Compte rendu de Langue et sens du Quart Livre
- Type de publication : Article de revue
- Revue : L’Année rabelaisienne
2017, n° 1. varia - Auteur : Le Cadet (Nicolas)
- Pages : 444 à 451
- Revue : L'Année rabelaisienne
Langue et sens du Quart livre, Actes du colloque de Rome (novembre 2011), édités par Franco Giacone, Paris, Classiques Garnier, coll. « Les Mondes de Rabelais », no 1, 2012, 443 p.
Le premier volume de la collection « Les Mondes de Rabelais » des Classiques Garnier réunit vingt-trois contributions sur le Quart livre issues d’un colloque international organisé sur trois jours à Rome par Franco Giacone. C’est en quelque sorte un retour aux sources car les trois séjours romains de Rabelais, ainsi que les vives tensions diplomatiques entre le roi Henri II et le pape Jules III, ont profondément marqué l’écriture du Quart livre de 1552. Les chercheurs, venant de trois continents et de sept pays, offrent des perspectives inédites sur la langue, les sources, les thèmes et l’interprétation de plusieurs passages de ce dernier livre authentique. Le Quart livre de 1548, l’édition dite « partielle », ne fait pour sa part l’objet que d’une seule contribution, celle de Richard Cooper qui s’intéresse aux bois qui en ornent les quatre états conservés (trois éditions sorties des presses de De Tours et une contrefaçon anonyme de l’édition La Ville 1547)1.
Une langue dégelée
Plusieurs contributions permettent de mieux comprendre pourquoi Rabelais, en dépit de ses recours limités à la versification, était qualifié de poète par ses contemporains, comme le rappelle Étienne Pasquier dans le livre VII des Recherches de la France. Maria Proshina souligne tout d’abord que le détournement des proverbes et des expressions figées, à travers le jeu sur le sens propre et sur le sens métaphorique, contribue à la création de plusieurs épisodes du Quart livre tout en mettant en œuvre une conception dynamique du langage, sans cesse réinventé et dégelé, au gré de l’émetteur. De son côté, Anne-Pascale Pouey-Mounou part du jeu sur la formule « prendre au mot » au chapitre xxxvi du Tiers livre et à la fin de l’épisode des paroles gelées pour réfléchir à la question de la responsabilité verbale et de la gratuité du langage. Enfin, 445Jean-Charles Monferran montre que Rabelais est avant tout poète par l’attention qu’il porte au matériau sonore et à sa restitution, peut-être en réaction au développement du livre imprimé qui risque le silence, la destruction et l’inanité, s’il n’est porté par une parole vive. Dans le Quart livre en particulier, Rabelais utilise toute une gamme de procédés pour restituer les bruits émis par ses personnages ainsi que leur environnement sonore (les « sons illettrés », les mots factices, l’harmonie imitative). Il accorde en outre une importance accrue au dialogue et à la voix dans le Tiers et le Quart livre, cependant que les poèmes dits prennent le pas sur les poèmes écrits.
On conçoit dès lors sans peine que cette langue dégelée, à la fois ludique et oralisée, sujette à des influences multiples (celle par exemple de la langue médicale italienne étudiée par Gabriella Macciocca), constitue un formidable défi pour les traducteurs. Les trois premiers articles du volume, consacrés aux traductions du Quart livre en italien, en anglais et en allemand, en témoignent. Si en Angleterre, aux Pays-Bas et en Allemagne des traductions furent assez tôt disponibles, il fallut attendre la fin du xixe siècle pour commencer à lire Rabelais en italien ou en espagnol. La première traduction italienne du Quart livre ne paraît même qu’en 1930 et il n’y en a eu que trois autres depuis. Paola Cifarelli, dernière traductrice en date du Quart livre (Bompiani, 2012), compare dans une perspective culturelle et philosophique les trois traductions qui précèdent la sienne. En Allemagne, Johann Fischart traduit Gargantua dès 1575 et ouvre la voie à toute une lignée de traducteurs dont Heidi Marek retrace l’histoire, avant de comparer cinq versions de deux passages du Quart livre. En Angleterre, la première traduction de Pantagruel et de Gargantua, signée de l’écossais Thomas Urquhart, paraît en 1653. En 1693-1694, le protestant exilé Pierre Le Motteux publie, d’après les papiers posthumes d’Urquhart, la traduction du Tiers livre et y ajoute sa propre traduction du Quart livre et du Cinquième livre, ainsi qu’une préface et des notes explicatives pour chacun des cinq livres (ces Remarques sont traduites en français par César de Missy en 1740). Bruna Conconi se penche sur la stratégie mise en place par Le Motteux pour traduire un écrivain qu’il juge allégorique et secret, cultivant un style volontairement obscur, par prudence et par plaisir.
446Dans l’atelier de Rabelais :
les sources variées du Quart livre
Le volume explore par ailleurs un certain nombre de sources artistiques, juridiques ou littéraires du Quart livre. Aya Iwashita-Kajiro relit ainsi la structure du Quart livre et le mode de fabrication de monstres comme le pourceau volant à la lueur de l’art italien des grotesques que Rabelais a pu découvrir pendant ses séjours romains ou même en France, sous une forme plus ou moins renouvelée. De même, Olivier Millet prolonge les travaux de Robert Marichal et de Michael Screech au sujet des allégations ou des allusions concernant le droit canon (Décret de Gratien et Décrétales) dans le Quart livre. Dans l’épisode des Chicanous, la référence implicite aux Décrétales et le statut quasi-clérical des huissiers de justice permettent de désigner la cible de Rabelais : l’immunité cléricale et la distinction entre clercs et laïcs. Dans l’épisode des Papimanes, Rabelais stigmatise explicitement le culte idolâtrique du Pape et des Décrétales, dans une perspective certes gallicane mais également érasmienne et luthérienne.
En ce qui concerne les sources littéraires du Quart livre, Romain Menini s’intéresse à l’un des quatre Plutarque annoté par Rabelais, l’édition grecque de référence des Moralia publiée à Bâle chez J. Froben en 1542. L’exemplaire, conservé à la Bibliothèque Nationale (BnF GR Rés. G. R. 33), est connu de la critique, mais il n’a jamais fait l’objet d’une étude. Les soulignements et les notes marginales de Rabelais constituent pourtant un document précieux pour étudier la genèse du Tiers livre et du Quart livre, même s’il faut se méfier du « mirage de la source unique ». Les marges du traité De la disparition des oracles, des Propos de table, de l’opuscule Pourquoi la Pythie ne rend plus ses oracles en vers, du Contre Colotès ou encore du Démon de Socrate éclairent ainsi bien des pages du Quart livre.
Claude La Charité relève quant à lui neuf références explicites à la médecine hippocratique dans le Quart livre, sept d’entre elles renvoyant aux Épidémies, recueil de fiches cliniques réunies en sept livres. Outre les éditions aldines en grec d’Hippocrate et de Galien, Rabelais a visiblement consulté six autres éditions (traductions latines ou éditions bilingues) dont trois accompagnées de commentaires (ceux de Jean d’Alexandrie et de Leonhardt Fuchs au livre VI des Épidémies puis ceux de Galien aux 447livres I, III et VI). Cinq des références aux Épidémies apparaissent dans l’épître dédicatoire : relatives à l’institution du médecin complaisant envers ses malades (Épidémies vi, 4, 7), elles empruntent successivement à Hippocrate et à ses commentateurs l’idée que l’exercice de la médecine implique trois éléments (le malade, le médecin, la maladie), le développement sur l’ancienne tenue des médecins, appelée philonius, et les contre-exemples de Callianax et de Quintus qui rudoient leur patient. Les deux autres références aux Épidémies se trouvent au chapitre xliii, lorsque Pantagruel invoque l’autorité d’Hippocrate (Épidémies v, 86) pour réfuter l’idée répandue selon laquelle un serpent peut ressortir d’un estomac humain grâce à du lait, puis au chapitre lviii qui allègue Hippocrate pour justifier l’emploi du terme grec « engastrimythe » (Épidémies v, 63). Si l’on ajoute le fait que l’adjectif « epidemial » est utilisé à deux reprises dans le Quart livre au sens étymologique et hippocratique d’une maladie qui touche un grand nombre de gens, on ne peut que conclure à l’influence déterminante de ce recueil, véritable condensé de la pensée d’Hippocrate.
Enfin, François Rigolot relit le topos hésiodique du « Mont de vertu », placé par maître François au début de l’épisode de Gaster, à la lueur de deux nouveaux intertextes : celui du Temple de Vertu (1542) de François Habert et celui de la « Lettera del Ventoso » (1326) de Francesco Petrarca, récit de son ascension désirable mais trompeuse du Mont Ventoux. Ce dialogue des « trois François » (ou plutôt des « quatre François » si l’on rajoute l’auteur de l’article) met en lumière le retournement opéré dans le Quart livre : c’est en effet un « objet de plus basse vertu » que les Pantagruélistes découvrent au sommet de l’île et non plus un « objet de plus haute vertu » comme chez le chantre de Laure ou celui de Délie.
La polysémie des thèmes du Quart livre
Les contributeurs soulignent également la richesse des thèmes rabelaisiens qui autorisent plusieurs pistes interprétatives. Ainsi, en ce qui concerne le végétal dans le Quart livre, Marie-Madeleine Fragonard montre tout à la fois l’étonnante banalité des plantes rabelaisiennes, le plaisir visuel, olfactif et gustatif qu’elles offrent, disposées dans un jardin ou bien cuisinées, et enfin leur dimension symbolique complexe à 448travers les nombreuses analogies tissées avec l’homme ou le passage de la gastronomie à l’excrément. De même, Marianne Closson distingue trois types de « diables » dans le Quart livre : les diables comiques issus des mystères, les diables effrayants convoqués par l’Église catholique dans le cadre d’une « pastorale de la peur » et enfin les diables « calumniateurs » qui déforment le sens de la Bible et censurent les Livres rabelaisiens. Puis Denis Bjaï met en lumière la diversité des prières insérées dans la trame du récit, en se focalisant plus particulièrement sur l’épisode de la tempête en mer et sur l’escale en Papimanie. Rabelais parvient à ménager de saisissants effets de contraste : entre les prières superstitieuses du couard Panurge et l’humble oraison de Pantagruel travaillant avec Dieu au salut de tous, puis entre la foi ardente de l’équipage et les simagrées d’Homenaz au cours de sa messe « basse et seiche » (QL, xlix), de son hymne délirant au droit canon (QL, li) et de sa prière théâtrale et larmoyante adressée au pape (QL, liii). Jacques Berchtold adopte pour sa part une perspective comparatiste et interroge la conception complexe de l’insularité chez Rabelais et chez Rousseau. Il se demande dans quelle mesure l’importance croissante de la question de la solitude (un état « naturel » doté d’une valeur positive) et de l’isolement (l’adjectif « isolé » est dérivé d’isola, « île » en italien, et a une valeur péjorative), dans les années 1757-1774 de la vie de Jean-Jacques, aide à comprendre l’intérêt qu’il porte à la littérature de fiction insulaire et notamment au Quart livre.
Enfin, Mireille Huchon, à partir d’une citation d’André Breton inscrite en épitaphe sur sa tombe (« Je cherche l’or du temps »), médite sur la présence obsédante du temps chez Rabelais et le goût qu’il manifeste dans le Quart livre pour les antiquités reculées, qu’elles soient romaines, grecques ou encore égyptiennes. C’est ce dont témoigne l’histoire du nom attribué à la nef principale de la flotte. Au début du premier chapitre de l’édition de 1548, Rabelais la nomme « Thelamane », par conjonction de Thélème avec thalamus, chambre nuptiale. Puis, à la fin du même chapitre de 1548, il l’appelle « Telamonie », par référence tout à la fois à Télamon, l’un des plus fameux Argonautes et le père d’Ajax de Salamine, et à une tige de pavot, dont, à partir du son des feuilles écrasées dans la main, on peut conjecturer l’amour. En 1552, il unifie ces diverses dénominations et opte finalement pour le nom « Thalamege » qui désigne selon Athénée une nef des plus luxueuses que le pharaon Ptolémée IV Philopator fit construire pour naviguer sur le Nil et, selon Suétone, le navire utilisé par César et Cléopâtre pour remonter le Nil.
449Quelques escales insulaires
Le volume propose enfin un certain nombre de microlectures qui renouvellent la compréhension de passages plus ou moins connus du Quart livre.
Frank Lestringant analyse ainsi le premier des sept chapitres qui composent la séquence des Papimanes, envisagée comme une hétérologie (un discours de l’autre) articulée à une hétérotopie (un lieu situé à l’intérieur ou en marge d’une société donnée et qui en constitue le négatif ou la critique). Les Papimanes, auxquels obéissent les quatre états du monde, sont coupables tout à la fois d’idolâtrie (ils substituent le Pape à Dieu) et de judaïsme (ils continuent d’attendre le Messie).
Daniel Ménager s’intéresse pour sa part à l’échange épistolaire entre Gargantua et Pantagruel (QL, iii et iiii) qui thématiserait une réflexion sur le don, la mémoire et la reconnaissance. Le don peut s’avérer un poids et aliéner la liberté de l’individu, cependant que la mémoire peut empêcher l’individu de se tourner vers la nouveauté et de voyager. On confrontera cette lecture d’ordre philosophique à l’interprétation spirituelle qu’en donne Edwin Duval2.
Valerio Cordiner suit l’évolution du personnage de Panurge depuis sa rencontre avec le géant au chapitre 9 de Pantagruel afin de mettre en perspective l’excipit du Quart livre. C’est en effet à Panurge que Rabelais donne le dernier mot, dans un ultime chapitre qui introduit, dans l’ordre, les motifs de la peur, de la merde, du safran et du vin.
Franco Giacone remet en question l’identification des Papefigues avec les Vaudois communément admise depuis une note de Raymond Lebègue. En effet, contrairement aux Papefigues, autrefois nommés « Guaillardetz », les Vaudois n’ont jamais été riches non plus que libres ni gaillards ; loin d’être soudainement plus isolés, ils prennent en 1532 la décision d’adhérer à la Réforme ; leur foi et la clandestinité dans laquelle ils vivent ne leur auraient pas permis d’aller assister à une fête avec procession ; les responsables de leur communauté s’appellent les Barba et non les « Rabiz » ; le geste de faire la figue ne fait pas partie de leurs 450mœurs ; enfin, les femmes et les enfants n’ont pas été épargnés dans les massacres de Mérindol et de Cabrières en 1545. Franco Giacone propose alors d’identifier les Papefigues aux Juifs. Le récit serait un exemple de propagande anti-juive3.
Enfin, Marie-Luce Demonet s’intéresse à deux « drôleries » du Quart livre. La première est une « drôlerie enchâssée » : il s’agit du sela, ou plutôt sélah, avant-dernier mot du roman qui apparaît dans plusieurs Psaumes ou dans le livre d’Habaquq (le prophète dont le nom a été parodié par le Sefer ha-Baqbuq, le Livre de la Bouteille, texte du xive siècle attribué au philosophe judéo-provençal Levi ben Gerson). Trois interprétations coexistent dans la tradition rabbinique la plus utilisée par les exégètes chrétiens : 1) le haussement de la voix avec pause (simple ponctuation intraduisible). 2) « en vérité » ou « certainement » selon la Briefve Declaration (signe d’approbation). 3) « à jamais », « pour l’éternité ». Mais le lecteur français entend plutôt le déictique « cela », qui désigne aussi le « Comment a nom » des dames. La seconde drôlerie, « apposée », est la Briefve Declaration qui glose avec le plus grand sérieux des termes scabreux, en grec ou en hébreu, et se clôt avec le mot « sela » sur une invitation à boire ensemble. Il pourrait bien s’agir d’une contrefaçon ironique du lexique dans lequel Gabriel Du Puy-Herbault s’auto-commente de manière prétentieuse à la fin de son Theotimus.
Conclusion :
l’humaniste, le militant évangélique et le poète
De Rabelais en nouveau Protée, se métamorphosant sans cesse au gré des pages et des lecteurs, trois figures principales émergent ici. C’est tout d’abord l’humaniste, philologue accompli, fin connaisseur de la littérature et des langues anciennes, helléniste confirmé, jouant sur le sens des mots hébreux et multipliant les allusions à la civilisation égyptienne. C’est ensuite le militant évangélique, contempteur des 451Décrétales, adversaire des « Diables calumniateurs » et pourfendeur des superstitions. C’est enfin le poète fécond, détournant à plaisir les proverbes et les expressions figées, restituant le matériau sonore de la langue et réchauffant dans le creux de ses mains les mots de toutes les couleurs et de toutes les tailles. Ce dégel du langage n’a pas de terme assigné. Il n’existe pas de « Mot » tombé du ciel et figé pour l’éternité qui ferait l’objet d’une révélation et prendrait le pas sur les autres mots. Après Chaneph et Ganabin, le voyage se poursuit, sans nostalgie du retour (le nostos épique) ni fantasme de l’arrivée, dans un entre-deux fécond qui est celui de la quête.
Nicolas Le Cadet
1 Il s’agit certes d’images à la fois polyvalentes (elles peuvent illustrer divers chapitres) et récurrentes (elles figurent dans divers ouvrages et même plusieurs fois dans un même imprimé), qui imitent les techniques d’illustration des romans de chevalerie et des Amadis, mais elles s’appliqueraient plus au texte de Rabelais qu’on ne le dit souvent.
2 Edwin Duval, The Design of Rabelais’s Quart livre de Pantagruel, ÉR, XXXVI (1998), p. 109-116. Il s’agit selon lui de mettre en avant l’amour mutuel qui unit le père et le fils, par opposition aux conflits qui déchirent les îles et à la querelle entre Panurge et Dindenault fondée sur la loi du talion.
3 Marie-Luce Demonet dans « Raves, Rabbis et Raboulière : la persécution des Papefigues chez Rabelais, Quart livre, chapitres xlv-xlvii », La littérature française à l’agrégation de lettres modernes, sous la direction de Jean-Michel Gouvard, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2011, p. 33-60, propose au même moment d’identifier les Papefigues avec les Juifs, mais elle en arrive à une conclusion tout autre : Rabelais se souviendrait du massacre des Juifs de Chinon.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06298-1
- EAN : 9782406062981
- ISSN : 2554-9111
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06298-1.p.0444
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/01/2017
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français