[Introduction à la deuxième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Francis Ponge, entre singularité et appartenance. Compte tenu des autres et partis pris littéraires
- Pages : 179 à 182
- Collection : Études de littérature des xxe et xxie siècles, n° 116
- Série : Études sur Francis Ponge, n° 4
L’entre-deux-guerres est une période d’intense confrontation entre le politique et le littéraire, l’ensemble du personnel littéraire se trouvant, à des degrés divers, convoqué par le débat social et politique. Plusieurs écrivains notoires sortent de leur réserve pour prendre position ou s’interrogent tout au moins sur les moyens de concilier leur pratique de la littérature avec leurs engagements idéologiques. En 1923, Barbusse a été le premier écrivain d’envergure à se rallier au PCF, faisant le choix de ce que Benoît Denis appelle « l’engagement “utile1” » : l’intellectuel accepte, par souci d’efficacité, de mettre son prestige au service d’une formation politique, renonçant à une part de son indépendance pour se lancer dans une action politique collective et organisée. En 1927, Julien Benda s’est violemment attaqué à cette dérive dans La Trahison des clercs, rappelant que l’écrivain ne saurait abandonner les valeurs de désintéressement pour des interventions temporelles partisanes. La « généralisation du recours à la politique comme mode de démarcation des positions au sein du champ littéraire2 » n’en continue pas moins de s’accentuer au cours des années 1930.
Avec la montée en puissance du fascisme et la consolidation du régime bolchévique, la démocratie parlementaire se trouve prise en étau entre deux extrêmes auxquels il revient d’aimanter le débat idéologique. La vie politique et littéraire s’en trouve reconfigurée. Si la droite est rassemblée sous la bannière de l’antibolchevisme, l’antifascisme devient le thème mobilisateur de toutes les forces politiques sociales de gauche. Cherchant à dater le nouveau chapitre de l’histoire de la droite qui s’ouvre dans l’entre-deux-guerres, René Rémond retient la date de 1929, marquée par la retraite de Poincaré et le début de la crise économique, et il fait des années 1930 « le temps des ligues3 ». Les Jeunesses patriotes ont certes été fondées dès 1924, mais l’efflorescence des ligues se confirme au tournant de la décennie, jusqu’à la bataille pour les élections de 1936 qui voit la gauche l’emporter, et qui est, là encore, un combat pour la démocratie et 180contre le fascisme : « le fascisme se substitue donc aux droites classiques et devient le terme symétrique et antagoniste de la gauche4 ». Néanmoins, ainsi que le fait remarquer René Rémond, « cette apparente lisibilité d’un débat politique binaire ne doit pas faire illusion, et la période est marquée par bien des équivoques idéologiques5 ». Un contexte politique aussi tendu ne peut que rejaillir sur le champ littéraire, et en menacer l’autonomie.
Gisèle Sapiro relève deux indices de cette politisation très nette du champ littéraire : le rapprochement, au tournant de la décennie, des surréalistes avec le PC – au nom d’une homologie entre la rupture esthétique de l’artiste d’avant-garde et la rupture politique du révolutionnaire ; la prise de position de Gide, qui fait connaître, dès le début des années 1930, sa sympathie pour la révolution soviétique, participant à de nombreuses rencontres et adhérant au Comité Amsterdam-Pleyel en 1933. En 1935, c’est lui qui présidera le grand Congrès international des écrivains pour la défense de la culture. Dans les Nouvelles Nourritures, il s’adresse non plus à Nathanaël mais à un « camarade », mettant ainsi pour la première fois de sa carrière son œuvre littéraire au diapason d’un engouement politique. Ces rencontres internationales d’écrivains qui se développent dans les années 1930 donnent bien à voir combien cette décennie constitua un moment de débats politico-littéraires tout particulièrement intense : lors de ces réunions, il s’agit pour les intellectuels antifascistes de réfléchir aux modalités de la compatibilité entre modernité littéraire et révolution politique, mais aussi, en adoptant une posture plus offensive, de s’opposer à la droite intellectuelle engagée dans la « défense de l’Occident6 ». Cette droite est le fruit d’une « double alliance, sous la bannière de la “défense de l’Occident” et de la “croisade antibolchévique”, de la droite conservatrice avec l’Action française, et des tenants du “bon goût” avec la droite populiste7 ». À cette double alliance des droites fait pendant l’union des gauches radicale, sociale et communiste, qui permettra la création de l’Association internationale des écrivains pour la « Défense de la culture », en novembre 1935.
Dès lors que le champ littéraire est traversé par les mêmes lignes de fracture et les mêmes ambiguïtés que la société dans son ensemble, 181comment Ponge va-t-il se positionner ? À la lecture de la correspondance, ce qui frappe – et surprend –, c’est son investissement assez faible dans toutes les croisades intellectuelles précédemment évoquées. Certes, Ponge adhère au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, né aux lendemains de la journée du 6 février 1934, et en juin 1935, il assiste au Congrès international des écrivains à la Mutualité. Mais il semble qu’il s’agisse là du minimum de solidarité effective qu’il pouvait apporter en tant qu’écrivain, en accord avec ses convictions politiques de citoyen. Il ne signera aucun des principaux manifestes qui seront publiés dans la presse : sa signature n’apparaît pas sous le texte publié le 5 octobre 1935, dans L’Œuvre, qui dénonce l’abus des notions d’« Occident » et d’« intelligence », suite au « Manifeste d’intellectuels français pour la défense de l’Occident » ; elle ne figure pas non plus au bas de la « Déclaration des intellectuels républicains au sujet des événements d’Espagne », publiée en décembre 1936, dans Commune. En revanche, son engagement syndical chez Hachette le conduit à participer au mouvement de grève en mai 1936 et à prononcer un discours au Moulin de la galette, devant plus d’un millier de militants, réunis pour se déclarer solidaires du gouvernement Blum et des républicains espagnols, et dans un texte de 1934, Ponge revendiquait déjà son « goût des manifestations8 ».
Qu’en est-il, alors, de son bref ralliement au surréalisme début 1930, précisément au moment de la période d’activisme la plus cohérente du mouvement – soit celle du Surréalisme au service de la Révolution ? Cette question du moment est décisive car le rapprochement avec les surréalistes permet à Ponge, alors que le politique envahit le champ intellectuel, de s’interroger sur la possibilité et les modalités d’une poésie politique. Cette brève période surréaliste ne saurait donc être considérée comme anecdotique ou comme une erreur de parcours. Elle amène le jeune écrivain à déterminer dans quelle mesure, et comment, les impératifs de la littérature peuvent ou ne peuvent pas se concilier avec ceux de l’action politique, et à prendre conscience d’une difficulté qui le poursuivra longtemps : l’engagement ne saurait simplement consister, pour un écrivain, à afficher une position politique. À la logique commune, qui peut régir les choix idéologiques individuels, se superpose une logique spécifiquement littéraire qui complexifie singulièrement la question de l’engagement.
182Un résumé trop succinct de la trajectoire de Francis Ponge dans les années 1930 pourrait donner l’impression, trompeuse, d’un rapport à la collectivité allant soudain magiquement de soi pour le loup des steppes qu’a été Ponge dans les années 1920 – l’adhésion au surréalisme et l’engagement syndicaliste conduisant tout droit au PC. Or par-delà les seules divergences esthétiques avec les surréalistes, la convergence politique est aussi à nuancer. Et si Ponge semble être amené à ressentir un véritable sentiment d’appartenance à travers son engagement politique dans la lutte syndicale, l’idéalisation très nette du milieu qu’il est alors amené à côtoyer (« braves gens d’ouvriers et employés », « milieu élémentaire, simple et grandiose9 ») ne témoigne-t-elle pas précisément du fait qu’il n’en est pas ? L’écrivain est marqué par ses origines sociales : déchiré entre son appartenance primitive et son aspiration à rejoindre le prolétariat en lutte, n’est-il pas voué à rester irrémédiablement séparé de cette classe dans laquelle il voudrait se fondre ? Il convient donc de questionner l’imaginaire social de Ponge et de relever les traces de cet imaginaire dans son œuvre et dans sa correspondance.
L’inscription professionnelle de Ponge doit également être prise en compte en ce qu’elle influence son engagement politique – Ponge lui-même présente son adhésion au PC comme le prolongement de son activisme syndical – et son écriture. Il y a bien sûr un enjeu temporel, qui est explicité à plusieurs reprises, Ponge insistant sur le peu de temps qu’il pouvait alors consacrer à ses textes, d’où le leitmotiv des « vingt minutes par jour10 ». Mais ces conditions nouvelles d’existence ont aussi un retentissement sur l’écriture, et non pas seulement sur les conditions d’écriture. Par-delà la critique de l’ordre social et économique très présente dans les textes de cette période, les conséquences de cet ordre sur la voix du poète sont à interroger. Dans quelle mesure y a-t-il une intrication étroite entre la situation de Ponge et son désir d’un retour à la modestie ? Et comment concilier cette aspiration avec son désir d’une autorité proverbiale qui est a priori tout sauf modeste ? Enfin, en quoi cette tension entre humilité et autorité se retrouve-t-elle dans son rapport aux autres écrivains, que ce soit dans sa relation avec Paulhan ou lors de son rapprochement ambivalent avec les surréalistes ?
1 Denis, Benoît, Littérature et engagement, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 243.
2 Sapiro, Gisèle, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 144.
3 Il s’agit du titre du chapitre x de son ouvrage Les droites en France, Paris, Aubier, 1954 : « Les années trente : le temps des ligues ».
4 Ibid., p. 205.
5 Ibid., p. 206.
6 Nous reprenons ici le titre du pamphlet publié par Henri Massis, Défense de l’Occident, Paris, Plon, 1927.
7 Sapiro, Gisèle, La Guerre des écrivains, op. cit., p. 152.
8 « Le goût des manifestations » [texte hors recueil], OC II, p. 1406.
9 Lettre à Jean Paulhan du 30 juillet 1937, Corr. I, p. 212.
10 Voir notamment la « Préface aux Sapates » [1935], Proêmes[1948], OCI, p. 168 : « Du fait de ma condition sociale, parce que je suis occupé à gagner ma vie pendant pratiquement douze heures par jour, je ne pourrais écrire bien autre chose : je dispose d’environ vingt minutes, le soir, avant d’être envahi par le sommeil. »
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-14425-0
- EAN : 9782406144250
- ISSN : 2260-7498
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14425-0.p.0179
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/03/2023
- Langue : Français