Préface de Rubèn Darío
- Publication type: Book chapter
- Book: Illuminations dans l’ombre
- Pages: 33 to 39
- Collection: World Literature, n° 50
PRÉFACE DE RUBÈN DARÍO
Jeanne Poirier de Sawa1, la veuve d’Alejandro Sawa, m’a demandé d’écrire une préface au livre posthume de son mari. Je le fais bien volontiers en souvenir de ma vieille amitié avec le grand bohème et pour faire plaisir à la bonne, à la généreuse compagne, qui a adouci, pendant vingt ans, la vie de cet homme brillant, chimérique et extravagant.
Tout juste arrivé à Paris, pour la première fois, je rencontrai Sawa. Paris tout entier était déjà dans sa tête et son sang. Il y avait encore une bohème à l’ancienne ; c’était l’époque du symbolisme bouillonnant. Verlaine, claudiquant, régnait. La Plume était l’organe des nouveaux chercheurs d’idéal, et son directeur, Léon Deschamps, organisait certains dîners fameux qui constituaient l’une des attractions du Quartier2. Sawa y assistait car il était l’ami de Verlaine, de Moréas et d’autres dieux et demi-dieux de la confrérie. Des trois choses entonnées par la trompette sonore de Bonafoux : « Sawa, son chien et sa pipe », je n’ai connu alors que Sawa et sa pipe3. Je ne me souviens pas bien, mais je pense qu’il m’a été présenté par Gómez Carrillo. Il était en ce temps-là un beau spécimen de gentleman, élégant, avec une certaine affectation dans le regard et les gestes. Il devait avoir beaucoup de succès auprès des dames, même si sa bourse était peu fournie. Dans un balcon de music-hall, une nuit, je rencontrai sa chère et authentique marquise.
34Nous parcourûmes ensemble, le quartier latin, qui, alors, me fascinait tellement. On vivait encore intensément ses rêves et on disait d’authentiques vers. S’il y avait de l’arrivisme, celui-ci portait un autre nom et avait moins d’insolence. Le poisson symbolique de l’aquarium parisien commençait à répandre partout ses œufs ; mais Mimi n’allait pas dîner en automobile à la taverne du Panthéon.
Sawa arpentait le quartier comme l’un de ses habitués. Ses compagnons étaient célèbres. Sa figure levantine apparaissait dans les revues littéraires cénaculaires. Sa chevelure noire se couronnait de l’orgueilleuse fantaisie d’un chapeau d’artiste, d’un Rembrandt à larges bords. Son sourire était demi-doux, demi-ironique. Il était imprégné de littérature. Il parlait comme dans un livre. Il était brillamment théâtral. Poor Alex4 ! Nous parcourions le quartier latin, échauffant notre imagination avec de stimulants créateurs de paradis et d’enfers artificiels. L’ange diabolique de l’alcool ! Quelques-uns furent ses victimes. D’autres purent le dompter et le dominer. Sawa fut l’un de ceux qui se refugièrent dans la « fée bleue nocturne5 » pour se défendre des amertumes quotidiennes et des mauvais tours de la malchance. L’exemple du pauvre et « mauvais maître6 » qui traînait la jambe, sa moitié innocente et sa moitié de génie pervers, dans les cafés de la rive gauche de la morne Seine, lui fit beaucoup de mal.
Sawa avait déjà un passé littéraire et une légende. Il avait publié Noche, Crimen Legal et Declaración de un vencido, des œuvres qui montraient un talent, une force, un tempérament d’artiste. Parmi les légendes circulait une invention de Luis Bonafoux : il aurait fait un voyage à Paris dans le seul but de connaître Victor Hugo ; le vieil empereur de la poésie lui aurait donné un baiser sur le front, et depuis lors Sawa ne se serait plus lavé le visage… Le bon Sawa prit la chose au sérieux, démentit. Alors Bonafoux avoua que cela avait été l’une de ses amicales blagues de mauvais goût. La vérité est qu’il a toujours vécu dans la légende, et qu’étant, comme il le fut, d’une grande intégrité et sincérité intellectuelles, il a passé son existence frappé et même poignardé par le réel dans l’illusion perpétuelle de lui-même.
C’était un grand acteur, bien que je ne sache pas s’il monta un jour sur les planches. Avec sa diction et sa gestuelle, il aurait pu régner par les 35masques ; mais ce romantique sonore ne représentait rien, sinon la tragicomédie de sa vie. D’abord, jeune galant, vêtu d’amour et d’ambitions, riche de ses beaux yeux conquérants, fort de sa volonté de réussite, doté de deux sentiments qui ne vont généralement pas ensemble, l’un ferme, l’autre léger et superficiel, l’orgueil et la vanité. Puis, blanchi par les ans, à l’entrée de la vieillesse, il fut un barde tragique, qui, comme dans le vers de Victor Hugo qu’il admirait dans sa jeunesse, devint « aveugle comme Homère et comme Bélisaire7 », trompé par le destin, pauvre alors qu’il aurait pu être riche, regrettant, trop tard déjà, le temps perdu pour le bonheur et la tranquillité des derniers jours. Il écrit dans l’une de ses dernières pages, ou plutôt il dicte : « Puis vint le duende8 ambassadeur de la Bonne Fortune ; j’étais occupé à des choses inutiles, mais qui me plaisaient momentanément… – Viens alors – lui dis-je – Et depuis lors, ma vie s’est passée dans l’attente désespérée de l’émissaire, qui n’est jamais plus revenu9. » Il ne sut pas, enivré d’azur, écouter les paroles de la Chance ni saisir sa crinière d’or. Bien qu’on la représente chauve, la Chance a une chevelure épaisse et chatoyante, mais elle se présente rarement, et certaines personnes, comme Sawa, commettent l’erreur de penser qu’elle repassera bientôt.
L’excellent écrivain aimait la Beauté, la Noblesse, la Bonté, autant d’éminentes qualités sacrées. Il contemplait des perspectives d’éternité ; toujours davantage, il se divertissait dans l’instant présent et fit de l’Art sa religion et sa fin. L’art comme but dans l’existence ; l’art à sa manière et avec ses moyens. Les « choses inutiles » dont il parle ; la fumée bleutée qui sort de la pipe de Neso qu’il se plait à fumer ; le cher martyre. Pour lui, assurément, en tout, « l’art c’est l’azur10 ». Il dit aussi : « … on sait que tous les lointains souverainement beaux sont bleus : la montagne, la mer et le ciel… Dans mes deuils, je me plais à vivre dans l’azur, et je m’y enveloppe, et de lui, je m’emplis, je m’enivre et la mort ne m’apparaît pas laide si le suaire qui, comme une atmosphère invisible, doit couvrir mon corps est bleu, bleu comme 36la montagne et la mer et le ciel, bleu comme tous les magnifiques horizons de la vie11. »
Je l’ai vu mille fois. Homme jovial, compagnon avenant, à la voix déjà sonore et à moitié voilée par une gaze de soie, subtil conteur d’anecdotes, noctambule, révélateur de bonheurs paradoxaux et découvreur de fata-morganas. Cérémonieux et théâtral, au point que sa simple entrée dans un café était un spectacle. Aimant à rendre visible et à démontrer sa supériorité mentale, par ses attitudes et ses tropes. Courtois avec ses pairs, cruel par ses phrases mordantes à l’égard des patrons obtus et des médiocres pédantes. Dandy aigri par les acides empoisonnés de la pauvreté, il se plaisait à venger avec ses traits d’esprit les injustices des mauvais dirigeants. Tenant tout à la fois de Cyrano, de Don Quichotte et D’Aurevilly, il portait toujours au plus haut, intact, même dans les angoisses et les effondrements les plus sévères, son panache d’artiste. Intransigeant, il préféra à plusieurs reprises la misère à la souillure de sa pureté esthétique. Sa pureté n’était pas blanche, elle était bleue.
On dit qu’il était paresseux… Je peux témoigner que cette affirmation n’est pas vraiment exacte. Dans les moments de difficultés et de privations, quand, dans les journaux de Madrid ses travaux ne trouvaient pas de place, sinon de façon très occasionnelle et pour les dérisoires tarifs qu’on sait, Sawa devait écrire des articles pour un lointain pays d’Amérique. Sans doute ses emportements verbaux contre les entreprises madrilènes n’étaient pas le meilleur moyen de se faire accueillir à bras ouverts. Il était acerbe dans ses critiques et peu économe de fureur et de dérision à l’encontre d’illustres mécènes. Il est indubitable qu’il n’avait pas une idée claire des choses pratiques et qu’il considérait le don du rêve, de la méditation et de la belle écriture comme le premier sur la terre. Ainsi, se sentait-il toujours dépossédé, ou in partibus. Il se reconnaissait un droit indiscutable sur la considération et les prébendes accordées à ceux qu’il considérait comme inférieurs et médiocres. Le combat avec ses facultés de perception devenait de plus en plus insupportable, de sorte qu’avec ses nerfs exacerbés, il percevait l’obscurité du monde plus obscure encore.
Ainsi je le rencontrai à Madrid des années après notre séjour au Quartier Latin. Il ne pouvait cacher sa nostalgie de l’ambiance parisienne, et se sentait étranger dans son propre pays, déraciné dans la terre de ses 37origines. Pourquoi cet homme solaire, fils d’un père grec et d’une mère sévillane, qui passa ses premières années dans l’amour de la lumineuse Malaga, aimait tant Paris, où le soleil se montre si rarement, et où une brume couleur d’absinthe opalise les automnes ? Son cas n’est pas unique, et le grec Papadiamantopoulos12 pourrait en donner la raison. Le fait est qu’il conserva toujours vivace sa représentation de Lutèce. Il ne pouvait prononcer deux mots sans une citation ou une réminiscence française. Il racontait avec joie ses souvenirs littéraires, ses liens amicaux avec des écrivains et des poètes. Verlaine à chaque pas et au-dessus de tout ; Louis le Cardonnel, Vicaire, Moréas, Duplessis, Jean Carrère, Charles Morice, Pierre Longs13 et beaucoup d’autres, toute la lyre et toute LaPlume.
Il ressentait toujours le désir de retourner à la cité de ses rêves. Un jour, très exalté et joyeux, il me montra un journal – : « enfin je vais revenir à Paris ! Vois qui est ministre, un ami intime. » Il disait la vérité. Pierre Baudin avait été nommé ministre dans je ne sais quel Cabinet de Loubet, et Pierre Baudin avait été, en effet, un ami intime de Sawa lors de sa jeunesse14. Mais Baudin se souvint-il ? Sawa lui écrivit-il pour le féliciter ? Le doute persiste. Le fait est qu’Alejandro ne retourna pas à Paris.
La littérature vécue, qui lui fut si funeste, lui apporta cependant un doux réconfort. Il ne douta jamais de l’excellence de son talent. Il se revêtait lui-même de pourpre. Et quand le frappa la terrible maladie qui le laissa aveugle, soyez sûrs que, quand il dictait des textes à sa femme ou sa fille, il se prenait pour Milton, ou, le front levé vers le ciel, pour le divin Melesigenes15.
Il a pu laisser une grande œuvre, car il y avait une flamme de génie dans son esprit. Mais comme le dit le latin dans ses hexamètres :
Sort amer !…
Trop vieux pour le hoyau, pour le casque, ou la mer.
Malheureux, chaque jour plus malheureux encore,
Le poète en haillons maudit sa Terpsichore16 !
38Il laissa filer le bon temps. Il vit venir la morne vieillesse et se retrouva abandonné de tout et de tous, avec seulement deux âmes douloureuses à ses côtés, malade, aveugle et pitoyable… On a dit qu’il avait perdu la raison avant que ne survienne l’agonie. Plusieurs mois avant son dernier souffle, il écrivait tâtonnant, cette phrase, à la demande d’un journaliste qui lui rendait visite : « Souvenir d’un homme dont les pupilles furent brûlées à trop regarder l’infini en face17. » En effet, il brûla ses pupilles, et mêmes ses ailes, pauvre aigle. Il oublia, en regardant fixement l’infini, qu’il était un homme de chair et de sang, qu’il avait une femme et une fille, qu’il était nécessaire de gagner de l’argent. Cela aurait été peu, mais de l’argent tout de même. De l’argent pour assurer les jours à venir, pour réaliser ses désirs, pour manger, boire et fumer suffisamment, autant de choses indispensables à une meilleure et plus sûre contemplation de l’infini…
Oui, je pense que je ne l’oublierai jamais18 ! Je l’entends encore durant nos jours et nos nuits fraternels ; Je l’entends encore quand il arrivait chez moi, en faisant cliqueter son bâton, à la manière de Verlaine, me parler à haute voix, en français …
Je l’entends encore, dans les rues de la ville, en pleine nuit, sous la lumière de la lune, récitant :
Les violons
De l’automne …
ou chantant une vieille chanson française :
Le roy fait battre tambour.
Ou rappelant une anecdote du quartier latin : – « Une fois, j’étais avec Herman Bang19 et Charles Morice au café d’Harcourt … ».
39Pour finir, il sombra dans la nuit éternelle, dans la nuit des nuits où, depuis longtemps, il repose.
Bonne nuit, pauvre et cher Alexandre20 !
Rubén Darío
1 Jeanne Poirier était née en 1871 à Marchais-Béton, à proximité d’Auxerre. Après la mort de Sawa, elle demeura quelques années à Madrid, sans doute pour achever l’éducation de sa fille et repartit en France en 1916, où elle se remaria. Hospitalisée dans une maison de retraite d’Auxerre, elle y mourut en septembre 1960, à l’âge de 86 ans. Leur fille Elena, qui était née à Paris en 1892, mourut à Madrid peu de temps après la fin de la guerre civile. Ses enfants rendirent souvent visite à Jeanne et récupérèrent à son décès la plupart des documents sur Sawa qu’elle avait conservés.
2 Le Quartier Latin.
3 L’article auquel Darío fait référence s’intitulait : « Sawa, su perro y su pipa ». Il fut reproduit dans l’Heraldo de Madrid, le 8 mars 1909.
4 En anglais dans le texte.
5 La « fée bleue » désigne l’absinthe.
6 En français dans le texte. Référence à Verlaine.
7 Vers de Hugo sous la gravure de Millot par le dessinateur François Hyppolyte Lalaisse (1829). Elle se trouve dans la maison de Victor Hugo, place des Vosges, à Paris.
8 Le duende est une notion intraduisible. C’est tout à la fois un esprit follet, un lutin venant troubler la paix de certains foyers, un chardon épineux d’Andalousie, le charme mystérieux et indicible du flamenco. Une essence insaisissable, donc.
9 Illuminations dans l ’ ombre, ci-dessous, p. 128.
10 En français dans le texte.
11 Illuminations dans l ’ ombre, ci-dessous, p. 138.
12 Ioánnis A. Papadiamantopoulos, dont le nom de plume était Jean Moréas (1856-1910). Il est l’auteur du « Manifeste du symbolisme » publié dans Le Figaro du 18 septembre 1886.
13 Peut-être s’agit-il de Pierre Louÿs ?
14 Pierre Baudin (1863-1917), député radical-socialiste qui occupa les fonctions de Ministre des Travaux publics entre 1899 et 1902.
15 Nom de naissance d’Homère. On l’appela ainsi en référence au nom du fleuve sur les berges duquel il était né, le Mélès.
16 Satires de Juvénal et de Perse, traduction française de Jules Lacroix, Paris, Firmin-Didot, 1848.
17 Illuminations dans l ’ ombre, ci-dessous, p. 209.
18 Rien n’est moins sûr. Rubén Darío eut, à la fin de sa vie, des mots très durs pour la Bohème : « Les bohémiens d’aujourd’hui sont les perdus de la littérature. Ils sont, dans le pays aristocratique des lettres, ceux qui font danser l’ours et le singe, collectant les pièces dans le chapeau crasseux. Ils sont les oisifs en prose et les effrontés en vers ; ils sont le dégoût de la profession, la lèpre de l’imprimerie, la fleur triste et rude de la canaille » (« Este era un rey de Bohemia », Obras completas, II, Afrodisio Aguado, Madrid, 1950, p. 131-135).
19 Herman Bang (1857-1912), écrivain danois d’abord influencé par le naturalisme, qui quitta son pays en 1893 et vint à Paris, où il rencontra Verlaine. Il fréquenta les nabis et d’autres peintres, dont Claude Monet, qui disait de lui qu’il était « le premier impressionniste de la littérature ». Il est l’auteur de plusieurs romans et nouvelles, dont Tine (1889 ; Tine, trad. du danois par Claudine Brécourt-Villars, Paris, Stock, 1997), Ida Brandt (1896 ; Ida Brandt, trad. du danois par Helena Balzamo, Paris, Phébus, 2013) ; Mikaël (1904 ; Michaël, trad. du danois par Helena Balzamo, Paris, Phébus, 2012).
20 En français dans le texte.
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- ISBN: 978-2-406-14810-4
- EAN: 9782406148104
- ISSN: 2261-5911
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14810-4.p.0033
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-05-2023
- Language: French