Table des matières
- Publication type: Book chapter
- Book: Œuvres complètes. Tome V
- Pages: 853 to 856
- Collection: Library of Twentieth-Century Literature, n° 25
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QUE LA BOURDONNANTE HÉLICE…
NOTICE
Jarry a accompagné d’un envoi en vers un curieux objet qu’il a offert à Rachilde :
« The Zephyr ». Paris, Maison Faucon, Fabrique d’éventails. Objet constitué d’un manche bombé strié de couleurs (long. : 205 mm), légèrement rétréci en son milieu, portant à une des extrémités une hélice à 3 pales dépliables (diamètre : 150 mm) mue par un mécanisme intérieur actionné par un bouton saillant sur le côté du manche. Dans sa boîte cartonnée d’origine (2 bords manquent).
Étonnant éventail, très moderne dans sa conception, offert à Rachilde par Alfred Jarry qui l’a accompagné de cet envoi autographe en vers, à l’encre sur un bout de feuillet de papier bleu collé au verso du couvercle de la boîte :
Que la bourdonnante hélice
Sous vos doigts épanouisse
Sa gyration ailée,
Imitation d ’ un L s se (sic)
Dans une sombre vallée
A.J.
P.S. : Il n’y a pas de rime masculine
à Lys suffisamment pudibonde.
Les deux derniers mots du quatrième vers sont en partie illisibles.
Joint une enveloppe à en-tête du Mercure de France sur laquelle Rachilde a écrit, au crayon noir : 27 septembre 1949. Ce jouet m’a été donné par Alfred Jarry il y a quelque trente ans. Rachilde (à noter l’erreur de date de Rachilde, A. Jarry étant décédé en 1907).
L’éventail n’est plus en état de marche1.
838(Vente Drouot, Bibliothèque Jacques Matarasso, deuxième partie, jeudi 28 avril 1994. Expert : Bernard Loliée, Étude Loudmer ; no 89, reproduit dans le catalogue2.)
Le nom du jouet et sa marque de fabrique indiquent qu’il s’agit d’un ventilateur de poche. Le poème qui l’accompagne, comme pour un éventail, est une épigramme galante, et même grivoise. À partir du titre du roman de Balzac, Le Lys dans la Vallée (repris du « lys des vallées » dans le Cantique des cantiques (II, 1-2), Jarry suggère la rencontre de ce jouet, un symbole phallique, avec la main de la destinataire. La rime partiellement effacée était probablement une rime transexuelle, « lys-se », ce qui lui permettait de rentrer dans le rang des rimes féminines composant ce quintil d’heptasyllabes isosexuels. Le post-scriptum est une déclaration paradoxale, car toutes les rimes masculines en -is sont pudibondes, à l’exception de clitoris et de callibistrys.
On en rapprochera trois autres dédicaces à Rachilde inscrites sur des éventails ou d’autres objets.
La collection Tristan Tzara mise en vente en le 3 mars 1989 à l’hôtel Drouot (Guy Loudmer commissaire-priseur / Soizic Audouart experte), lot 265, présentait un éventail de Rachilde où Verlaine avait inscrit un poème, « Simples fresques », et sur lequel Jarry avait ajouté une phrase dédicatoire. Le catalogue de la vente reproduit partiellement cet éventail, sans signaler qu’il avait été précédemment publié dans Le Brûlot, no 13, juin 1962. La phrase de Jarry figure sur la bande entourant les exemplaires de tête de Viridis Candela. Organographes du Cymbalum Pataphysicum, « Rachilde et Jarry, étude copulative de leurs correspondances », no 18, 8 septembre 1982, avec un commentaire au verso, qui renvoie à la reproduction du Brûlot. L’objet, avec le poème de Verlaine, une inscription d’une main inconnue et celle de Jarry est reproduit en couleurs dans le Jarry en ymages du Collège de ’Pataphysique, collection Le Promeneur, Gallimard, 2011, p. 45. La phrase se lit ainsi :
Moi — Alfred Jarry je dis — que, Madame Rachilde, mange des lentilles avec une épingle d’or3 — mais — la nuit courre4 les cimetières pour déterrer les morts5 —
839Jarry transpose avec force tirets le débit haché du Père Ubu qu’il avait adopté auprès de Rachilde et de son cercle. Il s’amuse à décrire la double personnalité de ce personnage de mondaine et d’écrivaine à l’imagination nécrophile ou nécrophage.
Cette « phrase pour éventail » – un genre lié à l’époque et au milieu – peut être considérée comme un bref poème comportant deux rimes en -or. L’auteur ne l’a pas daté.
Rachilde possédait aussi une assiette en étain, offerte en 1884 par Alfred Vallette, enrichie à sa demande par les deux premières strophes de Green, poème de Romances sans paroles, gravées de la main de Verlaine6. Dix ans plus tard environ, Jarry y avait ajouté un autre envoi au-dessus, signé « Alfred Jarry », avec un dessin du Père Ubu sous sa signature. L’objet est également reproduit dans le Jarry en ymages du Collège de ’Pataphysique déjà cité, p. 44 :
Dans la socilliété borgeoise oh mon / petit monsieur Vénus7, tu t’en iras toujours pieds nus8.
Le terme « socilliété » est employé dans de nombreuses pièces du théâtre populaire9, de même que « borgeois ». Jarry, pour parler de la « société bourgeoise », imite la parlure des ouvriers. Il paraît aussi reproduire un reproche de Rachilde visant sa propre tenue de bohème.
Ce poème comporte des rimes pour l’œil en -nus. La réponse de Rachilde, placée au-dessus, sur le bord de l’assiette, est également rimée, sous forme d’un distique d’octosyllabes : « J’ai de la gloire et du papier / je ne vais plus jamais à pied ». Cette dédicace n’est pas datée.
840Dans ses Notes sur Alfred Jarry, Charlotte Jarry rapporte un autre éventail :
De ces éventails l’un fut envoyé par le Père Ubu à Mme Rachilde avec ces mots : « C’est une plume arrachée aux ailes de la mort10 ».
On peut dater cette dédicace du début juin 1906, date d’une carte postale envoyée de Laval à Rachilde où il annonce qu’il va lui adresser ce cadeau à la place d’une bague mauve (la couleur du Mercure), ayant appartenu à sa mère, et qu’elle avait refusée :
Permettez-moi de vous envoyer un bibelot sans valeur qui n’a jamais appartenu qu’à moi et ira bien, comme une sorte de bouteille avec l’hôtel de Beaumarchais11. C’est une aile éventatoire12 sans doute, de la mort entrevue — en imagination, dans un modeste essai de revivre le 2e acte de Mme la mort13.
Il revient sur cet objet dans la carte postale de Laval qui suit :
Madame, nous venons, notre lettre fermée, de mettre dans un tube l’éventail Louis XV annoncé. S’il n’avait pas été fermé depuis son temps et le papier – il est sans valeur et pas en soie ! – a dû être fort endommagé en le pliant et peut-être s’en ira-t-il en morceaux aussi en le sortant. J’ai coupé le tube pour qu’on puisse le tirer par côté. Cet envoi postal a d’ailleurs une forme horrifique qui fera peur aux employés non moins postaux… Nous [confirmons][serons] à [2 ?] h ressuscité du décès imaginaire14.
La forme horrifique est encore une allusion phallique, qui peut être opposée au symbole féminin de la bague refusée.
Dans une troisième carte de Laval, en juin 1906, il précise que cet éventail a été peint par à un de ses ancêtres peintre.
841Cette phrase peut être vue comme de la plate prose, mais aussi comme un monostique de treize syllabes. L’image de l’aile était convenue, qui avait été sublimée par Mallarmé dans ses deux « éventails », mais l’aile de la mort avait effectivement frôlé Jarry à ce moment.
842QUE LA BOURDONNANTE HÉLICE…
Que la bourdonnante hélice
Sous vos doigts épanouisse
Sa gyration ailée,
Imitation d’un L[y]s se
Dans une sombre vallée
A.J.
P.S. : Il n’y a pas de rime masculine
à Lys suffisamment pudibonde.
1 EA, no 61-62, 1994, p. 43-44. Patrick Besnier, Alfred Jarry, Fayard, 2005, p. 650
2 https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/in/faces/browse.xhtml?query=Editeur%3A+”Etude+Loudmer
3 « Ne pas manger ses lentilles avec une épingle » est une expression proverbiale qui signifie « n’être pas avare » ou « manger très vite ».
4 Courre est un archaïsme pour « court » (indicatif).
5 Jarry, OC II, « Textes critiques et divers », p. 684.
6 Le manuscrit autographe par André Breton de son commentaire de ce texte, daté du 19 septembre 1965 et signé, et publié dans La Brèche, no 8, novembre 1965, à été acquis en 2003 lors de la vente de l’atelier André Breton par la BLJD (BLJD, BRT 122.) (Marie-Dominique Nobécourt Mutarrelli, « Présence d’Alfred Jarry à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, EA, 2014, no 130-131, p. 20-21).
7 Le premier roman de Rachilde, Monsieur Vénus, avait paru en 188, et fut réédité en 1899.
8 Photographie dans La Brèche, action surréaliste, no 8, novembre 1965. Texte dans Jarry, OC II, « Textes critiques et divers », p. 684, où Henri Bordillon lit « soci-blieté ». Photographie dans Alastair Brotchie, Alfred Jarry, A Pataphysical Life, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts, London, England, 2011, p. 116, qui traduit « socilliety », et dans Alfred Jarry, une vie pataphysique, trad. Gilles Firmin, éd. Thieri Foulc, Les presses du réel, 2018, p. 167.
9 Voir par exemple Louis Péricaud, Le Théâtre des funambules, ses mimes, ses acteurs et ses pantomimes, depuis sa fondation jusqu’à sa démolition (L. Sapin, 1897).
10 Publiées sept ans après sa mort par le Dr Saltas en tête d’une réédition de l’Amour absolu et, la même année, dans Les Marges, no 193, 10 novembre 1932. Jarry, OC III, p. 703.
11 Le petit hôtel du no 26 de la rue de Condé, où Vallette et Rachilde transportèrent les bureaux du Mercure, avait été loué jadis par Beaumarchais.
12 Transposition par Jarry du latin eventatoria.
13 Alfred Jarry, Crocodile pliant & Noix phourrées, éd. Alastair Brotchie, Paul Edwards, Barbara Pascarel et Éric Walbecq, Les Éditions du Bouche-Trou, Paris, MMX, p. 31. Allusion à la pièce de Rachilde, Madame la Mort, drame cérébral en 3 actes, jouée le 20 mars 1891 sur la scène du Théâtre d’Art, rééditée dans ses Contes et Nouvelles suivis du Théâtre, au Mercure de France, en 1900.
14 Alfred Jarry, Crocodile pliant & Noix phourrées, op. cit.,p. 32.
- CLIL theme: 3436 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques
- ISBN: 978-2-406-08506-5
- EAN: 9782406085065
- ISSN: 2258-8833
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08506-5.p.0853
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-02-2020
- Language: French