Avant-propos
- Publication type: Journal article
- Journal: Julien Gracq et le sacré
2018 – 2 - Pages: 11 to 16
- Journal: Journal of Modern Literature
- Series: Julien Gracq, n° 8
AVANT-PROPOS
La question du sacré est apparemment réglée chez Julien Gracq, qui a clairement déclaré dans son entretien avec Jean Carrière (cf. II, 1236) – sinon son athéisme à la manière de la plupart des surréalistes – du moins son agnosticisme et son indifférence en matière de religion. C’est là le point de départ de plusieurs des communications de cette livraison, point de départ nécessaire à des réflexions complémentaires entre elles, qui toutes interrogent l’ambiguïté de cette déclaration, afin d’en éclairer les différents aspects, les zones d’ombre et les enjeux parfois contradictoires, le dit et le non-dit.
La question du sacré se pose de manière massive dans la littérature du xxe siècle – français ou non, et d’une manière qui semble parfois incongrue à une époque (la nôtre) où ce domaine de référence tend à s’effacer ou à se diluer dans d’autres dont il était traditionnellement dissocié. Il n’est pas certain que les analyses de ce phénomène social proposées il y a un siècle par Durkheim et ses disciples soient toujours pertinentes dans un monde occidental où – ainsi qu’il apparaît diversement dans les travaux de Gianni Vattimo ou de Marcel Gauchet, de Giorgio Agamben ou de Régis Debray1 – les formes qu’il traverse, qu’il refigure ou par lesquelles il se laisse refigurer, sont bien éloignées du principe de séparation que décrivaient les sociologues du premier demi-siècle et que semble imposer l’étymon latin (sacer). On sait qu’un tel glissement du socle civilisationnel n’est pas allé sans conflits ni exacerbation des polarités. À cette dilution dont le surréalisme même a, dès les lendemains de la Première Guerre Mondiale, constitué une des manifestations fondatrices, il faut opposer l’importance jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale de ce qu’on appelle usuellement 12la « littérature chrétienne » (celle de Péguy ou de Claudel, de Bernanos ou de Mauriac par exemple). La vivacité des réactions ou des rejets qu’a pu susciter cette dernière (chez les surréalistes comme dans le camp « existentialiste » en particulier) indique assez que le conflit majeur est moins celui qui oppose croyants et athées (les « talas » et les autres, dans l’ancien langage khâgneux – celui qu’a connu le jeune Louis Poirier) que celui où s’affrontent les formes (intellectuelles, artistiques, idéologiques) du sacré et celles du religieux. Affrontement piégé, toutefois, dont les sociologues héritier du positivisme comme les autres n’ont cessé de souligner les imbrications entre les termes mêmes de l’opposition, les redéfinitions réciproques qu’il entraîne, les flous et les équivoques qu’il suscite. Affrontement toujours vivace, aujourd’hui comme naguère, au-delà de l’affaiblissement historique du christianisme dans l’Europe contemporaine, et qui engage aussi bien les orientations les plus profondes (et souvent les plus inconscientes) de nos sociétés que celles des poétiques d’auteurs.
L’œuvre de Julien Gracq n’échappe pas à ce conflit qu’il serait aussi décevant (et peu pertinent) de réduire à des déclarations d’opinion qu’à une dimension thématique, dans la mesure où il est une des forces – explicites souvent, sous-jacentes presque toujours – qui abondent et à bien des égards informent nombre des dimensions et des enjeux des textes, qu’il s’agisse de la politique (réfugiée dans l’esthétique), plus largement des rapports entre les hommes (qui chez notre auteur commandent, comme on sait, davantage une sociologie qu’une psychologie), de la vision de l’Histoire (tributaire de Spengler et de Vico), ou de manière à la fois plus essentielle et plus diffuse de ce que Dilthey appelait « le sens de la vie2 ». À ce compte, la question du sacré risque bien de resurgir partout, à l’instar de l’image dans le tapis de James3, invisible jusqu’à ce qu’on ne voit plus qu’elle. Les occurrences relevées d’un article à l’autre de cette livraison révèlent en effet la profondeur surprenante de cette cavité dès lors qu’on se donne la peine de l’explorer. Pour ces raisons mêmes il apparaît légitime de s’efforcer de saisir dans le divers la cohérence de ce phénomène indissociablement littéraire et extra-littéraire – sans visée d’exhaustivité ni souci spécieux d’unifier à 13l’excès une problématique dont l’une des caractéristiques flagrantes est justement le caractère protéiforme.
Ma propre contribution tente une description synthétique des différents aspects du sacré gracquien. Le pari est en l’occurrence d’articuler les données poétiques et extra-poétiques de la question. Je me suis attaché en particulier aux éléments contextuels selon lesquels, à l’époque de l’écriture des œuvres fictionnelles (de 1938 à 1970), a pu être pensée la relation de la littérature au sacré et au religieux : les réflexions menées depuis la fin du xixe siècle et au lendemain de la Première Guerre Mondiale par l’école française de sociologie d’Émile Durkheim et de ses disciples, le relais qu’a pu constituer dans les années Trente le Collège de sociologie fondé par Bataille, Caillois et Monnerot (dont on sait l’importance dans la vision gracquienne du surréalisme) présentent à cet égard un environnement intellectuel précis que j’ai voulu privilégier. Il n’est évidemment pas question de réduire Gracq à ces données, ni de prétendre qu’elles sont les seules à prendre en compte. Il n’est pas davantage question d’ignorer ce que ces réflexions doivent aux études importantes de Dominique Perrin ou d’Atsuko Nagai4, dont mon propos se veut complémentaire. Cette approche n’a par ailleurs de sens que dans la mesure où elle peut être lue non pas pour elle-même, mais à travers les données propres de la poétique des œuvres – ou plus précisément des évolutions et transformations de cette poétique.
La question de la relation ambiguë de Gracq au catholicisme est de manière plus spécifique l’objet de l’étude de Denis Labouret. Elle permet d’aller au cœur de l’antagonisme du religieux et du sacré, et confirme l’importance de cette référence qu’avait jadis mise en évidence un trop bref article de Robert Couffignal5. Le point de vue adopté part ici du rapport au religieux. Denis Labouret décrit la trajectoire et les ambivalences d’un Gracq oscillant, sans souci particulier de « tirer l’affaire au clair », entre les deux pôles de la contradiction, pour évaluer – au-delà 14de la catégorie souvent avancée d’« anti-modernité » – ce qui en fait le prix : sa capacité de résonnance poétique.
L’alternative moderne que le sacré entend proposer au religieux – et plus spécifiquement (en contexte français) au catholicisme – s’appuie volontiers sur la référence à la pensée nietzschéenne, tant à travers le thème dionysiaque que celui de la « mort de Dieu ». Gracq en est un exemple significatif, qui cite l’auteur de Naissance de la tragédie plus que tout autre philosophe. L’article de Bruno Tritsmans inscrit l’œuvre de Gracq au sein d’un débat important dont les enjeux sont les pouvoirs de fondations ou à l’inverse de dissolution conférés au sacré. Gracq est à cet égard rapproché, sur le versant sombre, non seulement des positions de Caillois et de la revue Acéphale, mais aussi et surtout de son ami André Pieyre de Mandiargues dont Bruno Tritsmans étudie sous cet angle le récit Le Lys de mer.
Dans le même registre, l’étude d’Isabelle Casta explore les « puissances du mal » à l’œuvre chez Gracq, et montre comment le sacré de transgression est paradoxalement institué en sacré de cohésion. Cette transformation fait l’objet – entre sublime et ironie – d’une dramaturgie qui culmine dans les premiers romans mais trouve dans les textes ultérieurs des échos affaiblis. De cette dramaturgie, Isabelle Casta met en évidence les rouages rhétoriques, les topoi et les archétypes, les échos intertextuels antérieurs ou contemporains – travail de désémantisation et de resémantisation dans lequel le sacré se voit à la fois assumé et poétiquement dépassé.
Si le sacré est omniprésent dans l’œuvre de Gracq, il n’a en effet de sens qu’en tant qu’il traverse la littérature (l’idéal opératique de Parsifal y étant inclus) et qu’il se laisse traverser par elle. L’écrivain est dès lors par excellence celui qui, par l’expérience même de l’écriture, peut accéder comme de l’intérieur à une forme, spécifique mais autrement insaisissable, d’altérité ontologique. C’est selon cette perspective que Dominique Perrin aborde cet avatar esthétique du sacré qu’est l’inspiration. Se met en place, sous ce jour, une redescription du panorama diachronique et synchronique de la littérature – redescription qui vaut moins pour l’histoire littéraire à laquelle elle fait pourtant droit sur le mode d’une sorte d’anthropologie de l’irrationnel, que pour la fonction que l’écrivain assigne à sa propre production et à celle qui, de Wagner et Rimbaud à Breton et Jünger, est à ses yeux en mesure de tenir les promesses d’une « universelle révélation ».
15L’énergie électrique, dans un registre délibérément profane, est un autre avatar, ou une autre expression, de cette traversée de l’écriture par le sacré. C’est à quoi s’attache l’article de Sylvie Vignes, qui analyse à travers cette métaphore, dont on sait la richesse chez Gracq comme chez Breton, l’énergétique de l’écriture comme « courant » ou « influx » propre à élargir le rapport sensitif de l’homme au monde. En ce sens elle se produit stricto sensu comme un « acte esthétique » dans un équilibre tendu entre l’ouverture à tous les possibles et la rigueur jamais reniée de l’esprit critique. L’imaginaire littéraire vise en l’occurrence un impossible et nécessaire « point de fuite » dont la transcendance n’est plus la clé, relayée qu’elle est pour Gracq comme pour toute une tradition poursuivie du surréalisme au xxie siècle par une poétique de la fulgurance et de l’illumination qui est peut-être un autre nom de la grâce.
La question de la transcendance doit-elle, en effet, être définitivement évacuée par le glissement d’accent du religieux vers le sacré ? Philippe Berthier reprend le débat dans ce qu’il peut avoir d’éventuellement provocateur à travers une analyse du Rivage des Syrtes éclairée par les références chrétiennes les plus avérées (Péguy, Claudel, Bernanos). La transgression n’est-elle pas cette félix culpa que rend nécessaire une quête d’absolu dont le caractère messianique et mystique – mais de quelle mystique s’agit-il alors au juste ? – serait le dernier mot ?
Les études critiques ici présentées sont suivies d’une étude par Atsuko Nagai de la correspondance conservée au fonds Gracq de la Bibliothèque Universitaire d’Angers entre notre auteur et son ami Jules Monnerot. On sait combien celui-ci a pu constituer aux yeux de celui-là une référence importante, tant pour sa compréhension du surréalisme que pour son approche sociologique et historique de la poésie ou encore pour son appréhension du sacré. Il y a là, avec le massif que constitue la correspondance avec André Breton, une contribution importante à la connaissance des alentours de la production littéraire et de la biographie de Gracq – contribution d’autant plus précieuse que l’écrivain a détruit l’essentiel de sa correspondance.
Nous devons à l’obligeance de Dominique Rabourdin de publier ici un inédit de Julien Gracq – en l’occurrence ses réponses ici données en vis-à-vis de celles de Breton – au jeu surréaliste « Ouvrez-vous ? ». Les réponses de l’un et de l’autre sont aussi sont éclairantes – à la fois quant 16au rapport intime (voir subliminal) aux personnes des artistes proposés à leurs réactions, que dans leurs proximités ou différences de sensibilités.
Le numéro s’achève sur la bibliographie chronologique la plus exhaustive qui soit à ce jour des productions écrites et orales de Gracq de 1934 à 2013, qu’il s’agisse des publications (dans leurs différents états), des interviews, des articles ou des conférences, mais aussi de simples dédicaces ou lettres. Il y a là une matière aussi foisonnante que passionnante, qui complète le travail déjà accompli par Patrice Roquefeuil dans l’ouvrage Gracq dans son siècle6. Cette recension, initialement destinée aux collectionneurs de manuscrits (P. Roquefeuil en est un pour ce qui concerne Gracq), apparaît être du plus grand intérêt à la fois pour les chercheurs qui trouvent là des documents complémentaires susceptibles d’éclairer tels ou tels aspects de la production littéraire, et plus largement pour le public qu’intéressent la personne et l’œuvre de Julien Gracq.
Patrick Marot
Université de Toulouse II – Jean-Jaurès
1 Voir par exemple Giorgio Agamben, Homo sacer I-IV-2, t.f. aux éditions du Seuil, Payot, Vrin, 1997-2015 ; Régis Debray, Jeunesse du sacré, Paris, Gallimard, 2012 ; Marcel Gauchet, La Religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, 2000 ; Gianni Vattimo, Après la chrétienté. Pour un christianisme non-religieux, t.f. Calmann-Lévy, « L’Ordre philosophique », 2004.
2 Voir Wilhelm Dilthey, Introduction à l’étude des Sciences humaines, t.f. P.U.F., 1942 ; Dominique Rabaté, Le Roman et le sens de la vie, Paris, Corti, 2010.
3 Voir Henry James, L’Image dans le tapis (1896), Arles, Actes Sud, 1997.
4 Voir Atsuko Nagai, « Julien Gracq et Jules Monnerot », in Julien Gracq 4, Présences et références littéraires, Paris, Lettres modernes-Minard, « Revue des Lettres modernes », série Julien Gracq (P. Marot dir.), 2004 ; Dominique Perrin, De Louis Poirier à Julien Gracq, Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des xxe-xxie siècles », 2009.
5 Voir Robert Couffignal, « La Bible dans l’œuvre romanesque de Julien Gracq », in Julien Gracq. Actes du colloque international d’Angers (G. Cesbron dir.), Angers, Presses de l’université d’Angers, 1981.
6 Gracq dans son siècle (Michel Murat dir.), Paris, Classiques Garnier, « Littérature des xxe et xxie siècles », 2013.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-06734-4
- EAN: 9782406067344
- ISSN: 0035-2136
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06734-4.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 03-16-2018
- Periodicity: Monthly
- Language: French