Compte rendu d' Un Joyeux quart de sentences
- Type de publication : Article de revue
- Revue : L’Année rabelaisienne
2017, n° 1. varia - Auteur : Menini (Romain)
- Pages : 433 à 443
- Revue : L'Année rabelaisienne
Un Joyeux quart de sentences, études réunies par Marie-Luce Demonet et Stéphan Geonget, Genève, Droz, coll. « Travaux d’Humanisme et Renaissance », no DIX, ÉR, LII, 2012, 192 p.
Un Joyeux quart de sentences consigne – sous une « ensigne exteriore » signée Rabelais (voir TL,Pr., 350) – les actes de deux journées d’études organisées, à Tours et à Toulouse, dans le cadre de la préparation des étudiants au concours. Une brève introduction des deux maîtres d’œuvre précise la double visée de cette parution : être à la fois un outil profitable aux agrégatifs et le résultat collectif d’un vrai travail de recherche. À la lecture de l’ouvrage, il apparaît qu’un tel contrat a été rempli – et plutôt deux fois qu’une. Les onze communications, réunies en trois parties – dont les titres rappellent que le chef-d’œuvre de 1552 (il n’est qu’assez rarement question, dans le recueil, du périple écourté de 1548) a tout du voyage au long cours (« D’île en île » ; « Routes de haute mer » ; « Cahier de bord ») –, sont autant d’aperçus riches et variés sur une aventure littéraire qui compte tant de secrets et d’imprévus herméneutiques. Bien des aspects de ce livre inépuisable, véritable testament (sur mer) du maître, y sont abordés, des stratégies liminaires du livre à la question de son appartenance générique, en passant par le contexte religieux des années 1550, la cohérence narrative de la fiction insulaire, son extrême érudition ou son ancrage dans la biographie à trous de son auteur.
Dans « Anagnoste, ou comment tout devient clair », Daniel Ménager s’attache au « dispositif de présentation » complexe et comme bifide du livre de 1552, opus introduit non seulement par un prologue auquel les lecteurs des précédentes livraisons pantagruélines avaient été accoutumés, mais encore par une épître dédicatoire à Odet de Châtillon, qui n’a pas bénéficié des faveurs de la critique rabelaisienne (voir désormais, cependant, l’article de Claude La Charité dans Langue et sens du Quart livre, 2012, pour l’intertexte médical). Nous est représentée dans cette lettre au cardinal une scène de lecture à haute voix d’un livre de Rabelais. « J’incline à croire que cette lecture concerne le Tiers livre », écrit Daniel Ménager qui la fait remonter avant 1547 et la mort de François Ier (p. 13). Pierre du Chastel, entré à la cour de France en 1537, est qualifié par Rabelais d’« Anagnoste » (« Lecteur », explique la Briefve declaration), tout ainsi que celui qui fait la lecture au jeune Gargantua en 1535 (« Anagnostes » : G, xxiii, 65). Le commentateur insiste à raison sur la ressemblance des deux passages de l’œuvre, qui mettent l’un comme l’autre en avant l’importance de la lecture à haute voix et 434son exigence de clarté. On peut ajouter que le terme grec, employé par exemple par Cicéron dans sa correspondance, devait s’être installé à la cour de France pour désigner précisément le lecteur royal : Guillaume Budé fait usage de ce mot en ce sens, à plusieurs reprises. Il constituait en outre la seule manchette imprimée du Testament de Cuspidius apocryphe édité par Rabelais en 1532. Les hommes de la Renaissance n’ignoraient pas non plus que c’était le surnom que Platon avait choisi pour Aristote, « Liseur » infatigable. Daniel Ménager propose de lire l’épître à Châtillon comme un « éloge de la parole » (p. 15), liant de près cette fonction à celle de l’« hymne à la santé » (p. 18) que le docteur en médecine y livre encore. Si l’on suit difficilement l’exégète dans son interprétation de la place – supposée anormale (il n’en est rien, à notre avis) – du privilège royal entre épître et prologue, qui semble surtout nous renseigner sur la chronologie de la genèse qui fut celle des pièces liminaires (l’épître dut assurément être écrite en dernier), il faut reconnaître que sa prise en considération de l’analogie entre thérapeutique et parole vive dans la lettre au cardinal est tout à fait suggestive. On aimerait savoir enfin si ces prolégomènes dédiés à la clarté ne peuvent pas constituer une parénèse des plus ironiques quand ils sont censés servir d’ouverture à un livre si nébuleux… Mais peut-être cette obscurité du Quart livre – que nous nous gardons bien de lui reprocher – tient-elle, comme dirait Saint-John Perse, « à sa nature propre, qui est d’éclairer »…
Jean Céard, dans « Rabelais et la “discession des âmes héroïques” », revient sur l’épisode de l’île des Macræons, après les développements qu’il lui avait déjà consacrés dans La Nature et les prodiges (1977, rééd. 1996). Il rappelle l’importance décisive, pour la compréhension du passage, des textes de Marsile Ficin consacrés à la mort de son ami et protecteur Laurent le Magnifique, passé de vie à trépas le 9 avril 1492. Rabelais a substitué au nom du Magnifique celui de Guillaume Du Bellay, seigneur de Langey. S’attachant à l’érudition antiquaire du passage, Jean Céard corrige une source inexactement référencée dans les éditions disponibles : l’exemple du tyran Hérode (Hérode Ier le Grand et non Hérode Agrippa), s’il est bien tiré de Flavius Josèphe, vient non de sa Guerre des Juifs (I, 33, 6) mais de ses Antiquités judaïques (18, 6), texte dont Rabelais a certainement retrouvé la trace chez un compilateur. Dans une note, on lit que « le nom de Macrobe n’évoque pas immédiatement [pour Rabelais et ses contemporains], comme il le fait pour nous, le nom de l’écrivain Macrobe » ; l’herméneute prend ici le contrepied des analyses de Diane Desrosiers, Mireille Huchon ou Stéphanie Lecompte. Si « le 435Macrobe » du Quart livre n’est pas seulement Flavius Macrobius Ambrosius Theodosius, il nous paraît difficile de croire que l’auteur du Commentaire au Songe de Scipion – surtout si Rabelais l’a édité en 1538 chez Gryphe – ne soit pas concerné en personne par ces îles où la science grecque et les démons néo-platoniciens ont vieilli. Quant à la réécriture de Plutarque (De defectu oraculorum)à laquelle se livre Rabelais, Jean Céard montre qu’elle participe elle aussi d’une réitération de thématiques ficiniennes : à cet égard, le passage de la Théologie platonicienne cité p. 31 (et note 22) est tout à fait parlant. La conclusion insiste sur les deux problèmes majeurs posés par l’épisode : la répétition « comme mode principal d’émergence de la vérité » (p. 32) et la question de l’interprétation. Sur cette dernière question, plusieurs moments de l’article touchent juste lorsque s’y trouve remise en cause (p. 28 et 33, notamment) une lecture qui cernerait en Pantagruel un adversaire des propositions démonologiques du Macrobe et qui, par caritas, lui laisserait le bénéfice du doute. Nulle hypocrisie chez Pantagruel, insiste Jean Céard : la mort de Langey, celle de Pan et celle du Christ procèdent, par une sorte de gradation réitérative, de la même inspiration, celle du deuil qui n’admet pas de réticence théorique.
Dans « La guerre des Andouilles farfelues et l’archipel du Quart livre », Nicolas Le Cadet propose, de la plus longue escale du livre de 1552, un commentaire rigoureux et remarquablement complet. Cette nouvelle lecture, « à mi-chemin entre celles des partisans de l’ambiguïté et celles des partisans de la transparence » (p. 35) restitue à Rabelais à la fois son sens de la cohérence diégétique et son souci de l’écriture polysémique. Qu’est-ce que cette lutte contre les insaisissables Andouilles ? Une guerre culinaire (1), pseudo-épique (2), se déroulant sur fond politico-religieux (3), menée contre des monstres (4), faite essentiellement de mots (5) : une guerre de fiction (6), en somme, comme le résume la dernière section de l’article attaché à circonscrire l’épisode selon les six critères précités. On retiendra de ce panorama qui ne laisse de côté aucune facette interprétative du passage la proposition générale selon laquelle « le Quart livre se présente […] comme un parcours digestif autant que spirituel qui interroge l’ambivalence fondamentale de la nourriture » (p. 39), ou encore que l’épisode de la guerre des Andouilles offre « une nouvelle variation sur cette comédie de la peur et de la témérité qui rythme le voyage des Pantagruélistes » (p. 41) : deux pistes – parmi d’autres – qui engagent une lecture juste et originale du livre dans son ensemble. Rabelais dénonce-t-il dans sa bataille de mots l’« ineptie » (p. 46) d’un cratylisme qui tenterait vainement de trouver une adéquation entre la 436chose et son nom ? Gageons plutôt que, tout conventionnaliste que soit notre auteur, il n’en rêve pas moins – certes avec son sourire si caractéristique – d’un « mimologisme secondaire » qui était déjà parfois celui de Socrate et qui sera encore celui d’un Mallarmé attaché à « rémunérer le défaut des langues » (voir les Mimologiques de Gérard Genette). Un tel effort poétique ne jurerait pas dans la « nouvelle expérience linguistique » que Nicolas Le Cadet voit si justement à l’œuvre dans l’épisode, « propre à fâcher les Muses de l’anti-Parnasse et autres censeurs “Caniballes” » (p. 47), littéralistes de tous bords incapables de rire de la « remotivation » onirique du signifiant. Pour ce qui est des autres sources possibles de l’épisode, on ajoutera le livre IV d’Hérodote (avec son peuple de « Boudins » roux comme les écureuils) ou encore la dispersion des belligérants par des crabes (aussi redoutables que le pourceau volant ?) envoyés par Zeus pour mettre fin à la Batrachomyomachie. Mais, dans ce second cas, la réminiscence de la créature volante qui arrête Turnus à la fin del’Énéide de Virgile (voir p. 40) est certainement plus probante. Difficile, donc, de prendre en défaut la relecture que propose Nicolas Le Cadet, à la fois ouverte, acribique et méfiante envers une interprétation à clef(s) qui enfermerait le texte dans un seul message supposé lui préexister (voir les réserves à l’égard de l’interprétation « anglaise » de l’épisode proposée il y a peu par P. J. Smith). Cette aurea mediocritas de l’exégèse n’a rien d’un moyen terme facile : elle est l’entre-deux difficile, toujours fuyant, auquel nous astreint Rabelais.
Stéphan Geonget, dans « Les “Uranopetes Decretales”, le gallicanisme dans le Quart livre », consacre son enquête aux chapitres xlviiià liiii, durant lesquels les Pantagruelistes font escale chez les Papimanes. Insistant sur le « retour spectaculaire de l’allégorie » dans le quatrième volet de la geste, il met l’accent sur la transparence d’un épisode dans lequel les ennemis sont aisément identifiés. Rabelais pratique ici une « littérature de combat » qui relègue, au cours de cette escale, les ambiguïtés d’Alcofribas à un lointain souvenir. Si cette relative univocité de la satire est loin de s’appliquer à l’ensemble du livre – ne pensons qu’aux derniers chapitres, pour lesquels l’identité exacte des ennemis (?) fait encore débat –, il est vrai qu’elle caractérise la lutte comique contre la papimanie. À tout seigneur tout honneur : face au simplisme des gens d’Homenaz, contre leur terrorisme littéral, Rabelais érige la franchise d’un épisode qui ne se paie pas de circonlocutions. Car « les Papimanes sont surtout des littéralistes », écrit Michel Jeanneret (cité p. 57) ; faibles en esprit, les idolâtres ne cherchent que la « sécurité 437factice » d’une relation à Dieu qui fait l’économie du trouble perplexe. Rabelais mène ici un « combat gallican » qui se rapproche de celui du juriste Charles Du Moulin (Commentaire sur l’edit du roi Henri second…, 1554)lorsqu’il dénonce les abus scandaleux de la « papelardise » dérobant les richesses de France. Ce parallèle permet de faire émerger une figure chère aux deux auteurs : celle de Pierre du Cognet (ou de Cugnières) qui avait déjà tenté de résister à la spoliation papimane sous Philippe VI de Valois. Après Marie-Luce Demonet (« L’essence du Quint Livre », Le Cinquième livre, 2001), Stéphan Geonget revient sur ce « Pierre du coignet », pétrifié dans le prologue de 1552, et relève la mention peu innocente de quelque « mirifique glosse cachée en un certain coingnet de leurs sainctes Decretales » (QL, li, 656). Ce clin d’œil n’a rien de fortuit dans un épisode où les « poires de bon Christian » rappellent aussi que Du Cognet avait gagné le surnom de « Bon Catholique ». En exhumant ces doubles-fonds textuels, le commentateur enrichit considérablement notre compréhension de l’épisode.
La contribution de Marie-Luce Demonet, « Rabelais marin d’eau douce (Quart livre) ? » renouvelle les questionnements de la critique rabelaisienne sur le lexique maritime et sur la problématique « technicité du vocabulaire nautique » employé dans le livre de 1552. Après avoir souligné la triple « désorientation » à laquelle le lecteur se voit soumis – spatiale (« chimère d’itinéraire »), temporelle (« non-chaloir chronologique ») et linguistique –, Marie-Luce Demonet revient sur le lien entre le vocabulaire méditerranéen de la navigation et le probable séjour de Rabelais dans ses îles Hyères : celles du « calloier » de 1546, où pousse la (lavandula) « Stœchas, de mes isles Hieres antiquement dictez Stœchades » (TL, l, 504). Cette hypothèse biographique, qui emporte l’adhésion, avait été évoquée par l’auteur dans « Les trois vies de Rabelais : franciscain, bénédictin et médecin » (dans Vie solitaire, vie civile. L’Humanisme de Pétrarque à Alberti, 2011). Le séjour de Rabelais aux îles Hyères se serait déroulé entre mars 1543 (funérailles de Guillaume Du Bellay) et avril 1545 (bénéfice acquis à Saint-Christophe-du-Jambet). Rabelais y fut-il maître des requêtes, charge mentionnée par Claude Chappuys ? Dans cette région, le cardinal Du Bellay était lié aux tractations franco-turques de l’époque ; Khayr ad-Din Barberousse avait fait voile vers la Provence en 1543. Marie-Luce Demonet propose de « rapprocher les compétences nautiques de Rabelais de cet épisode turc » (p. 81). Le Quart livre de 1548 aurait-il été commencé immédiatement après cette retraite méditerranéenne ? Le vocabulaire maritime de Rabelais est dominé par 438les termes italiens, languedociens et provençaux, comme l’ont montré les travaux de Sainéan et de Marichal. À cette dimension lexicale s’ajoute une dimension « performative » : la parlure des matelots laissait libre cours aux blasphèmes à une époque où François Ier met en place une juridiction spécifique pour les endiguer. La fin de l’article évoque, dans le « grand brouillage cosmographique » (p. 88) du Quart livre, l’importance du modèle des Argonautiques (ceux d’Apollonios, du pseudo-Orphée et de Valerius Flaccus complétés en 1517 par Giovanni Battista Pio). On attend avec impatience la parution des actes du colloque sur La Réception de l’Ancien Roman à la Renaissance et au début de l’Âge classique (Ancien Roman vi, Tours, 20-22 octobre 2011) qui comprendra un article de Marie-Luce Demonet s’attachant plus spécifiquement à cette question.
« Souvenirs de voyage. Le mémorable dans le Quart livre » est le titre du premier article de Myriam Marrache-Gouraud présent dans ce volume, qui en comprend un second (voir infra). Il prend pour objet l’intérêt de Rabelais pour les collections de curiosités. À bien des égards, le Quart livre apparaît comme quelque Wunderkammer (doublée d’une Kunstkammer)textuelle. L’ouvrage donne d’ailleurs la première attestation en langue française de l’adjectif « exotique » (QL, ii, 540) : s’y lit le goût de son auteur pour le mémorable, le « spectable », l’« insigne » venu d’ailleurs – ces raretés qui peuplaient alors les « cabinets de curiosités » hétéroclites des contemporains d’Alcofribas, lui disputant son goût éclectique du singulier. Rabelais, avec les Andouilles royales (Pantagruel en envoie la bagatelle de 78 000 à son père : voir QL, xlii, 637) insiste sur la dimension intransportable et parfois périssable de certains de ces memorabilia aussi extraordinaires que les paroles dégelées. Ce prodige qu’est la nouveauté tous azimuts comporte en effet, chez Rabelais, son revers, aussi suspect qu’est éblouissant l’avers d’un médaillon merveilleusement ambigu. Le « mémorable », entendu comme élément curieux ou bizarre, est souvent illusoire ; il s’agit de ne pas être dupe de sa bigarrure superficielle, valorisée pour ses seules rareté et étrangeté. Le Tarande fascine, certes – mais l’âne de Meung n’en est pas si éloigné qu’on pourrait le penser ! Il y a toujours chez Rabelais l’émerveillé une « pensée de derrière » qui rit de tout ébahissement béat. Prévention contre l’arnaque à l’exotisme. Conscient d’une telle collusion entre mystère et mystification, l’auteur du Quart livre – ici, en 1552, plus que nulle part ailleurs dans son œuvre – a créé des chimères de souvenirs, entia rationis pour des « mondes possibles » que la fiction rappelle à leurs fonctions premières d’adynata opératoires. Réminiscences d’un futur toujours à venir, « antiquaille » en avant.
439Dans « Par nature, par bécarre et par bémol », Frédéric de Buzon livre des « notations sur Rabelais et la musique » qui ne manqueront pas de retenir l’attention tant des rabelaisants que des spécialistes de la musique ancienne. Après avoir rappelé l’importance des études de référence de N. C. Carpenter (Rabelais and Music, 1954) et plus récemment de Frank Dobbins (« Rabelais and the Musicians of his Time », dans Court and Humour in the French Renaissance : Essays in Honour of Pr. Pauline Smith, 2009), qui ont souligné l’importance du thème de la musique dans la geste pantagruéline, le critique se propose d’examiner ce qui pourrait être – à supposer que quelque chose du genre existe – la « pensée de la musique » chez Rabelais. Quel est le rapport de la fiction rabelaisienne à la musique ? Si le Chinonais n’évoque que de façon sommaire et peu spéculative la musica theorica, il apparaît plus attentif à la musica practica, ainsi que le confirment les deux listes de musiciens du prologue du Quart livre (530-531), exemplaires (à certaines exceptions près) de deux générations différentes de pratique musicale. Frédéric de Buzon examine les spécificités de ces deux listes, qui constituent l’échantillon le plus vaste de noms de musiciens connu dans toute la littérature du xvie siècle : une double annexe fournit les identifications des artistes mentionnés (sauf pour quelques rares noms obscurs) et des remarques particulières sur chaque praticien. Quant à la théorie musicale, elle ne bénéficie d’aucune considération particulière, même pas auprès du jeune Gargantua, confronté aux disciplines du quadrivium par Ponocrates. Cela n’exclut pas pour autant que Rabelais domine une grande partie du vocabulaire musical, qu’il l’utilise à bon escient, mettant parfois ses éditeurs à la faute (voir la rectification du sens rythmique et non harmonique du terme « hémiole » proposée par Frédéric de Buzon, p. 113, n. 45). Nonobstant cette compétence irréfutable, c’est bien la pratique qui prime chez Rabelais ; sauf quelques occurrences ludiques, la théorie de la musique ne retient guère l’attention de son œuvre comique. Parmi ces utilisations ludiques du sujet, l’épisode des paroles gelées mérite mention : le son y est considéré comme « composé de parties de matière et ainsi divisible en éléments susceptibles de perdurer » (p. 115) et non comme un mouvement de la matière. Sa parenté explicite avec les atomes d’Épicure confirme cette nature morcelable. Rabelais se montre ici original en comparaison des théoriciens de la musique, prompts à négliger la question de la nature du son. En conclusion, Frédéric de Buzon souligne que les savoirs musicaux de Rabelais (et sa mention ostentatoire des musiciens alors à la mode) semblent liés, pour 440partie, à une fréquentation prolongée de la cour et des courtisans, loin de la place publique : s’il joue à rabaisser le plus souvent la musique la plus raffinée (notamment dans le Cinquiesme livre), il n’en saisit pas moins ses caractéristiques subtiles, en fin connaisseur.
On retrouve Myriam Marrache-Gouraud avec « Le Pantagruélisme du Quart livre ou les intermittences de la joie » : nous est proposée une étude des tenants et aboutissants de cet –isme si particulier qu’est le « Pantagruelisme », notion – mode de vie, de lecture et/ou d’écriture, nous dira bientôt l’exégète – qui traverse et dépasse les livres de Rabelais. L’étude est précieuse : elle part de la chronologie des occurrences du mot dans l’œuvre, depuis une addition dans la réédition de Pantagruel en 1534, jusqu’à l’ultime définition lisible dans le prologue du Quart livre de 1552, en passant par l’utilisation du terme sur la page de titre de Gargantua, celle des dérivés « Pantagruelisant », « Pantagruelistes » ou « Pantagruelicque(s) » et la délimitation (pseudo-)philosophique du concept dans le Tiers livre. « Résolument auto-référentiel » (p. 126), ce talisman notionnel est manié avec rouerie par son auteur, qui ne manque pas de s’inventer des prédécesseurs en cette discipline (les « anciens Pantagruelistes » Pline, Hippocrate, Plaute, etc. : G, iii, 15), un peu comme il existera des Oulipiens par anticipation (la note de la p. 129, qui propose cette analogie, est des plus suggestives). Ne sont pas mentionnés les deux articles de Jean Lecointe (« Éthos stoïque et morale stoïcienne », dans Stoïcisme et christianisme à la Renaissance, 2006) et Claude La Charité (« Rabelais et le De contemptu rerum fortuitarum de Budé », RHLF,2008), qui ont rendu la dernière définition du Quart livre à son inspiration budéenne ; ils complèteront les pistes herméneutiques données par Myriam Marrache-Gouraud, attentive à la mention de l’adjectif « fortuit ». « Repère à la fois rassurant et déconcertant dans une fiction qui désoriente », le Pantagruelisme, à chaque fois renouvelé et toujours glosé, est intimement lié au personnage qui lui donne son nom : il constitue la désignation d’une éthique de la « joie qui resplendit par ses intermittences, tout entourée de terreur, de violence » (p. 140), plus que jamais d’actualité dans le Quart livre.
Dans « Évolution, déclin, transition : poétique du changement et expression tragicomique dans le Quart livre », John O’Brien se penche sur « le rôle de la tragicomédie dans l’articulation rabelaisienne du changement et de la transition » (p. 148). Le point de départ lui est fourni par les deux « incidents en miroir » que constituent, dans la diégèse, la mort de Bringuenarilles et celle de Guillaume Du Bellay, 441seigneur de Langey. Ces deux personnages, tous les deux qualifiés de « chevalier » sous la plume de Rabelais, s’appellent l’un l’autre : leurs destinées forment un diptyque tragicomique et la conjonction de celles-ci, « figure littéraire, rhétorique et intellectuelle » (p. 145) que le critique érige en forme signifiante pour comprendre toute l’œuvre, dépasse la simple continuité thématique. Un deuxième exemple de cette structure obsédante se lit dans la dyade des îles de Papefigues et des Papimanes : le passage de l’une à l’autre se fait, nous dit John O’Brien, sur fond tragicomique de bouleversement. Le Quart livre apparaît ainsi ne pas se limiter à la distinction sénéquienne : « Aut ridenda omnia aut flenda sunt » (De ira, x), mais bien plutôt inviter le lecteur à se laisser traverser par « tous les deux ensemblement », comme eût dit Panurge.
La contribution suivante, due à Bérengère Basset, porte sur « Les apophtegmes (Plutarque, Érasme) dans le Quart livre » ; elle est sous-titrée : « pour un usage vertueux du bon mot ». Apparu en 1535 dans Gargantua, le terme apophthegme vient sous la plume de Rabelais au plus fort du succès du recueil d’Érasme, avec la vivacité d’un effet de mode dont la langue française est digne de profiter à la faveur d’un pédant calque plein d’auto-dérision ; une fois popularisé dans l’idiome de l’Europe lettrée, le mot ne réapparaîtra plus dans la geste rabelaisienne. Mais les « facétieuses et joyeuses réponses » qui se lisent tout au long du Quart livre, si elles ne portent plus leur nom grécisant (qu’évitera encore Amyot), ont gardé la teneur de ceux rassemblés par Plutarque. L’apophtegme est un « événement langagier », une « parole occasionnelle » (deux expressions d’André Tournon citées p. 155) participant à sa manière au dégel du langage. Panurge est un tordeur de bons mots antiques ; Pantagruel, quant à lui, est plus fidèle au sens de l’apophtegme – qui apparaît à Bérengère Basset, citant Montaigne, comme une forme « enquêteuse et non résolutive » du dire – et semble en user comme d’un instrument destiné à mettre Panurge en quête de lui-même. L’apophtegme a donc des mérites éthiques. Mais il se charge aussi d’une vertu d’ordre philosophique, en tant qu’il invite à une réflexion sur le langage. Souci de soi, relation entre mots et choses : le dit de circonstance – facétieux dans un sens cynique qu’il doit notamment à Érasme – permet de déjouer les impostures et de contourner les enseignements figés. « Jeu de langage » qui ne saurait manquer de sérieux, il participe à l’infinie polyphonie du dernier livre voulu par Rabelais.
Dans le dernier article du volume, « Decorum et art du récit moral », Jean Lecointe propose de repenser le Quart livre dans les conditions 442de possibilité théoriques qui furent les siennes : issu d’une époque de l’écriture qui méconnaît encore les exigences aristotéliciennes de ce qu’on nommera bien plus tard l’« économie narrative » (la Poétique ne sera vraiment lue dans l’Europe lettrée qu’à partir de la seconde moitié du xvie siècle), l’ouvrage est à considérer comme une « mise en tableaux », un « récit-compilation » ou encore une « épopée insulaire ». Jean Lecointe remarque pour débuter que lorsque Rabelais parle de son livre, métatextuellement, il emploie systématiquement le vocabulaire du théâtre (« tragicque comedie », « farce », « prosopopée », « catastrophe », etc.). À côté de ces références à la pratique dramatique (au sens théâtral du terme), les analogies picturales existent : p. 172, à propos de l’évocation de Zeuxis (QL, xvii, 580), le critique rejoint les préoccupations d’un article assez méconnu de Guy Demerson (« Le peintre Zeuxis, modèle de Rabelais », dans Ars pictoris, ars scriptoris. Mélanges offerts à Jean-Michel Croisille, 2008). L’attention se porte ensuite sur l’importance du concept de decorum (« convenance ») issu d’Horace ; la caractérisation des personnages du Quart livre est entièrement tributaire du decorum peculiare, « convenance individuelle » qu’Érasme a perfectionné à la lecture du De officiis de Cicéron. Moralité hors scène, le Quart livre ne trouve pas sa vertu de récit épique dans l’agencement d’une fable, mais dans la « reddition du moral » fondée sur le « Decore des personnes », comme l’écrit Jean Lecointe citant les mots de l’Art poétique français de Thomas Sébillet qui connaît et traduit ses Classiques. « Déthéâtralisée et étendue à la dimension d’un “roman” ou d’un “long poëme” » (p. 183), la livraison de 1552, « dessein littéraire intempestif », est encore certainement le « Grand Œuvre » dont parle Sébillet en évoquant l’Iliade, l’Énéide ou le Roman de la Rose. Rabelais aurait tenté, avec son testament littéraire de 1552, de doter la France de ce « Grand œuvre moral selon le naturel des François » que la Franciade de Ronsard ne parviendrait pas à être. Cette hypothèse – hypothèse de grand style, il faut le reconnaître – emporte notre adhésion et nous confirme dans l’idée qu’il n’y a nullement dans les Tiers et Quart livre les germes de quelque « naissance du roman moderne » (comme on l’avait fait croire à de plus anciens agrégatifs) ; seulement un hapax tuant dans l’œuf quelque impossible genre sans autre avatar connu. Jean Lecointe conclut quant à lui que si Rabelais n’avait certes pas le sens de l’histoire (aristotélicienne), il ne disposa certainement pas non plus de celui de l’Histoire – qui venait de mettre à l’honneur, par le truchement d’Amyot, les Éthiopiques d’Héliodore et leur « économie » fabulaire, si prompte à faire s’endormir Pantagruel.
443En moins de deux cents pages, Marie-Luce Demonet et Stéphan Geonget ont réuni onze contributions d’une remarquable densité et d’une belle variété. Un index nominum referme l’ouvrage. Ce tome LII des Études rabelaisiennes nous semble très digne d’être jugé comme l’un des récents numéros « varia » de la collection les plus dignes de considération.
Romain Menini
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06298-1
- EAN : 9782406062981
- ISSN : 2554-9111
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06298-1.p.0433
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/01/2017
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français