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Classiques Garnier

[Introduction à la première partie]

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Les premiers essais littéraires de Ponge se font dans un contexte bien particulier : avec la Première Guerre mondiale, les règles du jeu ne sont plus celles qui prévalaient depuis la fin du xixe, à la faveur de lautonomisation du champ littéraire décrite par Pierre Bourdieu. Dans Les Règles de lart, ce dernier étudie les implications de cette autonomisation progressive : apparition dune aristocratie symbolique, les écrivains tenant à se démarquer du commun des hommes ; prise de distance par rapport à lactualité politique et sociale du pays ; focalisation sur le travail de la forme, plus à même de favoriser lautonomie du champ. Mais en période de crise nationale, il y a « une suspension de leffet de champ1 » et le questionnement sur le rôle social de lécrivain ressurgit. La Grande Guerre favorise donc limposition dun point de vue moraliste, qui tend à placer lécrivain face à ses responsabilités et ses devoirs. Une importante renégociation des rapports entre champs politique et littéraire sengage, qui constituera laxe structurant majeur des débats littéraires du xxe et qui parcourra toute lœuvre de Ponge.

Plusieurs penseurs du début du xxe ont développé une réflexion philosophique et sociologique sur les bouleversements induits par lindustrialisation, lurbanisation accélérée et la Première Guerre mondiale. Walter Benjamin, notamment, entreprend dans son essai « Le conteur. Réflexions sur lœuvre de Nicolas Leskov » une histoire des traditions narratives occidentales et de leurs transformations. Il fait le constat dune rupture dans la capacité à communiquer et à transmettre une expérience, cette faillite expressive ayant été précipitée par la guerre : de retour du front, les soldats sombrent dans le mutisme, incapables de raconter ce quils ont vécu. « Cest comme si nous avions été privés dune faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée dentre toutes : la faculté déchanger des expériences2 », écrit Benjamin. Paulhan, dans les Fleurs de Tarbes, aura recours au même exemple du soldat de retour du front, insistant sur la négativité du silence de ce dernier, toute expérience acquise étant en quelque sorte démentie par lhorreur et labsurdité de la guerre. Bien sûr, les termes de Paulhan 36et de Benjamin diffèrent, néanmoins, leur réflexion sur la transmission de lexpérience commune ainsi que leur intérêt partagé pour le proverbe et le conte témoignent dune nostalgie des communautés traditionnelles qui ne peut que retenir notre attention en ce quelle affleure dans plusieurs textes de jeunesse de Francis Ponge.

Lors de leur première rencontre dans les locaux de la NRF, Paulhan offre à Ponge une plaquette de « Jacob Cow le pirate, ou Si les mots sont des signes3 ». Ce don nest pas anodin et il est difficile de ne pas en faire une lecture téléologiquement orientée : en effet, dans le sillage de son mentor, Ponge va se livrer à une entreprise de rénovation de la rhétorique et mettre les proverbes au cœur de son projet. Néanmoins, il ne faudrait pas se limiter à ce fantasme communautaire dun espace où les paroles feraient sens et autorité pour chacun. Il y a une ambivalence chez Ponge entre, dune part, la volonté de faire « œuvre de salut public » – volonté fondée sur des préoccupations éthiques qui exigent de séloigner des usages inconsidérés du langage qui ont contribué à le dégrader – et, dautre part, une conception du terrorisme comme haine pure des lieux communs et du langage courant. Cest de cette haine que naît ce que Paulhan qualifiera dans les Fleurs de Tarbes de « maladie chronique de lexpression » : la hantise des clichés et des formulations usées rend les techniques décriture suspectes car elles reconduiraient la banalité des lieux communs, enfermant les écrivains dans un carcan. Si Ponge exprime très tôt ses aspirations à redonner à la rhétorique sa pleine puissance, notamment en tant que vecteur de communauté, ses débuts ont été marqués par des difficultés qui lont conduit aux confins du mutisme – avant que le parti pris des choses napparaisse comme une possible issue à la fin des années 1920. Ce « drame de lexpression » est le fruit de plusieurs tensions caractéristiques du régime de singularité tel quil a été décrit par Nathalie Heinich, Ponge étant pris en tenaille entre ses désirs de créer une communauté autour de sa parole, de jouer un rôle dans la cité, et le choix de lhermétisme, renvoyant au solipsisme dun écrivain prisonnier de son vœu de singularité. Il y a ainsi, dun texte à lautre, des contradictions dans la posture de lauteur ; contradictions que lon retrouve dans le rapport de Ponge au milieu littéraire, entre réussites précoces – publication des trois satires dans la NRF en 1923, des Douze petits écrits en 1926 – et enfouissement dans la solitude.

1 Boschetti, Anna, La Poésie partout : Apollinaire, homme époque (1898-1919), op. cit., p. 206.

2 Benjamin, Walter, « Le conteur. Réflexions sur lœuvre de Nicolas Leskov » [1936], Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 115.

3 Paulhan, Jean, « Jacob Cow le pirate, ou si les mots sont des signes », Littérature, no 14, p. 5-7.