[Introduction de la deuxième partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: Jeux et théâtre dans l’œuvre dramatique de William Shakespeare
- Pages: 193 to 195
- Collection: Reading the Seventeenth Century, n° 71
- Series: Théâtre, n° 11
Il serait néanmoins erroné de penser que les jeux que l’on trouve dans les pièces de Shakespeare renvoient exclusivement à la controverse dont ils faisaient alors l’objet. Le plus souvent, le dramaturge fait des jeux des métaphores qui s’inscrivent dans une esthétique baroque intimement liée à sa conception du théâtre. Cette esthétique, et les motifs ludiques par lesquels elle s’exprime, est porteuse d’une vision sceptique de la politique et de la religion. Comme nous l’avons souligné en introduction, c’est sous leur forme métaphorique que les jeux sont les plus présents dans les pièces du dramaturge1. À travers les métaphores ludiques qu’il emploie, Shakespeare reprend en réalité, sans doute sans le savoir, le rejet croissant des jeux dans le domaine du frivole que certains critiques2 voient comme propre à l’époque moderne. La métaphore du monde comme un jeu est, en effet, particulièrement courante aux xvie et xviie siècles, et s’articule pleinement avec celle que l’on trouve dans le trope du theatrum mundi3. Les deux métaphores – le monde est un jeu, ou le monde est un théâtre – étaient alors entremêlées comme en atteste l’ouvrage de Pierre Boaistuau traduit en anglais en 1566 et intitulé Theatrum mundi or the theatre or rule of the world. On peut y lire en ouverture ces vers qui font des jeux et du théâtre des comparants interchangeables :
Lo [ … ] [ t ] he finall scope, the totall ende,
the wandring steps wherein
Humanum genus seemes to tende·
his pagent to begin.
194Most like a Theater, a game
or gameplace if ye will,
which royally doth beare the fame
approude by learned skill 4 .
« Voici […][l]a portée finale, la fin totale,
les étapes d’errance dans lesquelles
Le genre humain semble tendre-
son spectacle est sur le point commencer.
Plus comme un théâtre, un jeu
ou lieu de jeu si vous voulez, »
Si les deux métaphores sont intrinsèquement liées, c’est qu’elles appartiennent à la catégorie des « métaphores conventionnelles5 », ou encore de ce qu’Hans Blumenberg appelle des « métaphores absolues », selon Guillaume Navaud, qui résume ainsi ce concept :
Les métaphores absolues sont celles auxquelles il est impossible de substituer un discours propre, par exemple la métaphore du monde comme livre, ou celle de la vie comme drame. Par « métaphores absolues », Blumenberg désigne donc les métaphores heuristiques qui, à la différence des métaphores illustratives ou explicatives, viennent combler une lacune dans le discours conceptuel, et le relayer de façon inconceptuelle6.
C’est ce qui explique la postérité de cette métaphore qui a longtemps servi de concept opératoire pour décrire le monde ainsi que les relations sociales. C’est encore le cas notamment dans les travaux du sociologue Erving Goffman, qui a montré toute la portée de cette image dans les interactions sociales, où, de fait, chacun joue un rôle face à ses interlocuteurs7. À l’époque moderne, les jeux étaient devenus, dans les arts visuels, à travers la culture des emblèmes, par exemple, ainsi qu’en littérature, un motif de vanité8, traduisant la plupart du temps une angoisse, un 195pessimisme voire une forme de « nihilisme » selon Guillaume Navaud9. Si le monde est un jeu, ou une comédie, c’est souvent parce qu’il n’a pas de sens transcendant, ou que ce dernier échappe aux spectateurs. Les métaphores ludiques apparaissent souvent chez Shakespeare, pour dépeindre la « scène » politique, ce qui, au reste, n’est pas surprenant étant donné l’importance des jeux comme du théâtre dans la culture de cour : les deux pratiques étant un moyen d’expression crucial du pouvoir politique10. Nous verrons donc dans un premier temps comment les jeux des rois des tragédies et des pièces historiques participent d’une esthétique baroque qui remet profondément en question la sacralité de la figure royale. Nous analyserons ensuite plus en détail en quoi la métaphore ludique dans Henry V interroge le providentialisme historique lié aux narrations de la victoire d’Azincourt. La séparation entre le pouvoir, qu’il soit religieux ou politique, et l’idée du sacré atteint son comble à travers les thèmes de la tricherie et de la feintise. En effet, nous le verrons en dernier lieu, les jeux, lorsqu’ils sont employés de façon métaphorique pour décrire le champ politique chez Shakespeare, sont particulièrement liés à une vision machiavélienne qui remet en cause la transcendance de la religion et de la morale à la faveur d’un « foul play » généralisé, où la fin justifie toujours les moyens.
1 Comme le montrent les tableaux, cf. Annexes 2 à 5.
2 Voir à ce sujet : Hamayon, Jouer, op. cit., p. 16-17 et Philippe Ariès, « Du sérieux au frivole » in Les Jeux à la Renaissance, op. cit., p. 7-15.
3 L’idée selon laquelle le monde est un théâtre n’est pas propre à Shakespeare bien entendu, George Lakoff et Mark Turner la font remonter au moins à Épictète inMore than Cool Reason : A Field Guide to Poetic Metaphor, Chicago, University of Chicago Press, 1989, p. 21. Toutefois, elle est fondamentale dans l’œuvre du dramaturge et a fait l’objet de nombreuses études dont nous ne citerons que les suivantes : Guillaume Navaud, Persona : Le théâtre comme métaphore théorique de Socrate à Shakespeare, Genève, Droz, 2011 ; Anne Righter, Shakespeare and the Idea of the Play, Londres, Chatto & Windus, 1964 ; Lynda G. Christian, Theatrum Mundi : The History of an Idea, New York, Garland Publishing, 1987. Dans ce dernier ouvrage voir les pages 155 à 170 pour une analyse de la métaphore du theatrum mundi dans les pièces de Shakespeare.
4 Pierre Boaistuau, Theatrum mundi the theatre or rule of the world, traduit par John Alday, Londres, imprimé par H. Denham pour Thomas Hacket, 1566, sig. [A1r].
5 C’est l’expression qu’emploient George Lakoff et Mark Turner dans More than Cool Reason, op. cit., p. 52-53.
6 Navaud, Persona, op. cit., p. 12.
7 Erving Goffman, The Presentation of Self in Everyday Life, Londres, Penguin Books, 1959.
8 En effet, selon Ingvar Bergström, les jeux, plus particulièrement les dés et les cartes à jouer, deviennent au xviie siècle, des objets récurrents dans les vanités, cf. Ingvar Bergström, Dutch Still-Life Painting in the Seventeenth Century, traduit par Christina Hedström et Gerald Taylor, Londres, Faber and Faber Limited, 1956, p. 154.
9 Navaud, Persona, op. cit., p. 366.
10 Les loisirs en général sont une manifestation de pouvoir comme on l’a vu chez Thorstein Veblen, op. cit. La théâtralité était inhérente à ces jeux ainsi qu’aux nombreux spectacles publics qui faisaient partie de la culture élisabéthaine des « pageants », de nombreuses études y ont été consacrées depuis l’ouvrage de Roy Strong, Elizabethan Portraiture and Pageantry, Londres, Thames and Hudson, 1977. Voir aussi : Jayne Elisabeth Archer, Elizabeth Goldring, et Sarah Knight (éds.), The Progresses, Pageants, and Entertainments of Queen Elizabeth I, Oxford, OUP, 2007.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-11498-7
- EAN: 9782406114987
- ISSN: 2257-915X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-11498-7.p.0193
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-25-2021
- Language: French