[Introduction à la troisième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Francis Ponge, entre singularité et appartenance. Compte tenu des autres et partis pris littéraires
- Pages : 311 à 312
- Collection : Études de littérature des xxe et xxie siècles, n° 116
- Série : Études sur Francis Ponge, n° 4
Les premières décennies du xxe siècle n’ont cessé de rejouer, selon des modalités diverses, une même opposition fondamentale, entre ceux qui voient la littérature comme une recherche, et ceux qui se préoccupent avant tout de ses effets sociaux. Ce phénomène est accentué dans les années 1930 par la polarisation née de la guerre d’Espagne, dont Gisèle Sapiro souligne l’impact majeur. Son ouvrage fait se refléter deux tentatives de recomposition du champ à partir des notions de responsabilité et d’engagement : elle s’intéresse ainsi à la querelle des mauvais maîtres, à l’approche de la défaite, puis au processus d’épuration mené sous l’égide du CNE. L’évolution majeure de la période qu’elle fait apparaître à travers son analyse de quatre institutions, la NRF, l’Académie française, l’Académie Goncourt, le CNE, est celle d’une « homologie entre l’espace des positions occupées dans le champ littéraire et l’espace des prises de position politique » – évolution spectaculaire qui va pouvoir conduire les tenants de l’art pour l’art, qui s’étaient érigés en défenseurs des « mauvais maîtres » au nom de l’autonomie de la littérature, à une réappropriation du moralisme national au nom d’un « esprit français », porteur de valeurs universalistes. Là où l’affirmation de l’autonomie des valeurs littéraires avait d’abord eu pour corolaire la dénégation de leur impact social, dans un deuxième temps, elle va donc au contraire passer par l’assignation à ces dernières d’une portée universelle intrinsèque. L’ouvrage de Gisèle Sapiro nous rappelle ainsi qu’en période de crise nationale, le questionnement sur le rôle social de la littérature ressurgit toujours, et qu’avec l’imposition du point de vue moraliste qui place l’écrivain face à ses responsabilités et à ses devoirs, ce sont aussi les tentatives de résistance à l’importation de logiques hétéronomes qui se trouvent menacées.
Cette pression du contexte et du champ se ressent dans l’œuvre de Ponge et dans sa correspondance. La question de la place de l’homme dans l’œuvre ainsi que celle de sa nécessaire intégration dans la société tiennent une place de plus en plus importante. De 1939 à 1944, Ponge fait l’expérience de la mobilisation, de l’Occupation puis de la Résistance et il doit repenser l’éclairage éthique et politique de son écriture sur fond de guerre. Cette guerre accroît forcément le sentiment d’appartenance 312qui se faisait déjà jour à la fin des années 1930, avec l’engagement syndical et politique. Ponge ressent toujours le besoin impérieux de concilier ses raisons politiques et ses raisons poétiques et son projet poétique est infléchi en profondeur par le contexte historique et par les interrogations politiques que ce dernier suscite. Néanmoins, Ponge manifeste aussi la volonté de préserver la singularité de son projet et d’approfondir ses raisons.
Cette résolution est d’autant plus difficile à tenir que Ponge doit également faire face à l’accession de son œuvre à une existence publique. En octobre 1941, à l’aube de la publication du Parti pris des choses, il écrivait à son ami Michel Pontremoli : « J’ai soif de réactions à mon œuvre. Devrais-je être mis knock-out par ces réactions. C’est trop de punching-ball depuis des années, – jeu agaçant –, et de ne me faire de bleus qu’à moi-même1. » Or cette visibilité nouvelle expose Ponge à bien des malentendus sur le sens de sa démarche. Les réactions effectives, loin de conduire à un KO de Ponge, donnent lieu à tout un circuit en chaîne de justifications, d’autojustifications voire de revirements. En ces années troublées qui sont aussi celles où l’œuvre accède enfin à la visibilité, comment Ponge va-t-il parvenir à concilier affirmation de la singularité de sa démarche poétique et prégnance d’un idéal collectif, impliquant une mission sociale du poète, alors même que les différents réseaux qu’il côtoie, à la croisée des sphères idéologiques, littéraires et artistiques, deviennent, sous l’Occupation puis à la Libération, autant de sommations à se situer ?
1 Lettre inédite du 21 octobre 1941. La plupart des lettres sur lesquels nous appuierons nos analyses dans le cadre de cette troisième partie sont inédites. En effet, le tome II de la Rétrospective d’Armande Ponge s’arrête en 1939.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14425-0
- EAN : 9782406144250
- ISSN : 2260-7498
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14425-0.p.0311
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/03/2023
- Langue : Français