[Introduction à la première partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Francis Ponge, entre singularité et appartenance. Compte tenu des autres et partis pris littéraires
- Pages : 35 à 36
- Collection : Études de littérature des xxe et xxie siècles, n° 116
- Série : Études sur Francis Ponge, n° 4
Les premiers essais littéraires de Ponge se font dans un contexte bien particulier : avec la Première Guerre mondiale, les règles du jeu ne sont plus celles qui prévalaient depuis la fin du xixe, à la faveur de l’autonomisation du champ littéraire décrite par Pierre Bourdieu. Dans Les Règles de l’art, ce dernier étudie les implications de cette autonomisation progressive : apparition d’une aristocratie symbolique, les écrivains tenant à se démarquer du commun des hommes ; prise de distance par rapport à l’actualité politique et sociale du pays ; focalisation sur le travail de la forme, plus à même de favoriser l’autonomie du champ. Mais en période de crise nationale, il y a « une suspension de l’effet de champ1 » et le questionnement sur le rôle social de l’écrivain ressurgit. La Grande Guerre favorise donc l’imposition d’un point de vue moraliste, qui tend à placer l’écrivain face à ses responsabilités et ses devoirs. Une importante renégociation des rapports entre champs politique et littéraire s’engage, qui constituera l’axe structurant majeur des débats littéraires du xxe et qui parcourra toute l’œuvre de Ponge.
Plusieurs penseurs du début du xxe ont développé une réflexion philosophique et sociologique sur les bouleversements induits par l’industrialisation, l’urbanisation accélérée et la Première Guerre mondiale. Walter Benjamin, notamment, entreprend dans son essai « Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov » une histoire des traditions narratives occidentales et de leurs transformations. Il fait le constat d’une rupture dans la capacité à communiquer et à transmettre une expérience, cette faillite expressive ayant été précipitée par la guerre : de retour du front, les soldats sombrent dans le mutisme, incapables de raconter ce qu’ils ont vécu. « C’est comme si nous avions été privés d’une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée d’entre toutes : la faculté d’échanger des expériences2 », écrit Benjamin. Paulhan, dans les Fleurs de Tarbes, aura recours au même exemple du soldat de retour du front, insistant sur la négativité du silence de ce dernier, toute expérience acquise étant en quelque sorte démentie par l’horreur et l’absurdité de la guerre. Bien sûr, les termes de Paulhan 36et de Benjamin diffèrent, néanmoins, leur réflexion sur la transmission de l’expérience commune ainsi que leur intérêt partagé pour le proverbe et le conte témoignent d’une nostalgie des communautés traditionnelles qui ne peut que retenir notre attention en ce qu’elle affleure dans plusieurs textes de jeunesse de Francis Ponge.
Lors de leur première rencontre dans les locaux de la NRF, Paulhan offre à Ponge une plaquette de « Jacob Cow le pirate, ou Si les mots sont des signes3 ». Ce don n’est pas anodin et il est difficile de ne pas en faire une lecture téléologiquement orientée : en effet, dans le sillage de son mentor, Ponge va se livrer à une entreprise de rénovation de la rhétorique et mettre les proverbes au cœur de son projet. Néanmoins, il ne faudrait pas se limiter à ce fantasme communautaire d’un espace où les paroles feraient sens et autorité pour chacun. Il y a une ambivalence chez Ponge entre, d’une part, la volonté de faire « œuvre de salut public » – volonté fondée sur des préoccupations éthiques qui exigent de s’éloigner des usages inconsidérés du langage qui ont contribué à le dégrader – et, d’autre part, une conception du terrorisme comme haine pure des lieux communs et du langage courant. C’est de cette haine que naît ce que Paulhan qualifiera dans les Fleurs de Tarbes de « maladie chronique de l’expression » : la hantise des clichés et des formulations usées rend les techniques d’écriture suspectes car elles reconduiraient la banalité des lieux communs, enfermant les écrivains dans un carcan. Si Ponge exprime très tôt ses aspirations à redonner à la rhétorique sa pleine puissance, notamment en tant que vecteur de communauté, ses débuts ont été marqués par des difficultés qui l’ont conduit aux confins du mutisme – avant que le parti pris des choses n’apparaisse comme une possible issue à la fin des années 1920. Ce « drame de l’expression » est le fruit de plusieurs tensions caractéristiques du régime de singularité tel qu’il a été décrit par Nathalie Heinich, Ponge étant pris en tenaille entre ses désirs de créer une communauté autour de sa parole, de jouer un rôle dans la cité, et le choix de l’hermétisme, renvoyant au solipsisme d’un écrivain prisonnier de son vœu de singularité. Il y a ainsi, d’un texte à l’autre, des contradictions dans la posture de l’auteur ; contradictions que l’on retrouve dans le rapport de Ponge au milieu littéraire, entre réussites précoces – publication des trois satires dans la NRF en 1923, des Douze petits écrits en 1926 – et enfouissement dans la solitude.
1 Boschetti, Anna, La Poésie partout : Apollinaire, homme époque (1898-1919), op. cit., p. 206.
2 Benjamin, Walter, « Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov » [1936], Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 115.
3 Paulhan, Jean, « Jacob Cow le pirate, ou si les mots sont des signes », Littérature, no 14, p. 5-7.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14425-0
- EAN : 9782406144250
- ISSN : 2260-7498
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14425-0.p.0035
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/03/2023
- Langue : Français