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Classiques Garnier

[Introduction à la troisième partie]

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Jean Giono, fragments d’une poétique
  • Pages: 223 to 224
  • Collection: Studies in Twentieth and Twenty-First-Century Literature, n° 123
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406165330
  • ISBN: 978-2-406-16533-0
  • ISSN: 2260-7498
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16533-0.p.0223
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 04-17-2024
  • Language: French
223

La réalité ne me sert que par reflets1.

Jean Giono

Loin des aspirations naturalistes, Giono clame son indépendance vis-à-vis du monde réel, et ce dès lacte de naissance du romancier – Naissance de lOdyssée, première « poétique immanente » qui fonde lécriture sur linvention, et même le mensonge. « Odysseus le divin menteur2 », dit Giono dUlysse dans sa lettre du 2 janvier 1924 à Lucien Jacques. Reflet de Giono lui-même, Ulysse exerce le pouvoir de limagination et de la parole sur son auditoire, charmé par les « magnifiques récits3 » à lorigine de lœuvre homérique. À lorigine de lœuvre gionienne se trouve cet art poétique de laffabulation dont « le thème essentiel, selon Krzysztof Jarosz, [] est celui qui devait préoccuper le jeune débutant de 1927 : la transformation du réel en fiction par lintermédiaire du mensonge créateur4 ». Cest ce qui loccupera toute sa vie, conduit par une désinvolture naturelle concernant la vérité mais surtout par le plaisir dinventer en toute liberté, par lennui que lui inspire le réel et par le besoin de renouveler son inspiration. Quand, dans Le Voyage en calèche, il fait dire à Julio qu« il ny a que lembarras du choix dans les moyens de construire autant de mondes que lon veut5 », ce reflet de lauteur exprime son profond désir déchapper à lennui et aux conditions de lexistence (particulièrement pesantes pendant la Seconde Guerre mondiale) en créant des mondes nouveaux par limagination. Fragments dun paradis, un an plus tard, vient satisfaire ce besoin douvrir de nouveaux horizons à travers le récit expérimental dune expédition aux prises avec des forces surnaturelles. Toutefois, le mépris affiché de Giono pour la vérité ne doit pas faire oublier son goût pour les faits et les détails qui, sans être 224soumis à la vraisemblance, donnent au récit la densité nécessaire à une construction, fût-elle imaginaire. « Je ne saurai bien mentir (vraiment inventer) que lorsque je serai parfaitement vrai6 », note-t-il dans son journal le 14 novembre 1943. Il ne sagit pas de fuir le réel par les voies de linconscient, évanescentes et fragiles. Giono na jamais été convaincu par le surréalisme7 – le rêve ne trompe pas. « Je suis daccord avec le surréalisme dans la mesure où je sais ce quil y a derrière lhorizon si je songe à représenter lhorizon. Mais cette connaissance faite il faut que je vienne me replacer devant le réel8 », écrit-il en 1956 dans sa préface à une exposition de Lucien Jacques. Pour donner à linvention la solidité du réel, lécrivain se sert, non de la vérité mais des critères de vérité qui, utilisés en faveur du mensonge quest la littérature, brouillent la frontière entre réalité et fiction. Art analytique, psychologie romanesque, faits divers, détails « ininventables9 » sont les matériaux qui servent à créer un monde nouveau où lécrivain exerce sa totale liberté dinvention. « Autrement dit, il faut réinventer, cest ce que je fais. Jessaie de réinventer la réalité avec les choses exactes10 ». Si la réalité ne sert que par reflets, cest parce quelle sert indirectement à créer, une fois déformée, inversée, contredite selon la propre vision du monde de lauteur. Dans Naissance de lOdyssée, rappelle Krzysztof Jarosz, « Ulysse ne deviendra un artiste consommé que lorsque, à la fin du roman, il saura réunir en lui, ou plutôt dans ses inventions, les propriétés véhiculées par ces deux personnages allégoriques des initiateurs : Archias qui représente linspiration et laède qui figure le savoir-faire poétique11 ». De même, Giono sapplique à employer des moyens dinvention rigoureux et toujours renouvelés pour créer un ailleurs poétique susceptible de construire une grande œuvre.

1 Giono Jean, Entretiens avec Jean et Taos Amrouche, op. cit., p. 184.

2 Lettre du 26 août 1924, Correspondance Jean Giono – Lucien Jacques (1922-1929), op. cit., p. 102-103.

3 Ibid., p. 103.

4 JaroszKrzysztof, Jean Giono – alchimie du discours romanesque, op. cit., p. 15.

5 Giono Jean, Le Voyage en calèche, op. cit., p. 187.

6 Id., Journal, poèmes, essais, op. cit., p. 360 (14 novembre 1943).

7 Pierre Citron a toutefois vu linfluence des surréalistes dans Fragments dun paradis (« Trajectoire de Giono », art. cité, p. 8), les Poèmes daprès-guerre (Journal, poèmes, essais, op. cit., Notice p. 1301-1311) et Le Hussard sur le toit (Jean Giono, ORC IV, op. cit., Notice p. 1305-1370).

8 Giono Jean, « Préface à une exposition daquarelles de Lucien Jacques chez Merenciano à Marseille (1956) », Bulletin Giono no 11, 1979, p. 10.

9 Id., Entretiens avec Jean et Taos Amrouche, op. cit., p. 186.

10 Ibid.

11 Jarosz Krzysztof, Jean Giono – alchimie du discours romanesque, op. cit., p. 21.