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Classiques Garnier

Préface « En équilibre, sans rapport de force »

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Préface

« En équilibre, sans rapport de force »

Cest en 2010 que je rencontre Joël Pommerat. Il quitte alors le théâtre des Bouffes du Nord après trois années de résidence, au moment même où jy reviens pour en prendre la codirection. Notre premier échange est donc désintéressé, contexte assez rare dans notre société du spectacle. Désormais artiste associé à lOdéon, il na rien à attendre de moi et je nai rien à espérer de lui. Notre conversation porte essentiellement sur Peter Brook, que nous connaissons et qui nous a guidés lun et lautre de différentes manières.

La résidence de Pommerat aux Bouffes du Nord à linvitation de Brook peut dabord surprendre. Pendant plus de trente années, aucun metteur en scène na été sollicité de cette manière par ce théâtre en y associant son nom. On aurait pu penser que Brook choisirait un compagnon de route, un explorateur venu dun autre continent avec une autre culture, ou encore une figure internationale pouvant revendiquer une filiation, une transmission. Les deux artistes nont en outre que peu de matériaux de scène en commun : lespace vide pour lun et une boîte noire qui contraint à des prouesses techniques pour lautre, une acoustique dépouillée contre une sonorisation élaborée, lun adapte, lautre écrit ses spectacles, lun a sillonné le monde et sen est nourri avant de sinstaller aux Bouffes du Nord, lautre commence à peine à sortir de nos frontières.

Mais ces différences de façade cachent des évidences, et si on admire lun et lautre cest peut-être pour les mêmes raisons ; par exemple, la place centrale que le spectateur occupe dans le processus de création, son écoute, son rapport au plateau, en considérant quil nest pas un et indivisible, mais que la multitude des regards au contraire contraint le metteur en scène à emmener avec lui tous les publics sans avoir peur parfois de les égarer. Cest la marque dun théâtre de création populaire, 14qui ne sadresse pas à tous mais à chacun, un théâtre où la pensée passe par lémotion, où lintelligence est dabord sensorielle.

Tous deux sont des conteurs. Ils racontent ce qui est ou pourrait être une histoire vraie ; un récit simple qui se serait transmis et transformé oralement, aux pourtours imaginaires mais avec une force dancrage dans la réalité si intense quil en acquiert une puissance psychologique et philosophique qui se ressent de lintérieur. Et pour être plus proche du réel ou du rêve, ils élaguent, épurent, concentrent, avec peu de mots, peu de gestes, peu daccessoires. Il ny a pas de double discours avéré dans le théâtre de Brook ni dans celui de Pommerat, pas de langage codé à déchiffrer. Tout est au premier degré, le plus élevé, le plus profond.

Peter Brook et Joël Pommerat semblent en outre avoir dessiné un même but dans le théâtre : celui de la recherche, pas une quête au sens où il y aurait quelque chose à découvrir et à posséder, mais une disposition créative à lécoute, à lincertitude, à la remise en question et surtout, à labsence daccomplissement, de résolution. Il ny a pas de première ni de dernière dans leur théâtre.

Et bien sûr, comme une source et une ressource inépuisable, la musique les rassemble ; les silences, les chansons, la musique de scène, le théâtre musical. Tous deux ont déconstruit, reconstruit, réduit puis augmenté le théâtre dans la musique en interrogeant le temps et la manière de travailler.

Cest donc naturellement que cette première conversation avec Pommerat nous conduit à parler dopéra. Sen suivent alors deux productions que jaccompagne à lOpéra Comique, Au Monde avec Philippe Boesmans et LInondation avec Francesco Filidei. La seconde laisse une empreinte singulière dans lhistoire de lopéra. Elle a pourtant failli ne jamais voir le jour tant les enjeux de production semblaient inadaptés à lopéra.

Avec LInondation, Joël Pommerat écrit son premier livret dopéra original, non sans avoir hésité et dit ses réserves face à la lourdeur et aux contraintes imposées par ce genre. Des conversations, il y en a alors eu beaucoup. Elles ont fait écho à celles que jai eues régulièrement avec Peter Brook sur la nécessité de sen affranchir. Au bout du compte peut-être na-t-il pas changé ce monde de lopéra, mais Pommerat la habité autrement. Les conditions de travail ont été pensées et assumées comme conditions de la création. Lécriture au plateau, lexpérimentation, 15la recherche devaient être également possibles sur une scène lyrique. Je continue pour ma part à penser que les liens organiques tissés entre musique et théâtre, « entre équilibre, sans rapport de force1 », au cours de cette production construite autrement ne sont pas pour rien dans le succès quelle a rencontré. Parce que sen est dégagée cette intelligence sensorielle qui rend accessibles immédiatement le langage de lêtre le plus enfoui.

Cécile Auzolle analyse finement le travail décriture commune et la rencontre qui a eu lieu entre Joël Pommerat et Francesco Filidei, et plus globalement entre lauteur-metteur en scène et la musique. Éclairant la « théâtralité du musical » et la « poésie du sonore » constitutives des spectacles de Pommerat aussi bien sur scène quà lopéra, elle montre comment, de plus en plus, le théâtre se nourrit de musique et que lopéra a intégré nombre de propositions théâtrales. Son essai confirme la nécessité et la pertinence du dialogue entre études théâtrales et musicologie.

7 mai 2023

Olivier Mantei

Directeur général de la Cité de
la musique-Philharmonie de Paris

Copropriétaire du théâtre des Bouffes du Nord et du théâtre
de lAthénée

Ancien directeur
de lOpéra-Comique

1 Joël Pommerat, « Intentions », [programme de salle de] Francesco Filidei et Joël Pommerat, LInondation, Paris, Opéra Comique, 27 septembre-3 octobre 2019, p. 6.