[Introduction à la troisième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Jean Giono, fragments d’une poétique
- Pages : 223 à 224
- Collection : Études de littérature des xxe et xxie siècles, n° 123
La réalité ne me sert que par reflets1.
Jean Giono
Loin des aspirations naturalistes, Giono clame son indépendance vis-à-vis du monde réel, et ce dès l’acte de naissance du romancier – Naissance de l’Odyssée, première « poétique immanente » qui fonde l’écriture sur l’invention, et même le mensonge. « Odysseus le divin menteur2 », dit Giono d’Ulysse dans sa lettre du 2 janvier 1924 à Lucien Jacques. Reflet de Giono lui-même, Ulysse exerce le pouvoir de l’imagination et de la parole sur son auditoire, charmé par les « magnifiques récits3 » à l’origine de l’œuvre homérique. À l’origine de l’œuvre gionienne se trouve cet art poétique de l’affabulation dont « le thème essentiel, selon Krzysztof Jarosz, […] est celui qui devait préoccuper le jeune débutant de 1927 : la transformation du réel en fiction par l’intermédiaire du mensonge créateur4 ». C’est ce qui l’occupera toute sa vie, conduit par une désinvolture naturelle concernant la vérité mais surtout par le plaisir d’inventer en toute liberté, par l’ennui que lui inspire le réel et par le besoin de renouveler son inspiration. Quand, dans Le Voyage en calèche, il fait dire à Julio qu’« il n’y a que l’embarras du choix dans les moyens de construire autant de mondes que l’on veut5 », ce reflet de l’auteur exprime son profond désir d’échapper à l’ennui et aux conditions de l’existence (particulièrement pesantes pendant la Seconde Guerre mondiale) en créant des mondes nouveaux par l’imagination. Fragments d’un paradis, un an plus tard, vient satisfaire ce besoin d’ouvrir de nouveaux horizons à travers le récit expérimental d’une expédition aux prises avec des forces surnaturelles. Toutefois, le mépris affiché de Giono pour la vérité ne doit pas faire oublier son goût pour les faits et les détails qui, sans être 224soumis à la vraisemblance, donnent au récit la densité nécessaire à une construction, fût-elle imaginaire. « Je ne saurai bien mentir (vraiment inventer) que lorsque je serai parfaitement vrai6 », note-t-il dans son journal le 14 novembre 1943. Il ne s’agit pas de fuir le réel par les voies de l’inconscient, évanescentes et fragiles. Giono n’a jamais été convaincu par le surréalisme7 – le rêve ne trompe pas. « Je suis d’accord avec le surréalisme dans la mesure où je sais ce qu’il y a derrière l’horizon si je songe à représenter l’horizon. Mais cette connaissance faite il faut que je vienne me replacer devant le réel8 », écrit-il en 1956 dans sa préface à une exposition de Lucien Jacques. Pour donner à l’invention la solidité du réel, l’écrivain se sert, non de la vérité mais des critères de vérité qui, utilisés en faveur du mensonge qu’est la littérature, brouillent la frontière entre réalité et fiction. Art analytique, psychologie romanesque, faits divers, détails « ininventables9 » sont les matériaux qui servent à créer un monde nouveau où l’écrivain exerce sa totale liberté d’invention. « Autrement dit, il faut réinventer, c’est ce que je fais. J’essaie de réinventer la réalité avec les choses exactes10 ». Si la réalité ne sert que par reflets, c’est parce qu’elle sert indirectement à créer, une fois déformée, inversée, contredite selon la propre vision du monde de l’auteur. Dans Naissance de l’Odyssée, rappelle Krzysztof Jarosz, « Ulysse ne deviendra un artiste consommé que lorsque, à la fin du roman, il saura réunir en lui, ou plutôt dans ses inventions, les propriétés véhiculées par ces deux personnages allégoriques des initiateurs : Archias qui représente l’inspiration et l’aède qui figure le savoir-faire poétique11 ». De même, Giono s’applique à employer des moyens d’invention rigoureux et toujours renouvelés pour créer un ailleurs poétique susceptible de construire une grande œuvre.
1 Giono Jean, Entretiens avec Jean et Taos Amrouche, op. cit., p. 184.
2 Lettre du 26 août 1924, Correspondance Jean Giono – Lucien Jacques (1922-1929), op. cit., p. 102-103.
3 Ibid., p. 103.
4 JaroszKrzysztof, Jean Giono – alchimie du discours romanesque, op. cit., p. 15.
5 Giono Jean, Le Voyage en calèche, op. cit., p. 187.
6 Id., Journal, poèmes, essais, op. cit., p. 360 (14 novembre 1943).
7 Pierre Citron a toutefois vu l’influence des surréalistes dans Fragments d’un paradis (« Trajectoire de Giono », art. cité, p. 8), les Poèmes d’après-guerre (Journal, poèmes, essais, op. cit., Notice p. 1301-1311) et Le Hussard sur le toit (Jean Giono, ORC IV, op. cit., Notice p. 1305-1370).
8 Giono Jean, « Préface à une exposition d’aquarelles de Lucien Jacques chez Merenciano à Marseille (1956) », Bulletin Giono no 11, 1979, p. 10.
9 Id., Entretiens avec Jean et Taos Amrouche, op. cit., p. 186.
10 Ibid.
11 Jarosz Krzysztof, Jean Giono – alchimie du discours romanesque, op. cit., p. 21.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-16533-0
- EAN : 9782406165330
- ISSN : 2260-7498
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16533-0.p.0223
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/04/2024
- Langue : Français