Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Justice et puissance de juger chez Montesquieu. Une étude contextualiste
- Auteur : Larrère (Catherine)
- Pages : 9 à 14
- Collection : Bibliothèque de la pensée juridique, n° 5
Chapitre d’ouvrage : 1/10 Suivant
PRÉFACE
Montesquieu et la justice : la question s’impose. Lui qui exerça, comme Président au Parlement de Bordeaux, une charge judiciaire, resta persuadé, des Lettres Persanes à L’Esprit des lois, que « la justice est éternelle », et consacra au moins vingt ans de sa vie à l’étude des lois – tout particulièrement des lois pénales – des différents peuples : Montesquieu est celui dont il faut étudier les écrits lorsque l’on s’intéresse à la justice. Cependant, les études consacrées à cette question se sont partagées entre, d’une part, ce qui concerne la philosophie du droit et l’idée de justice, et, d’autre part, ce qui a rapport avec les pratiques de justice, la façon dont on la rend. Till Hanisch lie ces deux versants en abordant la question de la justice chez Montesquieu sous trois aspects : celui de l’idée de justice, celui de sa pratique institutionnelle et constitutionnelle (le juge et la puissance de juger), celui des relations internationales (ou extérieures) et de l’exercice du jugement politique. Cela fait de ce livre la première étude d’ensemble consacrée à la justice chez Montesquieu.
Mais en quel sens, exactement, est-il question de justice dans cet ouvrage ? Par « justice », aujourd’hui, nous entendons le plus souvent la justice comme équité (fairness), selon l’expression de John Rawls, c’est-à-dire une conception de la justice sociale, ou de la justice distributive, qui se préoccupe de déterminer les principes qui règlent l’attribution des biens, ou des droits, entre les membres d’une société, une conception de la justice où la question de l’égalité est centrale. Cette vision de la justice s’inscrit dans la longue durée d’un héritage diversifié, qui remonte à Aristote (au livre V de l’Éthique à Nicomaque), passe par les théoriciens du Droit naturel et du contrat social à l’époque moderne, mais dans lequel on peut également placer Marx. En caractérisant, dans Critique du programme de Gotha, le passage du capitalisme au communisme, comme celui de la société du « chacun selon ses mérites » à la société du « chacun selon ses besoins », ne donne-t-il pas la formule générale à laquelle nous pouvons toujours rapporter les différentes conceptions de la justice : « À
chacun selon son X » ? La prégnance de cette conception distributive, ou sociale, de la justice, dans les réflexions actuelles témoigne certes de l’importance de la théorie de la justice de Rawls, devenue, sans conteste, le modèle de référence des débats contemporains. Mais cela montre également à quel point la vision économique du monde s’impose à nous : une vision où l’on réfléchit à la société en termes d’allocation de biens entre des individus rationnels.
Or, ce n’est pas cette conception de la justice, comme justice distributive, que l’on trouve chez Montesquieu. Non qu’il ignore la question des biens, des droits, des libertés, de l’égalité… Mais sa préoccupation centrale n’est pas celle de leur distribution. La seule distribution dont il soit question, dans L’Esprit des lois, est celle des pouvoirs, et elle n’est présentée ni comme juste, ni comme naturelle. C’est une répartition fonctionnelle, un dispositif technique qui vise à établir le règne de la loi : « dans un État, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois » (EL, XI, 4). L’ordre juste, pour Montesquieu, c’est l’ordre des lois. L’énoncé, au tout début de L’Esprit des lois, du premier « rapport de justice » : « supposé qu’il y eût des sociétés d’hommes, il serait juste de se conformer à leurs lois » (I, 1), est l’énoncé même de ce que en quoi consiste la justice : qu’il y ait des lois et qu’elles soient obéies.
Cette définition de la justice peut être référée à Aristote, et à la façon dont celui-ci, avant de définir la justice distributive (qu’il dit aussi « partielle »), introduit une définition de la justice « globale » ou « totale », qui est à peu près équivalente à la légalité1. Mais, comme le montre Till Hanisch, dans le chapitre 2, consacré à l’idée de justice, cette conception « générale » de la justice renvoie surtout à Platon, au Platon des Lois, pour qui une cité juste est une cité où les lois sont respectées, où les citoyens sont aptes à obéir aux lois. La conception de la justice de Montesquieu a ceci de commun avec celle de Platon qu’elle définit une structure (la répartition des pouvoirs susceptible d’établir le règne de la loi, et d’assurer la liberté des citoyens), et non une vertu. La vertu qui accompagne la justice est la modération, comme le rappelle Montesquieu à la fin de L’Esprit des lois : « je le dis, et il me semble que
je n’ai fait cet ouvrage que pour le prouver : l’esprit de modération doit être celui du législateur. » (XXIX, 1). Till Hanisch remonte la piste de la modération jusqu’à ses sources antiques, de la sôphrosunè grecque (aristotélicienne et platonicienne) à la tempérance cicéronienne, tout en mettant en valeur la façon dont Montesquieu la redéfinit. La question est de savoir jusqu’à quel point Montesquieu maintient l’idée aristotélicienne du « juste milieu », lorsqu’il affirme que « le bien politique, comme le bien moral, se trouve toujours entre deux limites » (XXIX, 1). Pour Till Hanisch, la conception de Montesquieu conserve une dimension normative, alors que Bernard Manin propose une définition de la modération inspirée de Montesquieu beaucoup plus neutre :« Je définis la modération d’un acteur comme le fait que celui-ci ne fasse pas tout ce qu’il pourrait faire en vertu des règles générales applicables à ses actions. L’acteur modéré est celui qui fait moins que ce qu’il serait autorisé à faire (…) Le concept n’implique aucun jugement de valeur : une politique modérée peut très bien être mauvaise ou injuste2. » Cela montre l’enjeu d’une réflexion d’ensemble sur la justice comme légalité et la modération qui l’accompagne, chez Montesquieu : comment définir la normativité, où la trouver ?
Quelle que soit la définition de la modération qui sera retenue, on voit bien qu’il s’agit d’une vertu qui requiert l’exercice du jugement, et implique l’administration d’un pouvoir. C’est de cette façon que Till Hanisch aborde, au chapitre 3, la puissance de juger. Il y donne à une question, bien souvent traitée, celle de la « bouche de la loi », un éclairage nouveau, et tout à fait pertinent. Lorsque Montesquieu affirme que « les juges de la nation ne sont (…) que la bouche qui prononce les paroles de la loi ; des êtres inanimés qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur » (XI, 6) il vise, montre Till Hanisch, la prétention du souverain à juger lui-même, non la latitude d’interprétation de la loi laissée, ou non, au juge. Pour établir cela, Till Hanisch, situe les déclarations de Montesquieu dans les traditions judiciaires, française et anglaise, auxquelles il se réfère. Il s’agit, dans les deux cas, de traditions monarchiques : l’image du roi dispensateur de justice, plus encore que celle du roi législateur, fait partie de la représentation occidentale de la
monarchie (et trouve ses racines dans la Bible, beaucoup plus que dans la tradition grecque ou romaine). Toute l’importance de Montesquieu a consisté à opérer, à l’intérieur de cette tradition, un déplacement décisif, en détachant la puissance de juger de la souveraineté à laquelle elle était attachée pour en affirmer l’indépendance : il s’agit de contrer la prétention du souverain, en particulier du roi, à juger ou à dire le droit lui-même. Mais, établir l’indépendance de la puissance de juger tout en soumettant le juge à la loi n’implique pas que tout pouvoir d’interprétation lui soit dénié. Simplement – et c’est là le deuxième point important de l’interprétation que fait Till Hanisch de la « bouche de la loi » – cette interprétation ne consiste pas à distinguer entre la lettre de la loi et l’équité, comme norme détachée de la loi, mais à juger selon « l’esprit de la loi », ce qui implique de prendre en compte la diversité des lois, et exige une grande « délicatesse » de jugement, comparable à celle du goût (VI, 1). On est donc loin de l’idée d’un juge automate, énonçant mécaniquement une loi fixée une fois pour toutes.
Si la question de la justice, à l’intérieur d’un État, est celle de l’indépendance de la puissance de juger, qu’en est-il des rapports entre États ? Y est-il question de justice et d’exercice du jugement ? Les rapports internationaux sont, selon Montesquieu, « gouvernés par la force » (XXVI, 20) et les princes qui gouvernent les États « ne sont point libres » (ibid.). Pour autant, Montesquieu n’adopte pas, en matière de relations extérieures, une position réaliste, selon laquelle, il n’y aurait, entre les États, que des rapports de force. Il existe bien un droit des gens, et celui-ci est fondé sur un principe, qui, pour être prudentiel, n’en a pas moins rapport au bien et au mal : « les diverses nations doivent se faire, dans la paix, le plus de bien, et, dans la guerre, le moins de mal qu’il est possible » (I, 3). Il y a donc bien, en ce qui concerne la guerre et la paix entre les nations, matière à effectuer des jugements, en se réglant sur des principes de justice. La guerre peut donc être considérée comme un acte de justice, même s’il n’existe pas d’arbitre pour juger des différends. Till Hanisch consacre donc son dernier chapitre à l’examen des règles de la puissance de juger dans les rapports entre les États, ce qui l’amène à examiner la position de Montesquieu sur un certain nombre de questions liées à l’expansion commerciale et militaire européenne dans le monde à l’époque moderne : dimension punitive de la guerre juste, droit de servitude par la conquête, principe de terra nullius (comme droit
d’occuper les terres non mises en valeur), droit à la liberté du commerce. Sur tous ces points, il montre comment Montesquieu prend position beaucoup plus nettement que les auteurs contemporains du droit naturel (Grotius, Pufendorf ou Locke) contre toute justification de la guerre, hors de celle qui est liée à la conservation. Prenant position dans un débat récemment engagé à propos des positions de Montesquieu sur l’empire (Montesquieu, tout en condamnant l’empire terrestre, n’accepte-t-il pas certaines formes d’empire maritime, liées à l’expansion commerciale ?), Till Hanisch conclut fermement que Montesquieu condamne résolument toutes les formes d’empire, maritimes comme terrestres.
La conception que Montesquieu a de la justice renvoie à Platon, plutôt qu’à Aristote. Que le juge soit la bouche de la loi n’exclut pas qu’il puisse l’interpréter. Montesquieu élimine toute conception de la guerre punitive, tout en montrant que la guerre n’est pas seulement l’affrontement des volontés souveraines, mais qu’un jugement sur le juste peut y être prononcé. Suivre le parcours de Till Hanisch à travers les questions posées par la justice, dans l’œuvre de Montesquieu, c’est donc le voir apporter une contribution originale à un ensemble de thèmes interprétatifs depuis longtemps débattus et engageant des problèmes d’intérêt général. La nouveauté de son argumentation tient beaucoup à sa méthode, à laquelle il consacre son premier chapitre. Il se réclame de la méthode contextuelle de Quentin Skinner et l’expose avec précision en relation avec l’esthétique de la réception et la théorie de la pertinence. Cette présentation est bienvenue car le contextualisme de Skinner est mal connu en France, où il est très souvent rejeté avant même d’avoir été examiné. On peut se demander, cependant, si cette méthode qui consiste à rechercher, dans la situation historique où un texte est élaboré, la question à laquelle ce texte apporte une réponse, peut s’appliquer à l’œuvre de Montesquieu, notamment à L’Esprit des lois : Montesquieu, il l’a dit plusieurs fois, a mis vingt ans au moins à écrire son grand ouvrage et il est certainement beaucoup plus difficile de contextualiser ce type de texte que s’il s’agissait d’un texte de circonstance, bien enraciné dans une conjoncture précise. Till Hanisch étend donc la méthode à une contextualisation de plus longue durée qui se situe plus dans un contexte intellectuel (traditions théoriques juridiques, ou judiciaires, ou philosophiques) que dans le contexte proprement politique où se situent les études skinneriennes. Ainsi étendue, la méthode
contextuelle continue à garder son avantage, qui est celui de la très grande précision et cela donne de très bons résultats, particulièrement dans le chapitre consacré à la « bouche de la loi ». Partant de l’expression par laquelle Montesquieu décrit les juges comme des êtres inanimés, Till Hanisch montre qu’elle renvoie à la maxime classique qui désigne les juges comme la loi animée, expression dont il retrace, au travers des traditions juridiques, les différentes formulations associées, jusqu’à leur retournement final, chez Montesquieu. Cette étude est d’autant plus stimulante qu’elle fait bien ressortir l’importance, chez les juristes, de la transmission orale (celle des formules, tout particulièrement).
Stimulant, original, le livre de Till Hanisch, consacré à une question qui semble aller de soi, mais qui pourtant n’a jamais été traitée dans son ensemble, montre à quel point Montesquieu, dès qu’on le prend au sérieux, a du mal à rentrer dans les cadres préétablis, ceux qui opposent positivisme et droit naturel, dans le domaine intérieur, ou réalisme et idéalisme au niveau des relations internationales. Montesquieu n’est certainement pas positiviste, si l’on peut qualifier ainsi la position de Hobbes qu’il met en cause dès le début de L’Esprit des lois. L’autorité de la loi ne procède pas de la volonté de celui qui l’établit, elle la précède : « Avant qu’il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles » (I, 1). Cela ne fait pas pour autant de Montesquieu un tenant de l’idéalisme juridique ou du droit naturel. Il n’y a pas lieu d’opposer l’équité, ou la légitimité, à la légalité. Les lois sont faites pour être obéies, serait-ce à pas comptés. L’issue à ce qui pourrait apparaître comme une aporie (ni positivisme, ni idéalisme) se trouve du côté de la pluralité. Si l’État est juste lorsqu’il est organisé de façon à garantir le respect des lois, ce ne peut être le résultat d’un principe unique. Il s’agit, dans cet exercice du jugement qui s’apparente au jugement de goût, de savoir organiser la diversité. Il faut se régler sur « l’esprit des lois », trouver l’accord entre une pluralité de régimes juridiques, ce qui est, comme dit Montesquieu, « faire un art de la raison même » (VI, 1). Et c’est pourquoi, comme le montre le beau livre de Till Hanisch, justice, légalité et liberté vont de pair.
Catherine Larrère
1 Aristote, Ethique à Nicomaque, livre V (4. 1, pour la justice globale, 5. 2 pour la justice partielle). Voir la présentation qu’en fait Cornelius Castoriadis, « Valeur, égalité, justice, politique : de Marx à Aristote et d’Aristote à nous », in Les Carrefours du labyrinthe, 1, Paris, Seuil, 1978, p. 358 sqq.
2 Bernard Manin (en collaboration avec A. Bergougnioux), Le régime social-démocrate, Paris, PUF, 1989, p. 47.
- Thème CLIL : 3126 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie
- ISBN : 978-2-8124-3565-2
- EAN : 9782812435652
- ISSN : 2261-0731
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3565-2.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/11/2015
- Langue : Français