Préface « En équilibre, sans rapport de force »
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Joël Pommerat. Poésie du sonore et théâtralité du musical
- Pages : 13 à 15
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 33
Préface
« En équilibre, sans rapport de force »
C’est en 2010 que je rencontre Joël Pommerat. Il quitte alors le théâtre des Bouffes du Nord après trois années de résidence, au moment même où j’y reviens pour en prendre la codirection. Notre premier échange est donc désintéressé, contexte assez rare dans notre société du spectacle. Désormais artiste associé à l’Odéon, il n’a rien à attendre de moi et je n’ai rien à espérer de lui. Notre conversation porte essentiellement sur Peter Brook, que nous connaissons et qui nous a guidés l’un et l’autre de différentes manières.
La résidence de Pommerat aux Bouffes du Nord à l’invitation de Brook peut d’abord surprendre. Pendant plus de trente années, aucun metteur en scène n’a été sollicité de cette manière par ce théâtre en y associant son nom. On aurait pu penser que Brook choisirait un compagnon de route, un explorateur venu d’un autre continent avec une autre culture, ou encore une figure internationale pouvant revendiquer une filiation, une transmission. Les deux artistes n’ont en outre que peu de matériaux de scène en commun : l’espace vide pour l’un et une boîte noire qui contraint à des prouesses techniques pour l’autre, une acoustique dépouillée contre une sonorisation élaborée, l’un adapte, l’autre écrit ses spectacles, l’un a sillonné le monde et s’en est nourri avant de s’installer aux Bouffes du Nord, l’autre commence à peine à sortir de nos frontières.
Mais ces différences de façade cachent des évidences, et si on admire l’un et l’autre c’est peut-être pour les mêmes raisons ; par exemple, la place centrale que le spectateur occupe dans le processus de création, son écoute, son rapport au plateau, en considérant qu’il n’est pas un et indivisible, mais que la multitude des regards au contraire contraint le metteur en scène à emmener avec lui tous les publics sans avoir peur parfois de les égarer. C’est la marque d’un théâtre de création populaire, 14qui ne s’adresse pas à tous mais à chacun, un théâtre où la pensée passe par l’émotion, où l’intelligence est d’abord sensorielle.
Tous deux sont des conteurs. Ils racontent ce qui est ou pourrait être une histoire vraie ; un récit simple qui se serait transmis et transformé oralement, aux pourtours imaginaires mais avec une force d’ancrage dans la réalité si intense qu’il en acquiert une puissance psychologique et philosophique qui se ressent de l’intérieur. Et pour être plus proche du réel ou du rêve, ils élaguent, épurent, concentrent, avec peu de mots, peu de gestes, peu d’accessoires. Il n’y a pas de double discours avéré dans le théâtre de Brook ni dans celui de Pommerat, pas de langage codé à déchiffrer. Tout est au premier degré, le plus élevé, le plus profond.
Peter Brook et Joël Pommerat semblent en outre avoir dessiné un même but dans le théâtre : celui de la recherche, pas une quête au sens où il y aurait quelque chose à découvrir et à posséder, mais une disposition créative à l’écoute, à l’incertitude, à la remise en question et surtout, à l’absence d’accomplissement, de résolution. Il n’y a pas de première ni de dernière dans leur théâtre.
Et bien sûr, comme une source et une ressource inépuisable, la musique les rassemble ; les silences, les chansons, la musique de scène, le théâtre musical. Tous deux ont déconstruit, reconstruit, réduit puis augmenté le théâtre dans la musique en interrogeant le temps et la manière de travailler.
C’est donc naturellement que cette première conversation avec Pommerat nous conduit à parler d’opéra. S’en suivent alors deux productions que j’accompagne à l’Opéra Comique, Au Monde avec Philippe Boesmans et L’Inondation avec Francesco Filidei. La seconde laisse une empreinte singulière dans l’histoire de l’opéra. Elle a pourtant failli ne jamais voir le jour tant les enjeux de production semblaient inadaptés à l’opéra.
Avec L’Inondation, Joël Pommerat écrit son premier livret d’opéra original, non sans avoir hésité et dit ses réserves face à la lourdeur et aux contraintes imposées par ce genre. Des conversations, il y en a alors eu beaucoup. Elles ont fait écho à celles que j’ai eues régulièrement avec Peter Brook sur la nécessité de s’en affranchir. Au bout du compte peut-être n’a-t-il pas changé ce monde de l’opéra, mais Pommerat l’a habité autrement. Les conditions de travail ont été pensées et assumées comme conditions de la création. L’écriture au plateau, l’expérimentation, 15la recherche devaient être également possibles sur une scène lyrique. Je continue pour ma part à penser que les liens organiques tissés entre musique et théâtre, « entre équilibre, sans rapport de force1 », au cours de cette production construite autrement ne sont pas pour rien dans le succès qu’elle a rencontré. Parce que s’en est dégagée cette intelligence sensorielle qui rend accessibles immédiatement le langage de l’être le plus enfoui.
Cécile Auzolle analyse finement le travail d’écriture commune et la rencontre qui a eu lieu entre Joël Pommerat et Francesco Filidei, et plus globalement entre l’auteur-metteur en scène et la musique. Éclairant la « théâtralité du musical » et la « poésie du sonore » constitutives des spectacles de Pommerat aussi bien sur scène qu’à l’opéra, elle montre comment, de plus en plus, le théâtre se nourrit de musique et que l’opéra a intégré nombre de propositions théâtrales. Son essai confirme la nécessité et la pertinence du dialogue entre études théâtrales et musicologie.
7 mai 2023
Olivier Mantei
Directeur général de la Cité de
la musique-Philharmonie de Paris
Copropriétaire du théâtre des Bouffes du Nord et du théâtre
de l’Athénée
Ancien directeur
de l’Opéra-Comique
1 Joël Pommerat, « Intentions », [programme de salle de] Francesco Filidei et Joël Pommerat, L’Inondation, Paris, Opéra Comique, 27 septembre-3 octobre 2019, p. 6.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-15559-1
- EAN : 9782406155591
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15559-1.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/12/2023
- Langue : Français