Préface de la traductrice
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Fragments constitutionnels. Le constitutionnalisme sociétal à l’ère de la globalisation
- Auteur : Aubert (Isabelle)
- Pages : 11 à 23
- Collection : Bibliothèque de la pensée juridique, n° 6
Préface de la traductrice1
Après Le droit, un système autopoïétique (PUF, 1993) et Droit et réflexivité (LGDJ, 1994), la traduction de Verfassungsfragmente (Suhrkamp, 2012) va permettre au lecteur français de découvrir la pensée constitutionnelle de Gunther Teubner. La pensée constitutionnelle française nous a rendu familiers de propositions prenant l’État et/ou l’Union européenne pour cadres de réflexion. Tête de file d’une tradition germanophone s’enquérant des possibilités élargies des constitutions en dehors du cadre national, Gunther Teubner déploie, dans cet ouvrage traduit déjà en anglais et en italien, une théorie riche, précise et innovante sur les atouts du constitutionnalisme à l’échelle mondiale. Si ce livre surprend par le détail et la profondeur de ses analyses très variées (des banques commerciales aux cultures indigènes, en passant par la soft law et les théories de Jacques Derrida et Michel Foucault), l’envergure de sa réflexion fait qu’il devrait toucher des spécialistes de droit constitutionnel, de sociologie du droit, de philosophie, d’économie aussi bien que tout lecteur attentif aux changements du monde contemporain à l’époque du transnational.
Fragments constitutionnels prend la mesure des effets de la globalisation sur les sociétés contemporaines et conçoit les moyens et les conditions d’une gouvernance globale bien pensée. Loin d’accuser de tous les maux la globalisation, Gunther Teubner souligne que celle-ci a accru les tensions entre les ordres juridiques étatiques et les secteurs sociaux privés sans pourtant les avoir fait naître. Le stade de la globalisation révèle simplement des menaces qui existaient déjà depuis les débuts de l’époque moderne où s’est propagé un processus de rationalisation qui se manifeste par la différenciation fonctionnelle des sphères d’activité sociales spécialisées (notée de diverses manières par Émile Durkheim, Max Weber et Niklas Luhmann). Il est certain qu’il y a des raisons de
plus en plus grandes de s’inquiéter aujourd’hui, à l’heure d’une modernité transnationale, du développement autonome et toujours croissant de l’économie, des médias de communication, de la santé, de la science, du sport, etc. : en s’étendant au-delà des frontières nationales, ces secteurs sociaux échappent dorénavant à toute réglementation étatique. L’asymétrie entre la portée des législations et des constitutions nationales et l’extension des secteurs sociaux privés est frappante. En adaptant la théorie des systèmes sociaux2, dans la version de Niklas Luhmann, aux nouvelles données du contexte global, G. Teubner montre comment ces secteurs sociaux autonomes qui s’étendent au-delà des frontières nationales se constituent progressivement en véritables pouvoirs privés et imposent à leur environnement leurs standards normatifs. La violation du droit du travail par les délocalisations d’entreprises multinationales, l’exploitation par des tiers de données personnelles et confidentielles sur Internet sans aucun respect de la vie privée, l’utilisation abusive des ressources naturelles par des grands groupes économiques, ou encore les mouvements massifs de capitaux qu’effectuent dans une totale impunité les marchés financiers mondiaux ; tous ces phénomènes sont la pointe émergente d’un iceberg : ce sont, ponctuellement, les effets causés par le développement continu de logiques rationnelles propres (finance, économie, science, santé…), qui sont mues par un principe d’expansion et qui, sans intention aucune mais de façon inexorable, portent gravement atteinte aux droits des individus et à leur environnement naturel et social. Le besoin urgent d’une régulation se fait sentir très vivement lorsqu’on songe à la tournure monstrueuse qu’a pu prendre ainsi une recherche scientifique non limitée, lors de la période nazie, avec le docteur Mengele (voir chapitre 5 de l’ouvrage). Ce cas n’est ni isolé ni anodin, avertit G. Teubner, mais tout simplement logique dès lors qu’un système social a le loisir de se développer de façon fonctionnelle, sans aucune limitation normative.
L’importance d’une réflexion en théorie et en sociologie du droit paraît s’imposer si l’on souhaite préserver les libertés individuelles, l’environnement naturel et un projet politique de société qui ne soit
pas définitivement soumis aux « impératifs de croissance » des systèmes. Gunther Teubner partage, pour une bonne part, le diagnostic de Niklas Luhmann sur les sociétés modernes complexes qui, à l’heure de la globalisation, connaissent des formes d’interdépendance plus grandes du fait de connexions, de réseaux qui les relient en permanence à tous les points de l’échelle planétaire (communication par Internet, mouvements boursiers, migrations d’êtres humains du Sud vers le Nord, directives européennes s’imposant au niveau national, etc.). Le mot de Système sociaux selon lequel, dans les sociétés actuelles, les phénomènes sociaux qui affectent en profondeur une société donnée, tels ceux mentionnés plus haut, ont la particularité de se faire « par-dessus la tête des individus », au sens où les membres d’une société ne sauraient les comprendre ni agir sur eux, semble le point de départ de l’analyse de Fragments constitutionnels. Néanmoins, Gunther Teubner ne s’en tient pas là. Son livre peut être lu, en partie, comme une réponse à ce qui, pour Luhmann, – le « monde administré » dans un lexique de Théorie critique – reste un état de fait ou un « présupposé trivial3 ». Il faut s’entendre, bien entendu, sur le type de réponse qui est apporté par l’auteur.
Il ne s’agit, en aucun cas, pour le théoricien et sociologue du droit de revenir à des vues passéistes : l’évolution des systèmes fonctionnels est un processus que l’on ne saurait empêcher et qui reste profitable dans une certaine mesure, tant qu’il ne porte pas atteinte aux droits fondamentaux. Néanmoins, la solution traditionnelle à ce type de problèmes s’avère dépassée. Les systèmes fonctionnels se développant par-delà les frontières nationales à l’échelle mondiale, leur croissance remet en cause la portée de la constitution politique et met en crise le pouvoir de l’État-nation en le neutralisant sur son propre territoire – ce que Dieter Grimm note et déplore4. Le pouvoir politique de l’État-nation se trouve amoindri à mesure que des pouvoirs sociaux se développent. Impuissante face à certains changements, la politique institutionnalisée est atteinte dans sa légitimité et ses promesses démocratiques. Si la question de la crise de la démocratie est bien présente à travers l’étude de la « colère
publique globale », Fragments constitutionnels s’attache surtout, à propos du politique, à montrer comment il est amené à se redéfinir – on distinguera la politique institutionnalisé du politique présent dans la société en général et, de diverses manières, dans les différents secteurs sociaux.
Heurtée par des processus transnationaux (gestion des multinationales, circulation d’informations sur le web, etc.), la « souveraineté » de l’État-nation désigne aujourd’hui une autre réalité qu’à l’époque où les frontières territoriales traçaient les contours d’un État-Léviathan. Mais alors si le concept westphalien d’un État-nation fort correspond à une époque révolue, si le transnational est un « fait irrésistible5 » comparable à celui que signalait Tocqueville en observant le passage certain de l’Ancien régime à la révolution démocratique, alors on ne peut qu’approuver G. Teubner. Il paraît vain d’essayer de renforcer le constitutionnalisme étatique dans un mouvement de réaction défensive et, en même temps, il est sans doute exagéré de le penser impuissant sur tous les plans. La démarche réaliste, que suit G. Teubner, consiste à voir comment le pouvoir de l’État doit composer avec d’autres sources de pouvoirs de type privé dont la portée est, à la fois, locale et globale – « glocale ». À l’intérieur des frontières territoriales, les sociétés ne sont plus simplement organisées ni régulées par des règles de droit qui dépendent, en dernier ressort, de la constitution de l’État en tant que norme suprême. Les systèmes fonctionnels produisent eux aussi des normes. On pense ainsi à la régulation d’Internet entreprise par la gouvernance ICANN ou aux normes de protection de l’environnement mises en place par des associations d’ingénieurs (la Charte des Ingénieurs sans frontières, par exemple). Si elles ne prétendent valoir que pour la sphère d’application d’un secteur précis, ces normes ont un impact sur l’ensemble de la société en diffusant certains standards de conduite qui contreviennent, de façons répétées, aux normes du droit public.
Comment limiter, réglementer, réguler les secteurs sociaux spécialisés de façon à ce que leur croissance reste productive et en même temps n’ait pas d’effets dévastateurs sur l’environnement social et naturel et les êtres humains ? Comment accompagner le développement de secteurs sociaux dont les sociétés modernes tirent avantage sans que celui-ci ne devienne pernicieux ?
C’est à cette question massive que s’attache à répondre Fragments constitutionnels en notant qu’une réflexion constitutionnelle est bien requise, mais qu’elle doit être d’un nouveau type. Pour répondre au problème soulevé par la dynamique des systèmes fonctionnels, on se tourne, à juste titre, vers la « constitution » : ses fonctions de régulation et de limitation des pouvoirs publics et privés et sa fonction de protection et de promotion des libertés et droits fondamentaux paraissent indispensables. Mais de quelle constitution s’agit-il ? La politique institutionnalisée, on l’a dit, n’est plus aux commandes d’une évolution multilatérale de la société, pas plus qu’elle n’entretient aujourd’hui un rapport privilégié avec le droit. L’économie ou le secteur des sciences et de la technique, par exemple, sollicitent, pour leur développement, une production de normes juridiques qui se passe de l’alliance entre la politique et un droit étatique. Aussi les théories défendant un renforcement du constitutionnalisme du monde des États où la constitution politique joue le rôle de protection des sphères de l’autonomie paraissent pour l’auteur – insistons – inadaptées. Un « nouveau constitutionnalisme » s’impose qui explore l’idée d’une dissociation entre la constitution et la sphère juridico-politique. Ce constitutionnalisme cherchera à conserver les fonctions classiques de la constitution sans penser qu’une constitution est, par définition, celle d’un État politique.
Le nouveau constitutionnalisme n’est plus politique mais sociétal. Dans les analyses de la sociologie des constitutions (développée en particulier par Chris Thornhill6), Gunther Teubner trouve un autre appui pour étayer cette thèse. La sociologie constitutionnelle montre quel a été le rôle social de la constitution, à travers ses diverses évolutions historiques, depuis le moment constituant des Révolutions américaine et française jusqu’à nos jours. La dimension sociale des constitutions politiques, comme de toute constitution en général, apparaît : les normes constitutionnelles n’organisent pas seulement la sphère étatique et indirectement des sociétés politiques conformément à un modèle politique (totalitaire, libéral), elles rendent possible une évolution sociale selon certaines directions.
L’idée d’un « constitutionnalisme sociétal » (expression bâtie par David Sciulli7) n’est pas venue simplement d’une étude des changements que
connaissent les constitutions de l’État-nation dans le contexte global ni de recherches sociologiques sur leur impact sociétal. Gunther Teubner analyse de l’intérieur l’évolution des secteurs sociaux spécialisés dans leur rapport au droit. Il est habituel de noter que le monde de la finance, les grands groupes économiques, la recherche scientifique, les médias de communication ou le secteur de la santé proposent des activités spécifiques qui appellent, chaque fois, des règles de droit et des codes déontologiques spécifiques. Ce phénomène de « juridicisation » ne rend compte pourtant que d’un aspect de la production normative inhérente aux sphères sociales spécialisées. L’approche systémique, largement enrichie par rapport à la version qu’en présentait Luhmann, permet de jeter un autre éclairage sur ces processus de normation.
Dans la mesure où les secteurs sociaux se constituent en systèmes fonctionnels autonomes au moyen d’une normativité et d’une rationalité spécifiques, dans la mesure aussi où ils se développent dans une certaine direction, en traitant les données de leur environnement selon la distinction sélective qu’opère leur « médium de communication symboliquement généralisé » (l’argent pour l’économie, la vérité pour la science, l’information pour les médias de masse), leur autoproduction ou « autopoïesis » paraît appeler leur autoconstitutionnalisation. On peut envisager un processus de constitutionnalisation des systèmes sociaux, qui sans être spontané, devienne nécessaire à leur production autant qu’à leur régulation à mesure qu’ils acquièrent leur autonomie normative. Le terme « constitution » est, à notre avis, employé en deux sens. G. Teubner observe la formation d’ordres constitutionnels dans la manière dont les secteurs sociaux s’organisent et s’autorégulent. On retrouve le sens ancien de constitution, défini par Aristote dans Les politiques, comme principe d’organisation des magistratures de la cité en vue du bien commun8 où la cité devient la sphère d’application de tel ou tel secteur et le bien commun, l’orientation vers laquelle sont tendus le fonctionnement et la croissance de celui-là. Dans le même temps, la constitution économique ou la constitution d’Internet, qui prennent aujourd’hui une forme de plus en plus précise, ou celles plus embryonnaires d’autres secteurs sociaux, sont des constitutions modernes au sens où, de façon réflexive, des règles secondaires s’appliquent à
des règles primaires (au sens de Herbert Hart9) et où un ensemble de normes supérieures consolident et définissent la forme que prend l’ordre constitué. Enfin, ces deux sens de constitution convergent dans une évolution nouvelle de la réalité constitutionnelle moderne puisque le centre de référence des constitutions sociétales n’est plus le cadre national. Le constitutionnalisme sociétal est un constitutionnalisme transnational.
La réflexion constitutionnelle est sollicitée, par conséquent, à partir de deux points de vue dans l’ouvrage : dans l’étude des processus immanents aux domaines spécifiques de la société qui se constitutionnalisent progressivement, en réponse aux pressions de leur environnement afin d’acquérir une plus grande autonomie ; et à partir de la perspective d’un observateur qui repart des fonctions initiales de la « constitution » moderne définies au xviiie siècle, à savoir organiser et limiter les pouvoirs (publics et privés) et protéger les libertés individuelles. Même si le processus de constitutionnalisation est « intériorisé » par les secteurs sociaux, celui-ci n’a rien de naturel. De la même manière que les premières constitutions politiques modernes ont été gagnées après de longues luttes et des révolutions, les pouvoirs privés opposent tout naturellement des résistances à leur propre limitation. Tout comme dans le cas de la constitutionnalisation du pouvoir politique, les changements trouvent leur impulsion dans la base de la société civile. Il faut que des mouvements sociaux et des luttes répétées pour la protection des ressources naturelles, pour une égalité de salaires entre hommes et femmes, par exemple, se manifestent pour que, sous leur pression, les secteurs privés commencent par établir des normes limitant leurs activités. L’idée de limiter un pouvoir de l’intérieur, de parvenir à son autolimitation, est évidemment l’immense paradoxe qu’introduit une constitution. Et l’auteur de Fragments constitutionnels souligne le hiatus qui existe entre les motivations à la constitutionnalisation et les compétences requises pour cela : les motivations sont extérieures au système fonctionnel, mais ce dernier est le seul à disposer des compétences nécessaires pour se doter de normes limitatives et régulatives adaptées. « Les constitutions internes des organisations formelles doivent se réaliser de telle sorte qu’elles répondent au dilemme de la motivation et de la compétence. » (Ch. 4 p. xx.)
De nombreuses questions sont posées par la situation observée et la direction souhaitée en conséquence par le sociologue du droit. En rompant avec le schéma unitaire d’une constitution étatique, la nouvelle théorie constitutionnelle est amenée à répondre des rapports qui peuvent exister entre le politique et les constitutions sociétales (embryonnaires ou en cours d’élaboration dans certains cas, souhaitables en tous les cas). Plusieurs évolutions qu’aurait connues la sphère politique sont pointées dans l’ouvrage que l’on peut reconstruire.
À l’arrière-plan, bien entendu, ce qui frappe est l’absence de lucidité dont a fait preuve la sphère politique par rapport à un processus d’évolution sociétale de grande ampleur – issu de la différenciation fonctionnelle, que, paradoxalement, elle a favorisé ou accompagné, en étant, dans le contexte westphalien, la sphère de régulation privilégiée. On songe ainsi à la connivence entre les sphères politiques et économiques lorsque le capitalisme était organisé par l’État.
Mouvement irrépressible, la différenciation fonctionnelle provoque une reformulation du politique. La sphère politique devient un secteur de la société parmi d’autres qui propose des projets politiques ; dans le même temps, une politisation se diffuse dans toute la société du fait que le système politique offre la possibilité de traduire tous les événements dans son langage. Cette politisation s’observe de deux manières. D’un côté, les autres systèmes sociaux choisissent des orientations qui ont un caractère politique pour leur propre organisation et, dans un second temps, pour leur environnement. D’un autre côté, comme en témoigne l’appel qu’adressent les mouvements de protestation au politique, les membres de la société semblent conserver la représentation (illusoire) d’une société homogène où l’administration politique garde un pouvoir de décision prépondérant sur l’économie et la finance globalisées, les secteurs de la technique et de la santé. Si ces deux formes de politisation sont bien réelles et très différentes, la seconde, celle des individus socialisés, semble, en partie, s’appuyer sur une compréhension décalée des processus sociaux, dans un effort de représentation d’ensemble, mais surtout exprimer, à nos yeux, une résistance envers la perte de puissance de la politique en général sous l’effet des mouvements transnationaux.
Avec la globalisation, les sociétés contemporaines sont devenues des sociétés sans centre où la politique institutionnalisée (aidée du droit étatique) n’a plus la fonction de normer les constitutions particulières
des secteurs sociaux. La politique peut toujours donner des impulsions normatives de l’extérieur, qui sont ressenties comme des « irritations » (Luhmann) par les systèmes concernés et que ceux-ci traduisent dans leur code spécifique, mais elle ne saurait leur imposer des normes toutes faites, inadaptées à leur mode d’être spécifique. C’est ainsi que Gunther Teubner soutient à propos de la constitution de la finance :
L’autonomie constitutionnelle des banques centrales par rapport à la politique est indispensable. Une intervention discrétionnaire de la politique dans des décisions concrètes sur la création monétaire demeure exclue. (Ch. 4, p. 199)
Située dans l’environnement des autres systèmes sociaux, la politique n’a plus les moyens ni les compétences requis pour les diriger. Il s’agit donc de penser que certains organes pourront jouer, à l’intérieur de chaque système, un rôle équivalent à celui d’une cour constitutionnelle. Telle est la fonction que préconise l’auteur, par exemple, pour les banques centrales par rapport à la constitution de la finance.
Les bénéfices d’une telle théorie constitutionnelle ne résident pas seulement dans le fait qu’elle soit adaptée aux processus de changement en cours qui accompagnent la globalisation mais surtout dans sa manière de concevoir une régulation qui préserve efficacement les droits des individus sur le plan transnational. La protection des droits fondamentaux trouverait, en effet, un appui dans cette autolimitation des secteurs sociaux qu’induit leur autoconstitutionnalisation. G. Teubner rappelle les difficultés auxquelles s’exposent les instances juridiques pour faire respecter les droits fondamentaux à des acteurs privés, telles les multinationales, à l’échelle transnationale. Il critique, à cet égard, les limites conceptuelles de la State action doctrine qui ne peut garantir l’obligation des secteurs sociaux autonomes envers ces droits que dans certaines situations : c’est seulement lorsqu’une activité privée implique certaines fonctions relevant des personnes publiques que les obligations pesant sur celles-ci sont étendues aux personnes privées. Une nouvelle approche des droits fondamentaux est alors exposée par G. Teubner. Son caractère novateur vient de ce qu’elle reformule de façon originale l’effet horizontal ou effet à l’égard des tiers des droits fondamentaux – lequel concerne l’obligation des personnes privées à l’égard des droits fondamentaux10. Comment
garantir la protection des libertés et droits fondamentaux dans toutes les situations mettant en relation les secteurs privés et des individus ? Loin d’avoir une fonction simplement défensive, les droits fondamentaux ont vocation à délimiter le champ politique en indiquant ce qui est dedans et ce qui est en dehors : ils font de l’ensemble des membres d’une société des citoyens politiques (« fonction d’inclusion ») et ils séparent la sphère politique des autres domaines de la société (« fonction d’exclusion »). Usant d’une « méthode de généralisation et de respécification », G. Teubner propose de définir de la même manière les fonctions d’inclusion et d’exclusion des droits fondamentaux pour chaque domaine social : au sein de la constitution économique, par exemple, les droits fondamentaux permettraient de délimiter la sphère de l’économie et, en même temps, de limiter son pouvoir sur les individus, qui en font dorénavant partie.
Le constitutionnalisme sociétal défend un pluralisme constitutionnel, au niveau transnational. Cette idée est directement confirmée par la dynamique de production normative – multidirectionnelle – due à la globalisation. La société mondiale ne présente « ni centre ni sommet », note G. Teubner, c’est pourquoi des conflits de plus en plus fréquents opèrent, à tous les niveaux, entre les constitutions ou régimes juridiques transnationaux issus des systèmes fonctionnels, mais aussi entre eux et les normes des constitutions nationales, etc. Les conflits ayant lieu entre des régimes juridiques globaux, leur résolution ne peut plus faire appel au droit de conflits de lois traditionnel, qui règle les collisions entre les normes issues des ordres juridiques des États-nations. De la même manière, l’idée d’une instance tierce surplombante qui prendrait la forme d’une constitution mondiale non étatique (constitution cosmopolitique) paraît inappropriée, car elle introduit un ordre hiérarchique unique qui a disparu pour céder la place à une société hétérarchique. Proche sur ce point de François Ost et Michel van de Kerchove, pour qui l’évolution du droit dans le contexte de la globalisation enjoint de passer de la métaphore verticale de la « pyramide des normes » (Hans Kelsen11) à l’image horizontale des réseaux12, Gunther
Teubner montre comment les régimes juridiques transnationaux et les constitutions nationales gagnent à être mis en réseaux pour la résolution des conflits qui les opposent. Un réseau avec des centres ou « nœuds » multiples décrit par exemple la situation des États européens par rapport à l’Union européenne. Et la solution sur le plan juridique pour penser un arbitrage des conflits de régimes ou de constitutions pourrait venir du projet, présenté par Rudolf Wiethölter, d’un « droit constitutionnel conflictuel ». Selon ce dernier :
Un « droit », à plus fortes raisons, un « droit constitutionnel » ou selon une formule ramassée un « droit constitutionnel conflictuel » [Rechtsverfassungsrecht] qui pourvoit, de façon précise et générale, des niveaux-principes de collision entre le droit et la morale, le droit et la politique, le droit et l’économie, etc. pourrait ainsi devenir l’espoir d’attentes des plus fascinantes : le droit en tant que « couplage structurel » entre le « monde vécu et les systèmes ». La protection des droits et des institutions, dans des traductions adéquates, deviendrait donc une protection de jus-tification pour les fonctions-liberté13.
Le « Rechtsverfassungsrecht » décrit un droit qui s’autoconstitutionnalise et est socialement constitutif ; il a la fonction de régler des conflits entre des constitutions sectorielles : il forme un « droit constitutionnel conflictuel » – traduction que nous avons retenue.
Une des qualités de la théorie de G. Teubner est de percevoir les limites de chaque perspective se présentant comme totalisante. Chaque régime fonctionnel souhaite imposer sans limites ses normes, chaque système fonctionnel tend à imposer sa visée étroite et à la substituer au bien commun, mais aussi, ne l’oublions pas, la modernité occidentale se considère comme un mouvement homogène sur toute la planète. Comme le montre l’auteur, en parallèle à ce mouvement d’extension, on assiste à deux types de fragmentation. La différenciation fonctionnelle a provoqué une fragmentation de la société en secteurs spécialisés qui s’exprime, dans une seconde phase, dans leur constitutionnalisation – fragments constitutionnels. En même temps, ce processus de modernisation global se heurte aussi à des cultures traditionnelles qui restent en dehors – fracture ou « deuxième fragmentation » que connaît la société mondiale.
En dressant un diagnostic d’époque, en croisant diverses analyses de sciences sociales et en élaborant à partir d’une démarche immanente – « méthode de généralisation et de respécification » – des propositions de théorie normative, Fragments constitutionnels expose peut-être, de façon inintentionnelle et non-marxiste, une théorie constitutionnelle critique de la société (nationale et mondiale), qui s’appuie, paradoxalement, sur une perspective systémique14. Le constitutionnalisme sociétal révèle l’actualité de la théorie constitutionnelle et ses potentialités novatrices pour introduire une régulation durable de processus qui, par bien des aspects, paraissent en l’état actuel incontrôlables.
Les thèses de l’ouvrage bousculent certaines positions classiques de philosophie du droit et de philosophie politique. On peut s’arrêter, à titre illustratif, sur la notion de « souveraineté ». Depuis l’époque des révolutions américaine et française, son extension est définie par la constitution étatique. Il y a donc lieu de se demander ce que devient la notion de souveraineté, sous ses deux aspects en démocratie de « souveraineté nationale » (Sieyès) et de « souveraineté populaire » (Rousseau), dans un nouveau cadre constitutionnel, qui attribue des correspondants empiriques au « pouvoir constituant » et au « pouvoir constitué » au sein des constitutions sociétales. Nombreux sont les travaux, comme ceux de Saskia Sassen, qui soulignent la réalité évanescente d’une « souveraineté nationale » contestée par les mouvements transnationaux, ou ceux qui considèrent que la notion de « souveraineté populaire » est minée par la disparition progressive d’un « peuple » unitaire (Catherine Colliot-Thélène)15. En réponse à cela, certains auteurs font preuve d’inventivité pour ressaisir ce qui peut être conservé de la notion de souveraineté. Ainsi, Jürgen Habermas préconise dans le cas de l’Europe « une souveraineté partagée » combinant l’expression des
deux niveaux du national et de l’Union européenne16. L’idée est de repenser une souveraineté populaire en la déconnectant du centre exclusif que serait l’État-nation. En partant du diagnostic plus complexe d’une globalisation menée par des pouvoirs sociaux privés, Fragments constitutionnels se démarque nécessairement de ces tendances qui ont les yeux rivés sur l’État ou un ensemble d’États. Même si la question de la souveraineté n’est plus aussi centrale dans la perspective non étatique de Verfassungsfragmente, l’ouvrage pourrait ouvrir la voie à deux destins possibles pour cette notion. Soit la souveraineté populaire devient un concept vide qui perd progressivement toute réalité à cause de la fragmentation sociale, soit cette souveraineté populaire vient désigner un pouvoir complexe et englobant qui intègre une représentation des différentes perspectives issues des pouvoirs sociaux. Il semblerait que la deuxième hypothèse, rappelant une fonction intégrative de la constitution, soit celle qui se dessine à la lecture de l’ouvrage : il est, en effet, suggéré que le politique est amené à se redéfinir de concert avec les autres secteurs sociaux.
Terminons par expliquer quelques choix de traduction. Nous avons mentionné ci-dessus la traduction de Rechtsverfassungsrecht. Afin de distinguer la constitution (Verfassung) en tant qu’ensemble de normes du processus de constitution d’un système fonctionnel, nous avons traduit Konstituierung par « fondation ». Ce léger écart a l’avantage de rappeler l’idée que la constitution est également un processus de « fondation », comme Hannah Arendt le note dans De la révolution en identifiant les premières constitutions modernes à une « fondation de la liberté » (« constitutio libertatis17 »).
En dépit de certaines traductions en droit de Normierung par « normalisation », la distinction établie par Michel Foucault dans Sécurité, territoire, population entre des processus établissant des normes (normation) et d’autres dictant ce qui est normal et anormal (normalisation) nous a amené, de concert avec l’auteur, à écarter ce terme18. Les occurrences de Normierung sont donc traduites à certains endroits seulement par « normation », car l’usage en français reste rare, ou par « production normative ».
1 Nous remercions Jean-François Kervégan de son aide lors de la mise au point définitive de la traduction.
2 De façon stricte, l’expression « système social » désigne chez Luhmann la société en tant qu’elle réunit l’ensemble de tous les « sous-systèmes sociaux » (économique, science, politique…). Mais, comme il le montre lui-même, dans Systèmes sociaux (trad. L. Sosoe, Paris, PUL, [1984] 2012), l’expression « systèmes sociaux » peut désigner ces mêmes sphères sociales lorsqu’aucune confusion n’est possible.
3 Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Tome 2 : Critique de la raison fonctionnaliste, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Fayard, [1981] 1987, p. 344.
4 Dieter Grimm, « The Achievement of Constitutionalism and Its Prospects in a Changed World », in Petra Dobner, Martin Loughlin (dir.), The Twilight of Constitutionalism ?, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 3-22.
5 Alexandre de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 2e vol., Paris, GF, « Avertissement », [1845] 1993, p. 3.
6 Chris Thornhill, A Sociology of Constitutions : Constitutions and State Legitimacy in Historical-Sociological Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
7 David Sciulli, Theory of Societal Constitutionalism : Foundations of a Non-Marxist Critical Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
8 Aristote, Les politiques, trad. P. Pellegrin, Paris, GF, 1999, l. IV, 3, 1290 a 8-9 et III, 6, 1278 b 17-24.
9 Herbert L. A. Hart, Le concept de droit, trad. M. van de Kerchove, Bruxelles, Facultés universitaires de Saint-Louis, [1961] 2006 (éd. augmentée).
10 Sur le fait que la réflexion sur la Drittwirkung ou sur l’effet horizontal des droits fondamentaux ou sur les « droits horizontaux » est très développée en Allemagne et quasi absente en France, voir Olivier Beaud, « Les obligations imposées aux personnes privées par les droits fondamentaux. Un regard français sur la conception allemande » in Jus Politicum. Revue de droit politique, no 10, juillet 2013, <http://juspoliticum.com/Les-obligations-imposees-aux.html>.
11 Hans Kelsen, Théorie pure du droit, trad. 2e éd. Ch. Eisenmann, Paris, LGDJ, [1960] 1999, ch. 34.
12 François Ost et Michel van de Kerchove, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002.
13 Rudolf Wiethölter, « Zur Argumentation im Recht », in Gunther Teubner (dir.), Entscheidungsfolgen als Rechtsgründe : Folgenorientiertes Argumentieren in rechtsvergleichender Sicht, Baden-Baden, Nomos 1994, p. 89-122, ici : p. 89.
14 Sur les vues divergentes de Marx et Luhmann, voir Chris Thornhill, « Luhmann and Marx : Social Theory and Social Freedom », in Anders La Cour, Andreas Philippopoulos-Mihalopoulos (dir.), Luhmann Observed : Radical Theoretical Encounters, Basingstoke, Palgrave, p. 263-283. Mentionnons des théoriciens du droit qui conçoivent une « autopoïesis critique » ou une « théorie critique des systèmes » : Andreas Philippopoulos-Mihalopoulos, « The Autopoietic Fold : Critical Autopoietic Between Luhmann and Deleuze » in Anders La Cour, Andreas Philippopoulos-Mihalopoulos (dir.), Luhmann Observed, op. cit., p. 60-81 ; Marc Amstutz, Andreas Fischer-Lescano, Kritische Systemtheorie : Zur Evolution einer normativen Theorien, Bielefeld, Transcript, 2013.
15 Saskia Sassen, Critique de l’État : Territoire, Autorité et Droits, de l’époque médiévale à nos jours, trad. F. Israël, Paris, Demopolis, 2009 ; Catherine Colliot-Thélène, Une démocratie sans « demos », Paris, PUF, 2011.
16 Jürgen Habermas, La Constitution de l’Europe, trad. Ch. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2012.
17 Hannah Arendt, De la révolution, trad. M. Berrane, Paris, Folio-essais, [1963] 2012, ch. iv.
18 Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Gallimard, 2004, p. 56 sqq.
- Thème CLIL : 3126 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie
- ISBN : 978-2-406-05808-3
- EAN : 9782406058083
- ISSN : 2261-0731
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05808-3.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/05/2016
- Langue : Français