Aller au contenu

Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Julien Gracq et le sacré
    2018 – 2
  • Pages : 11 à 16
  • Revue : La Revue des lettres modernes
  • Série : Julien Gracq, n° 8
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406067344
  • ISBN : 978-2-406-06734-4
  • ISSN : 0035-2136
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06734-4.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 16/03/2018
  • Périodicité : Mensuelle
  • Langue : Français
11

AVANT-PROPOS

La question du sacré est apparemment réglée chez Julien Gracq, qui a clairement déclaré dans son entretien avec Jean Carrière (cf. II, 1236) – sinon son athéisme à la manière de la plupart des surréalistes – du moins son agnosticisme et son indifférence en matière de religion. Cest là le point de départ de plusieurs des communications de cette livraison, point de départ nécessaire à des réflexions complémentaires entre elles, qui toutes interrogent lambiguïté de cette déclaration, afin den éclairer les différents aspects, les zones dombre et les enjeux parfois contradictoires, le dit et le non-dit.

La question du sacré se pose de manière massive dans la littérature du xxe siècle – français ou non, et dune manière qui semble parfois incongrue à une époque (la nôtre) où ce domaine de référence tend à seffacer ou à se diluer dans dautres dont il était traditionnellement dissocié. Il nest pas certain que les analyses de ce phénomène social proposées il y a un siècle par Durkheim et ses disciples soient toujours pertinentes dans un monde occidental où – ainsi quil apparaît diversement dans les travaux de Gianni Vattimo ou de Marcel Gauchet, de Giorgio Agamben ou de Régis Debray1 – les formes quil traverse, quil refigure ou par lesquelles il se laisse refigurer, sont bien éloignées du principe de séparation que décrivaient les sociologues du premier demi-siècle et que semble imposer létymon latin (sacer). On sait quun tel glissement du socle civilisationnel nest pas allé sans conflits ni exacerbation des polarités. À cette dilution dont le surréalisme même a, dès les lendemains de la Première Guerre Mondiale, constitué une des manifestations fondatrices, il faut opposer limportance jusquau lendemain de la Seconde Guerre Mondiale de ce quon appelle usuellement 12la « littérature chrétienne » (celle de Péguy ou de Claudel, de Bernanos ou de Mauriac par exemple). La vivacité des réactions ou des rejets qua pu susciter cette dernière (chez les surréalistes comme dans le camp « existentialiste » en particulier) indique assez que le conflit majeur est moins celui qui oppose croyants et athées (les « talas » et les autres, dans lancien langage khâgneux – celui qua connu le jeune Louis Poirier) que celui où saffrontent les formes (intellectuelles, artistiques, idéologiques) du sacré et celles du religieux. Affrontement piégé, toutefois, dont les sociologues héritier du positivisme comme les autres nont cessé de souligner les imbrications entre les termes mêmes de lopposition, les redéfinitions réciproques quil entraîne, les flous et les équivoques quil suscite. Affrontement toujours vivace, aujourdhui comme naguère, au-delà de laffaiblissement historique du christianisme dans lEurope contemporaine, et qui engage aussi bien les orientations les plus profondes (et souvent les plus inconscientes) de nos sociétés que celles des poétiques dauteurs.

Lœuvre de Julien Gracq néchappe pas à ce conflit quil serait aussi décevant (et peu pertinent) de réduire à des déclarations dopinion quà une dimension thématique, dans la mesure où il est une des forces – explicites souvent, sous-jacentes presque toujours – qui abondent et à bien des égards informent nombre des dimensions et des enjeux des textes, quil sagisse de la politique (réfugiée dans lesthétique), plus largement des rapports entre les hommes (qui chez notre auteur commandent, comme on sait, davantage une sociologie quune psychologie), de la vision de lHistoire (tributaire de Spengler et de Vico), ou de manière à la fois plus essentielle et plus diffuse de ce que Dilthey appelait « le sens de la vie2 ». À ce compte, la question du sacré risque bien de resurgir partout, à linstar de limage dans le tapis de James3, invisible jusquà ce quon ne voit plus quelle. Les occurrences relevées dun article à lautre de cette livraison révèlent en effet la profondeur surprenante de cette cavité dès lors quon se donne la peine de lexplorer. Pour ces raisons mêmes il apparaît légitime de sefforcer de saisir dans le divers la cohérence de ce phénomène indissociablement littéraire et extra-littéraire – sans visée dexhaustivité ni souci spécieux dunifier à 13lexcès une problématique dont lune des caractéristiques flagrantes est justement le caractère protéiforme.

Ma propre contribution tente une description synthétique des différents aspects du sacré gracquien. Le pari est en loccurrence darticuler les données poétiques et extra-poétiques de la question. Je me suis attaché en particulier aux éléments contextuels selon lesquels, à lépoque de lécriture des œuvres fictionnelles (de 1938 à 1970), a pu être pensée la relation de la littérature au sacré et au religieux : les réflexions menées depuis la fin du xixe siècle et au lendemain de la Première Guerre Mondiale par lécole française de sociologie dÉmile Durkheim et de ses disciples, le relais qua pu constituer dans les années Trente le Collège de sociologie fondé par Bataille, Caillois et Monnerot (dont on sait limportance dans la vision gracquienne du surréalisme) présentent à cet égard un environnement intellectuel précis que jai voulu privilégier. Il nest évidemment pas question de réduire Gracq à ces données, ni de prétendre quelles sont les seules à prendre en compte. Il nest pas davantage question dignorer ce que ces réflexions doivent aux études importantes de Dominique Perrin ou dAtsuko Nagai4, dont mon propos se veut complémentaire. Cette approche na par ailleurs de sens que dans la mesure où elle peut être lue non pas pour elle-même, mais à travers les données propres de la poétique des œuvres – ou plus précisément des évolutions et transformations de cette poétique.

La question de la relation ambiguë de Gracq au catholicisme est de manière plus spécifique lobjet de létude de Denis Labouret. Elle permet daller au cœur de lantagonisme du religieux et du sacré, et confirme limportance de cette référence quavait jadis mise en évidence un trop bref article de Robert Couffignal5. Le point de vue adopté part ici du rapport au religieux. Denis Labouret décrit la trajectoire et les ambivalences dun Gracq oscillant, sans souci particulier de « tirer laffaire au clair », entre les deux pôles de la contradiction, pour évaluer – au-delà 14de la catégorie souvent avancée d« anti-modernité » – ce qui en fait le prix : sa capacité de résonnance poétique.

Lalternative moderne que le sacré entend proposer au religieux – et plus spécifiquement (en contexte français) au catholicisme – sappuie volontiers sur la référence à la pensée nietzschéenne, tant à travers le thème dionysiaque que celui de la « mort de Dieu ». Gracq en est un exemple significatif, qui cite lauteur de Naissance de la tragédie plus que tout autre philosophe. Larticle de Bruno Tritsmans inscrit lœuvre de Gracq au sein dun débat important dont les enjeux sont les pouvoirs de fondations ou à linverse de dissolution conférés au sacré. Gracq est à cet égard rapproché, sur le versant sombre, non seulement des positions de Caillois et de la revue Acéphale, mais aussi et surtout de son ami André Pieyre de Mandiargues dont Bruno Tritsmans étudie sous cet angle le récit Le Lys de mer.

Dans le même registre, létude dIsabelle Casta explore les « puissances du mal » à lœuvre chez Gracq, et montre comment le sacré de transgression est paradoxalement institué en sacré de cohésion. Cette transformation fait lobjet – entre sublime et ironie – dune dramaturgie qui culmine dans les premiers romans mais trouve dans les textes ultérieurs des échos affaiblis. De cette dramaturgie, Isabelle Casta met en évidence les rouages rhétoriques, les topoi et les archétypes, les échos intertextuels antérieurs ou contemporains – travail de désémantisation et de resémantisation dans lequel le sacré se voit à la fois assumé et poétiquement dépassé.

Si le sacré est omniprésent dans lœuvre de Gracq, il na en effet de sens quen tant quil traverse la littérature (lidéal opératique de Parsifal y étant inclus) et quil se laisse traverser par elle. Lécrivain est dès lors par excellence celui qui, par lexpérience même de lécriture, peut accéder comme de lintérieur à une forme, spécifique mais autrement insaisissable, daltérité ontologique. Cest selon cette perspective que Dominique Perrin aborde cet avatar esthétique du sacré quest linspiration. Se met en place, sous ce jour, une redescription du panorama diachronique et synchronique de la littérature – redescription qui vaut moins pour lhistoire littéraire à laquelle elle fait pourtant droit sur le mode dune sorte danthropologie de lirrationnel, que pour la fonction que lécrivain assigne à sa propre production et à celle qui, de Wagner et Rimbaud à Breton et Jünger, est à ses yeux en mesure de tenir les promesses dune « universelle révélation ».

15

Lénergie électrique, dans un registre délibérément profane, est un autre avatar, ou une autre expression, de cette traversée de lécriture par le sacré. Cest à quoi sattache larticle de Sylvie Vignes, qui analyse à travers cette métaphore, dont on sait la richesse chez Gracq comme chez Breton, lénergétique de lécriture comme « courant » ou « influx » propre à élargir le rapport sensitif de lhomme au monde. En ce sens elle se produit stricto sensu comme un « acte esthétique » dans un équilibre tendu entre louverture à tous les possibles et la rigueur jamais reniée de lesprit critique. Limaginaire littéraire vise en loccurrence un impossible et nécessaire « point de fuite » dont la transcendance nest plus la clé, relayée quelle est pour Gracq comme pour toute une tradition poursuivie du surréalisme au xxie siècle par une poétique de la fulgurance et de lillumination qui est peut-être un autre nom de la grâce.

La question de la transcendance doit-elle, en effet, être définitivement évacuée par le glissement daccent du religieux vers le sacré ? Philippe Berthier reprend le débat dans ce quil peut avoir déventuellement provocateur à travers une analyse du Rivage des Syrtes éclairée par les références chrétiennes les plus avérées (Péguy, Claudel, Bernanos). La transgression nest-elle pas cette félix culpa que rend nécessaire une quête dabsolu dont le caractère messianique et mystique – mais de quelle mystique sagit-il alors au juste ? – serait le dernier mot ?

Les études critiques ici présentées sont suivies dune étude par Atsuko Nagai de la correspondance conservée au fonds Gracq de la Bibliothèque Universitaire dAngers entre notre auteur et son ami Jules Monnerot. On sait combien celui-ci a pu constituer aux yeux de celui-là une référence importante, tant pour sa compréhension du surréalisme que pour son approche sociologique et historique de la poésie ou encore pour son appréhension du sacré. Il y a là, avec le massif que constitue la correspondance avec André Breton, une contribution importante à la connaissance des alentours de la production littéraire et de la biographie de Gracq – contribution dautant plus précieuse que lécrivain a détruit lessentiel de sa correspondance.

Nous devons à lobligeance de Dominique Rabourdin de publier ici un inédit de Julien Gracq – en loccurrence ses réponses ici données en vis-à-vis de celles de Breton – au jeu surréaliste « Ouvrez-vous ? ». Les réponses de lun et de lautre sont aussi sont éclairantes – à la fois quant 16au rapport intime (voir subliminal) aux personnes des artistes proposés à leurs réactions, que dans leurs proximités ou différences de sensibilités.

Le numéro sachève sur la bibliographie chronologique la plus exhaustive qui soit à ce jour des productions écrites et orales de Gracq de 1934 à 2013, quil sagisse des publications (dans leurs différents états), des interviews, des articles ou des conférences, mais aussi de simples dédicaces ou lettres. Il y a là une matière aussi foisonnante que passionnante, qui complète le travail déjà accompli par Patrice Roquefeuil dans louvrage Gracq dans son siècle6. Cette recension, initialement destinée aux collectionneurs de manuscrits (P. Roquefeuil en est un pour ce qui concerne Gracq), apparaît être du plus grand intérêt à la fois pour les chercheurs qui trouvent là des documents complémentaires susceptibles déclairer tels ou tels aspects de la production littéraire, et plus largement pour le public quintéressent la personne et lœuvre de Julien Gracq.

Patrick Marot

Université de Toulouse II – Jean-Jaurès

1 Voir par exemple Giorgio Agamben, Homo sacer I-IV-2, t.f. aux éditions du Seuil, Payot, Vrin, 1997-2015 ; Régis Debray, Jeunesse du sacré, Paris, Gallimard, 2012 ; Marcel Gauchet, La Religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, 2000 ; Gianni Vattimo, Après la chrétienté. Pour un christianisme non-religieux, t.f. Calmann-Lévy, « LOrdre philosophique », 2004.

2 Voir Wilhelm Dilthey, Introduction à létude des Sciences humaines, t.f. P.U.F., 1942 ; Dominique Rabaté, Le Roman et le sens de la vie, Paris, Corti, 2010.

3 Voir Henry James, LImage dans le tapis (1896), Arles, Actes Sud, 1997.

4 Voir Atsuko Nagai, « Julien Gracq et Jules Monnerot », in Julien Gracq 4, Présences et références littéraires, Paris, Lettres modernes-Minard, « Revue des Lettres modernes », série Julien Gracq (P. Marot dir.), 2004 ; Dominique Perrin, De Louis Poirier à Julien Gracq, Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des xxe-xxie siècles », 2009.

5 Voir Robert Couffignal, « La Bible dans lœuvre romanesque de Julien Gracq », in Julien Gracq. Actes du colloque international dAngers (G. Cesbron dir.), Angers, Presses de luniversité dAngers, 1981.

6 Gracq dans son siècle (Michel Murat dir.), Paris, Classiques Garnier, « Littérature des xxe et xxie siècles », 2013.