduction : Panurge transforme dabord 426la bête en un monstre marin au moyen de deux intertextes biblique et classique, puis Pantagruel en fait à nouveau un objet dhistoire naturelle : sous les coups puissants du géant, elle se renverse « ventre sus dours, comme font tous poissons mors ».

Richard Cooper (« 10. Reading and unraveling Rabelais through the ages »), qui a déjà travaillé sur la réception de Rabelais au siècle des Lumières dans deux articles (« “Charmant mais très obscène” : Some French Eighteenth-Century Readings of Rabelais », 1988 ; et « Le Véritable Rabelais déformé », 1997), propose ici un vaste panorama de la réception de Rabelais depuis le xvie siècle jusquà aujourdhui, essentiellement dans le domaine français. On connaît très peu le premier public de Rabelais, constitué de lecteurs mais certainement aussi dauditeurs. La douzaine de mentions de Rabelais dans les inventaires des bibliothèques privées françaises montre quil était lu tant par des avocats que par des rois comme Henri IV ou Charles Ier dAngleterre. La réception de Rabelais au xviie siècle, marquée par la publication en 1663 de limportante édition Elzevier des Œuvres, est placée sous le signe de lambivalence : dans la première moitié du siècle, les échos de son style et de son humour se retrouvent chez des écrivains comiques comme Sorel et Scarron, chez des poètes libertins comme Saint-Amant et Sarrasin, dans des pastiches comme le Rabelais ressuscité de Nicolas de Horry (1611) ou encore dans des ballets de cour. En même temps, les apologistes catholiques comme le Père Garasse condamnent violemment les œuvres rabelaisiennes, accusées dêtre les livres de chevet des libres penseurs. La même ambivalence se retrouve au xviiie siècle : les jugements hostiles (H.-J. DuLaurens et Voltaire, mais ce dernier reviendra sur ses propos) alternent avec les vibrants plaidoyers (J.-P. Nicéron, J.-F. Marmontel, P. L. Guinguené). Afin de concilier une forte demande de la part des lecteurs et le souci de la moralité publique, deux abbés entreprennent la même année (1752) dexpurger et de moderniser le texte, cependant que la Bibliothèque universelle des romans propose en quelque quarante pages un résumé censé éviter aux lectrices de perdre leur innocence en lisant loriginal. Lœuvre rabelaisienne inspire des pastiches de la part de Diderot et de Galiani, ainsi que de nombreux ballets burlesques, des opéras comiques (en particulier Panurge dans LIsle des Lanternes, avec ses quelque 250 représentations), des comédies et des vaudevilles. Les Romantiques manifestent un enthousiasme très vif à légard de Rabelais, à la notable exception de Lamartine. Les jugements élogieux abondent sous la plume de Nodier, Sand, Flaubert, Balzac, Gautier, Chateaubriand, 427Michelet et Hugo. À côté dun faussaire comme Vrain-Lucas qui produit quelque deux cents lettres de Rabelais et dautres censées lui être adressées, les éditeurs scientifiques contribuent à diffuser lœuvre de Rabelais, sous la forme déditions complètes (Editio variorum par Esmangart et Johanneau, 1823) ou expurgées (Eugène Noël, Alfred Talandier). Le xxe siècle connaît une énorme expansion et internationalisation de la critique rabelaisienne, grâce à la fondation en 1903 de la Revue des études rabelaisiennes par Lefranc, Boulenger et Clouzot, et la publication par la même équipe, augmentée de Plattard et de Sainéan, dune édition critique totalement renouvelée.

Ce nouveau volume de la collection des Cambridge Companions, qui répond à lévidence à un fort besoin éditorial, se révèle donc dun excellent niveau. Il est cependant assez mince et naborde quune partie des problèmes posés par lœuvre rabelaisienne. Par ailleurs, le public anglo-saxon pourra déplorer labsence de chapitres consacrés à tel ou tel livre de Rabelais, envisagé dans sa spécificité.

Nicolas Le Cadet

1 Elle nest cependant pas exempte derreurs. On pense en particulier aux deux dates pour le moins contestables proposées pour la naissance de Rabelais (1483 et 1494), et à celle, très hypothétique, de janvier 1532 donnée pour la représentation à Montpellier de la « morale comœdie » de celui qui avait épousé une femme muette (TL, xxxiiii, 460).