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Classiques Garnier

Préface de Rubèn Darío

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Illuminations dans l’ombre
  • Pages : 33 à 39
  • Collection : Littératures du monde, n° 50
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406148104
  • ISBN : 978-2-406-14810-4
  • ISSN : 2261-5911
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14810-4.p.0033
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 05/07/2023
  • Langue : Français
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PRÉFACE DE RUBÈN DARÍO

Jeanne Poirier de Sawa1, la veuve dAlejandro Sawa, ma demandé décrire une préface au livre posthume de son mari. Je le fais bien volontiers en souvenir de ma vieille amitié avec le grand bohème et pour faire plaisir à la bonne, à la généreuse compagne, qui a adouci, pendant vingt ans, la vie de cet homme brillant, chimérique et extravagant.

Tout juste arrivé à Paris, pour la première fois, je rencontrai Sawa. Paris tout entier était déjà dans sa tête et son sang. Il y avait encore une bohème à lancienne ; cétait lépoque du symbolisme bouillonnant. Verlaine, claudiquant, régnait. La Plume était lorgane des nouveaux chercheurs didéal, et son directeur, Léon Deschamps, organisait certains dîners fameux qui constituaient lune des attractions du Quartier2. Sawa y assistait car il était lami de Verlaine, de Moréas et dautres dieux et demi-dieux de la confrérie. Des trois choses entonnées par la trompette sonore de Bonafoux : « Sawa, son chien et sa pipe », je nai connu alors que Sawa et sa pipe3. Je ne me souviens pas bien, mais je pense quil ma été présenté par Gómez Carrillo. Il était en ce temps-là un beau spécimen de gentleman, élégant, avec une certaine affectation dans le regard et les gestes. Il devait avoir beaucoup de succès auprès des dames, même si sa bourse était peu fournie. Dans un balcon de music-hall, une nuit, je rencontrai sa chère et authentique marquise.

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Nous parcourûmes ensemble, le quartier latin, qui, alors, me fascinait tellement. On vivait encore intensément ses rêves et on disait dauthentiques vers. Sil y avait de larrivisme, celui-ci portait un autre nom et avait moins dinsolence. Le poisson symbolique de laquarium parisien commençait à répandre partout ses œufs ; mais Mimi nallait pas dîner en automobile à la taverne du Panthéon.

Sawa arpentait le quartier comme lun de ses habitués. Ses compagnons étaient célèbres. Sa figure levantine apparaissait dans les revues littéraires cénaculaires. Sa chevelure noire se couronnait de lorgueilleuse fantaisie dun chapeau dartiste, dun Rembrandt à larges bords. Son sourire était demi-doux, demi-ironique. Il était imprégné de littérature. Il parlait comme dans un livre. Il était brillamment théâtral. Poor Alex4 ! Nous parcourions le quartier latin, échauffant notre imagination avec de stimulants créateurs de paradis et denfers artificiels. Lange diabolique de lalcool ! Quelques-uns furent ses victimes. Dautres purent le dompter et le dominer. Sawa fut lun de ceux qui se refugièrent dans la « fée bleue nocturne5 » pour se défendre des amertumes quotidiennes et des mauvais tours de la malchance. Lexemple du pauvre et « mauvais maître6 » qui traînait la jambe, sa moitié innocente et sa moitié de génie pervers, dans les cafés de la rive gauche de la morne Seine, lui fit beaucoup de mal.

Sawa avait déjà un passé littéraire et une légende. Il avait publié Noche, Crimen Legal et Declaración de un vencido, des œuvres qui montraient un talent, une force, un tempérament dartiste. Parmi les légendes circulait une invention de Luis Bonafoux : il aurait fait un voyage à Paris dans le seul but de connaître Victor Hugo ; le vieil empereur de la poésie lui aurait donné un baiser sur le front, et depuis lors Sawa ne se serait plus lavé le visage… Le bon Sawa prit la chose au sérieux, démentit. Alors Bonafoux avoua que cela avait été lune de ses amicales blagues de mauvais goût. La vérité est quil a toujours vécu dans la légende, et quétant, comme il le fut, dune grande intégrité et sincérité intellectuelles, il a passé son existence frappé et même poignardé par le réel dans lillusion perpétuelle de lui-même.

Cétait un grand acteur, bien que je ne sache pas sil monta un jour sur les planches. Avec sa diction et sa gestuelle, il aurait pu régner par les 35masques ; mais ce romantique sonore ne représentait rien, sinon la tragicomédie de sa vie. Dabord, jeune galant, vêtu damour et dambitions, riche de ses beaux yeux conquérants, fort de sa volonté de réussite, doté de deux sentiments qui ne vont généralement pas ensemble, lun ferme, lautre léger et superficiel, lorgueil et la vanité. Puis, blanchi par les ans, à lentrée de la vieillesse, il fut un barde tragique, qui, comme dans le vers de Victor Hugo quil admirait dans sa jeunesse, devint « aveugle comme Homère et comme Bélisaire7 », trompé par le destin, pauvre alors quil aurait pu être riche, regrettant, trop tard déjà, le temps perdu pour le bonheur et la tranquillité des derniers jours. Il écrit dans lune de ses dernières pages, ou plutôt il dicte : « Puis vint le duende8 ambassadeur de la Bonne Fortune ; jétais occupé à des choses inutiles, mais qui me plaisaient momentanément… – Viens alors – lui dis-je – Et depuis lors, ma vie sest passée dans lattente désespérée de lémissaire, qui nest jamais plus revenu9. » Il ne sut pas, enivré dazur, écouter les paroles de la Chance ni saisir sa crinière dor. Bien quon la représente chauve, la Chance a une chevelure épaisse et chatoyante, mais elle se présente rarement, et certaines personnes, comme Sawa, commettent lerreur de penser quelle repassera bientôt.

Lexcellent écrivain aimait la Beauté, la Noblesse, la Bonté, autant déminentes qualités sacrées. Il contemplait des perspectives déternité ; toujours davantage, il se divertissait dans linstant présent et fit de lArt sa religion et sa fin. Lart comme but dans lexistence ; lart à sa manière et avec ses moyens. Les « choses inutiles » dont il parle ; la fumée bleutée qui sort de la pipe de Neso quil se plait à fumer ; le cher martyre. Pour lui, assurément, en tout, « lart cest lazur10 ». Il dit aussi : « … on sait que tous les lointains souverainement beaux sont bleus : la montagne, la mer et le ciel… Dans mes deuils, je me plais à vivre dans lazur, et je my enveloppe, et de lui, je memplis, je menivre et la mort ne mapparaît pas laide si le suaire qui, comme une atmosphère invisible, doit couvrir mon corps est bleu, bleu comme 36la montagne et la mer et le ciel, bleu comme tous les magnifiques horizons de la vie11. »

Je lai vu mille fois. Homme jovial, compagnon avenant, à la voix déjà sonore et à moitié voilée par une gaze de soie, subtil conteur danecdotes, noctambule, révélateur de bonheurs paradoxaux et découvreur de fata-morganas. Cérémonieux et théâtral, au point que sa simple entrée dans un café était un spectacle. Aimant à rendre visible et à démontrer sa supériorité mentale, par ses attitudes et ses tropes. Courtois avec ses pairs, cruel par ses phrases mordantes à légard des patrons obtus et des médiocres pédantes. Dandy aigri par les acides empoisonnés de la pauvreté, il se plaisait à venger avec ses traits desprit les injustices des mauvais dirigeants. Tenant tout à la fois de Cyrano, de Don Quichotte et DAurevilly, il portait toujours au plus haut, intact, même dans les angoisses et les effondrements les plus sévères, son panache dartiste. Intransigeant, il préféra à plusieurs reprises la misère à la souillure de sa pureté esthétique. Sa pureté nétait pas blanche, elle était bleue.

On dit quil était paresseux… Je peux témoigner que cette affirmation nest pas vraiment exacte. Dans les moments de difficultés et de privations, quand, dans les journaux de Madrid ses travaux ne trouvaient pas de place, sinon de façon très occasionnelle et pour les dérisoires tarifs quon sait, Sawa devait écrire des articles pour un lointain pays dAmérique. Sans doute ses emportements verbaux contre les entreprises madrilènes nétaient pas le meilleur moyen de se faire accueillir à bras ouverts. Il était acerbe dans ses critiques et peu économe de fureur et de dérision à lencontre dillustres mécènes. Il est indubitable quil navait pas une idée claire des choses pratiques et quil considérait le don du rêve, de la méditation et de la belle écriture comme le premier sur la terre. Ainsi, se sentait-il toujours dépossédé, ou in partibus. Il se reconnaissait un droit indiscutable sur la considération et les prébendes accordées à ceux quil considérait comme inférieurs et médiocres. Le combat avec ses facultés de perception devenait de plus en plus insupportable, de sorte quavec ses nerfs exacerbés, il percevait lobscurité du monde plus obscure encore.

Ainsi je le rencontrai à Madrid des années après notre séjour au Quartier Latin. Il ne pouvait cacher sa nostalgie de lambiance parisienne, et se sentait étranger dans son propre pays, déraciné dans la terre de ses 37origines. Pourquoi cet homme solaire, fils dun père grec et dune mère sévillane, qui passa ses premières années dans lamour de la lumineuse Malaga, aimait tant Paris, où le soleil se montre si rarement, et où une brume couleur dabsinthe opalise les automnes ? Son cas nest pas unique, et le grec Papadiamantopoulos12 pourrait en donner la raison. Le fait est quil conserva toujours vivace sa représentation de Lutèce. Il ne pouvait prononcer deux mots sans une citation ou une réminiscence française. Il racontait avec joie ses souvenirs littéraires, ses liens amicaux avec des écrivains et des poètes. Verlaine à chaque pas et au-dessus de tout ; Louis le Cardonnel, Vicaire, Moréas, Duplessis, Jean Carrère, Charles Morice, Pierre Longs13 et beaucoup dautres, toute la lyre et toute LaPlume.

Il ressentait toujours le désir de retourner à la cité de ses rêves. Un jour, très exalté et joyeux, il me montra un journal – : « enfin je vais revenir à Paris ! Vois qui est ministre, un ami intime. » Il disait la vérité. Pierre Baudin avait été nommé ministre dans je ne sais quel Cabinet de Loubet, et Pierre Baudin avait été, en effet, un ami intime de Sawa lors de sa jeunesse14. Mais Baudin se souvint-il ? Sawa lui écrivit-il pour le féliciter ? Le doute persiste. Le fait est quAlejandro ne retourna pas à Paris.

La littérature vécue, qui lui fut si funeste, lui apporta cependant un doux réconfort. Il ne douta jamais de lexcellence de son talent. Il se revêtait lui-même de pourpre. Et quand le frappa la terrible maladie qui le laissa aveugle, soyez sûrs que, quand il dictait des textes à sa femme ou sa fille, il se prenait pour Milton, ou, le front levé vers le ciel, pour le divin Melesigenes15.

Il a pu laisser une grande œuvre, car il y avait une flamme de génie dans son esprit. Mais comme le dit le latin dans ses hexamètres :

Sort amer !… 

Trop vieux pour le hoyau, pour le casque, ou la mer.

Malheureux, chaque jour plus malheureux encore, 

Le poète en haillons maudit sa Terpsichore16 !

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Il laissa filer le bon temps. Il vit venir la morne vieillesse et se retrouva abandonné de tout et de tous, avec seulement deux âmes douloureuses à ses côtés, malade, aveugle et pitoyable… On a dit quil avait perdu la raison avant que ne survienne lagonie. Plusieurs mois avant son dernier souffle, il écrivait tâtonnant, cette phrase, à la demande dun journaliste qui lui rendait visite : « Souvenir dun homme dont les pupilles furent brûlées à trop regarder linfini en face17. » En effet, il brûla ses pupilles, et mêmes ses ailes, pauvre aigle. Il oublia, en regardant fixement linfini, quil était un homme de chair et de sang, quil avait une femme et une fille, quil était nécessaire de gagner de largent. Cela aurait été peu, mais de largent tout de même. De largent pour assurer les jours à venir, pour réaliser ses désirs, pour manger, boire et fumer suffisamment, autant de choses indispensables à une meilleure et plus sûre contemplation de linfini…

Oui, je pense que je ne loublierai jamais18 ! Je lentends encore durant nos jours et nos nuits fraternels ; Je lentends encore quand il arrivait chez moi, en faisant cliqueter son bâton, à la manière de Verlaine, me parler à haute voix, en français …

Je lentends encore, dans les rues de la ville, en pleine nuit, sous la lumière de la lune, récitant :

Les violons

De lautomne …

ou chantant une vieille chanson française :

Le roy fait battre tambour.

Ou rappelant une anecdote du quartier latin : – « Une fois, jétais avec Herman Bang19 et Charles Morice au café dHarcourt … ».

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Pour finir, il sombra dans la nuit éternelle, dans la nuit des nuits où, depuis longtemps, il repose.

Bonne nuit, pauvre et cher Alexandre20 !

Rubén Darío

1 Jeanne Poirier était née en 1871 à Marchais-Béton, à proximité dAuxerre. Après la mort de Sawa, elle demeura quelques années à Madrid, sans doute pour achever léducation de sa fille et repartit en France en 1916, où elle se remaria. Hospitalisée dans une maison de retraite dAuxerre, elle y mourut en septembre 1960, à lâge de 86 ans. Leur fille Elena, qui était née à Paris en 1892, mourut à Madrid peu de temps après la fin de la guerre civile. Ses enfants rendirent souvent visite à Jeanne et récupérèrent à son décès la plupart des documents sur Sawa quelle avait conservés.

2 Le Quartier Latin.

3 Larticle auquel Darío fait référence sintitulait : « Sawa, su perro y su pipa ». Il fut reproduit dans lHeraldo de Madrid, le 8 mars 1909.

4 En anglais dans le texte.

5 La « fée bleue » désigne labsinthe.

6 En français dans le texte. Référence à Verlaine.

7 Vers de Hugo sous la gravure de Millot par le dessinateur François Hyppolyte Lalaisse (1829). Elle se trouve dans la maison de Victor Hugo, place des Vosges, à Paris.

8 Le duende est une notion intraduisible. Cest tout à la fois un esprit follet, un lutin venant troubler la paix de certains foyers, un chardon épineux dAndalousie, le charme mystérieux et indicible du flamenco. Une essence insaisissable, donc.

9 Illuminations dans l ombre, ci-dessous, p. 128.

10 En français dans le texte.

11 Illuminations dans l ombre, ci-dessous, p. 138.

12 Ioánnis A. Papadiamantopoulos, dont le nom de plume était Jean Moréas (1856-1910). Il est lauteur du « Manifeste du symbolisme » publié dans Le Figaro du 18 septembre 1886.

13 Peut-être sagit-il de Pierre Louÿs ?

14 Pierre Baudin (1863-1917), député radical-socialiste qui occupa les fonctions de Ministre des Travaux publics entre 1899 et 1902.

15 Nom de naissance dHomère. On lappela ainsi en référence au nom du fleuve sur les berges duquel il était né, le Mélès.

16 Satires de Juvénal et de Perse, traduction française de Jules Lacroix, Paris, Firmin-Didot, 1848.

17 Illuminations dans l ombre, ci-dessous, p. 209.

18 Rien nest moins sûr. Rubén Darío eut, à la fin de sa vie, des mots très durs pour la Bohème : « Les bohémiens daujourdhui sont les perdus de la littérature. Ils sont, dans le pays aristocratique des lettres, ceux qui font danser lours et le singe, collectant les pièces dans le chapeau crasseux. Ils sont les oisifs en prose et les effrontés en vers ; ils sont le dégoût de la profession, la lèpre de limprimerie, la fleur triste et rude de la canaille » (« Este era un rey de Bohemia », Obras completas, II, Afrodisio Aguado, Madrid, 1950, p. 131-135).

19 Herman Bang (1857-1912), écrivain danois dabord influencé par le naturalisme, qui quitta son pays en 1893 et vint à Paris, où il rencontra Verlaine. Il fréquenta les nabis et dautres peintres, dont Claude Monet, qui disait de lui quil était « le premier impressionniste de la littérature ». Il est lauteur de plusieurs romans et nouvelles, dont Tine (1889 ; Tine, trad. du danois par Claudine Brécourt-Villars, Paris, Stock, 1997), Ida Brandt (1896 ; Ida Brandt, trad. du danois par Helena Balzamo, Paris, Phébus, 2013) ; Mikaël (1904 ; Michaël, trad. du danois par Helena Balzamo, Paris, Phébus, 2012).

20 En français dans le texte.