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Classiques Garnier

[Introduction à la troisième partie]

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Les premières décennies du xxe siècle nont cessé de rejouer, selon des modalités diverses, une même opposition fondamentale, entre ceux qui voient la littérature comme une recherche, et ceux qui se préoccupent avant tout de ses effets sociaux. Ce phénomène est accentué dans les années 1930 par la polarisation née de la guerre dEspagne, dont Gisèle Sapiro souligne limpact majeur. Son ouvrage fait se refléter deux tentatives de recomposition du champ à partir des notions de responsabilité et dengagement : elle sintéresse ainsi à la querelle des mauvais maîtres, à lapproche de la défaite, puis au processus dépuration mené sous légide du CNE. Lévolution majeure de la période quelle fait apparaître à travers son analyse de quatre institutions, la NRF, lAcadémie française, lAcadémie Goncourt, le CNE, est celle dune « homologie entre lespace des positions occupées dans le champ littéraire et lespace des prises de position politique » – évolution spectaculaire qui va pouvoir conduire les tenants de lart pour lart, qui sétaient érigés en défenseurs des « mauvais maîtres » au nom de lautonomie de la littérature, à une réappropriation du moralisme national au nom dun « esprit français », porteur de valeurs universalistes. Là où laffirmation de lautonomie des valeurs littéraires avait dabord eu pour corolaire la dénégation de leur impact social, dans un deuxième temps, elle va donc au contraire passer par lassignation à ces dernières dune portée universelle intrinsèque. Louvrage de Gisèle Sapiro nous rappelle ainsi quen période de crise nationale, le questionnement sur le rôle social de la littérature ressurgit toujours, et quavec limposition du point de vue moraliste qui place lécrivain face à ses responsabilités et à ses devoirs, ce sont aussi les tentatives de résistance à limportation de logiques hétéronomes qui se trouvent menacées.

Cette pression du contexte et du champ se ressent dans lœuvre de Ponge et dans sa correspondance. La question de la place de lhomme dans lœuvre ainsi que celle de sa nécessaire intégration dans la société tiennent une place de plus en plus importante. De 1939 à 1944, Ponge fait lexpérience de la mobilisation, de lOccupation puis de la Résistance et il doit repenser léclairage éthique et politique de son écriture sur fond de guerre. Cette guerre accroît forcément le sentiment dappartenance 312qui se faisait déjà jour à la fin des années 1930, avec lengagement syndical et politique. Ponge ressent toujours le besoin impérieux de concilier ses raisons politiques et ses raisons poétiques et son projet poétique est infléchi en profondeur par le contexte historique et par les interrogations politiques que ce dernier suscite. Néanmoins, Ponge manifeste aussi la volonté de préserver la singularité de son projet et dapprofondir ses raisons.

Cette résolution est dautant plus difficile à tenir que Ponge doit également faire face à laccession de son œuvre à une existence publique. En octobre 1941, à laube de la publication du Parti pris des choses, il écrivait à son ami Michel Pontremoli : « Jai soif de réactions à mon œuvre. Devrais-je être mis knock-out par ces réactions. Cest trop de punching-ball depuis des années, – jeu agaçant –, et de ne me faire de bleus quà moi-même1. » Or cette visibilité nouvelle expose Ponge à bien des malentendus sur le sens de sa démarche. Les réactions effectives, loin de conduire à un KO de Ponge, donnent lieu à tout un circuit en chaîne de justifications, dautojustifications voire de revirements. En ces années troublées qui sont aussi celles où lœuvre accède enfin à la visibilité, comment Ponge va-t-il parvenir à concilier affirmation de la singularité de sa démarche poétique et prégnance dun idéal collectif, impliquant une mission sociale du poète, alors même que les différents réseaux quil côtoie, à la croisée des sphères idéologiques, littéraires et artistiques, deviennent, sous lOccupation puis à la Libération, autant de sommations à se situer ?

1 Lettre inédite du 21 octobre 1941. La plupart des lettres sur lesquels nous appuierons nos analyses dans le cadre de cette troisième partie sont inédites. En effet, le tome II de la Rétrospective dArmande Ponge sarrête en 1939.