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Classiques Garnier

Préface de la traductrice

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Préface de la traductrice1

Après Le droit, un système autopoïétique (PUF, 1993) et Droit et réflexivité (LGDJ, 1994), la traduction de Verfassungsfragmente (Suhrkamp, 2012) va permettre au lecteur français de découvrir la pensée constitutionnelle de Gunther Teubner. La pensée constitutionnelle française nous a rendu familiers de propositions prenant lÉtat et/ou lUnion européenne pour cadres de réflexion. Tête de file dune tradition germanophone senquérant des possibilités élargies des constitutions en dehors du cadre national, Gunther Teubner déploie, dans cet ouvrage traduit déjà en anglais et en italien, une théorie riche, précise et innovante sur les atouts du constitutionnalisme à léchelle mondiale. Si ce livre surprend par le détail et la profondeur de ses analyses très variées (des banques commerciales aux cultures indigènes, en passant par la soft law et les théories de Jacques Derrida et Michel Foucault), lenvergure de sa réflexion fait quil devrait toucher des spécialistes de droit constitutionnel, de sociologie du droit, de philosophie, déconomie aussi bien que tout lecteur attentif aux changements du monde contemporain à lépoque du transnational.

Fragments constitutionnels prend la mesure des effets de la globalisation sur les sociétés contemporaines et conçoit les moyens et les conditions dune gouvernance globale bien pensée. Loin daccuser de tous les maux la globalisation, Gunther Teubner souligne que celle-ci a accru les tensions entre les ordres juridiques étatiques et les secteurs sociaux privés sans pourtant les avoir fait naître. Le stade de la globalisation révèle simplement des menaces qui existaient déjà depuis les débuts de lépoque moderne où sest propagé un processus de rationalisation qui se manifeste par la différenciation fonctionnelle des sphères dactivité sociales spécialisées (notée de diverses manières par Émile Durkheim, Max Weber et Niklas Luhmann). Il est certain quil y a des raisons de

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plus en plus grandes de sinquiéter aujourdhui, à lheure dune modernité transnationale, du développement autonome et toujours croissant de léconomie, des médias de communication, de la santé, de la science, du sport, etc. : en sétendant au-delà des frontières nationales, ces secteurs sociaux échappent dorénavant à toute réglementation étatique. Lasymétrie entre la portée des législations et des constitutions nationales et lextension des secteurs sociaux privés est frappante. En adaptant la théorie des systèmes sociaux2, dans la version de Niklas Luhmann, aux nouvelles données du contexte global, G. Teubner montre comment ces secteurs sociaux autonomes qui sétendent au-delà des frontières nationales se constituent progressivement en véritables pouvoirs privés et imposent à leur environnement leurs standards normatifs. La violation du droit du travail par les délocalisations dentreprises multinationales, lexploitation par des tiers de données personnelles et confidentielles sur Internet sans aucun respect de la vie privée, lutilisation abusive des ressources naturelles par des grands groupes économiques, ou encore les mouvements massifs de capitaux queffectuent dans une totale impunité les marchés financiers mondiaux ; tous ces phénomènes sont la pointe émergente dun iceberg : ce sont, ponctuellement, les effets causés par le développement continu de logiques rationnelles propres (finance, économie, science, santé…), qui sont mues par un principe dexpansion et qui, sans intention aucune mais de façon inexorable, portent gravement atteinte aux droits des individus et à leur environnement naturel et social. Le besoin urgent dune régulation se fait sentir très vivement lorsquon songe à la tournure monstrueuse qua pu prendre ainsi une recherche scientifique non limitée, lors de la période nazie, avec le docteur Mengele (voir chapitre 5 de louvrage). Ce cas nest ni isolé ni anodin, avertit G. Teubner, mais tout simplement logique dès lors quun système social a le loisir de se développer de façon fonctionnelle, sans aucune limitation normative.

Limportance dune réflexion en théorie et en sociologie du droit paraît simposer si lon souhaite préserver les libertés individuelles, lenvironnement naturel et un projet politique de société qui ne soit

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pas définitivement soumis aux « impératifs de croissance » des systèmes. Gunther Teubner partage, pour une bonne part, le diagnostic de Niklas Luhmann sur les sociétés modernes complexes qui, à lheure de la globalisation, connaissent des formes dinterdépendance plus grandes du fait de connexions, de réseaux qui les relient en permanence à tous les points de léchelle planétaire (communication par Internet, mouvements boursiers, migrations dêtres humains du Sud vers le Nord, directives européennes simposant au niveau national, etc.). Le mot de Système sociaux selon lequel, dans les sociétés actuelles, les phénomènes sociaux qui affectent en profondeur une société donnée, tels ceux mentionnés plus haut, ont la particularité de se faire « par-dessus la tête des individus », au sens où les membres dune société ne sauraient les comprendre ni agir sur eux, semble le point de départ de lanalyse de Fragments constitutionnels. Néanmoins, Gunther Teubner ne sen tient pas là. Son livre peut être lu, en partie, comme une réponse à ce qui, pour Luhmann, – le « monde administré » dans un lexique de Théorie critique – reste un état de fait ou un « présupposé trivial3 ». Il faut sentendre, bien entendu, sur le type de réponse qui est apporté par lauteur.

Il ne sagit, en aucun cas, pour le théoricien et sociologue du droit de revenir à des vues passéistes : lévolution des systèmes fonctionnels est un processus que lon ne saurait empêcher et qui reste profitable dans une certaine mesure, tant quil ne porte pas atteinte aux droits fondamentaux. Néanmoins, la solution traditionnelle à ce type de problèmes savère dépassée. Les systèmes fonctionnels se développant par-delà les frontières nationales à léchelle mondiale, leur croissance remet en cause la portée de la constitution politique et met en crise le pouvoir de lÉtat-nation en le neutralisant sur son propre territoire – ce que Dieter Grimm note et déplore4. Le pouvoir politique de lÉtat-nation se trouve amoindri à mesure que des pouvoirs sociaux se développent. Impuissante face à certains changements, la politique institutionnalisée est atteinte dans sa légitimité et ses promesses démocratiques. Si la question de la crise de la démocratie est bien présente à travers létude de la « colère

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publique globale », Fragments constitutionnels sattache surtout, à propos du politique, à montrer comment il est amené à se redéfinir – on distinguera la politique institutionnalisé du politique présent dans la société en général et, de diverses manières, dans les différents secteurs sociaux.

Heurtée par des processus transnationaux (gestion des multinationales, circulation dinformations sur le web, etc.), la « souveraineté » de lÉtat-nation désigne aujourdhui une autre réalité quà lépoque où les frontières territoriales traçaient les contours dun État-Léviathan. Mais alors si le concept westphalien dun État-nation fort correspond à une époque révolue, si le transnational est un « fait irrésistible5 » comparable à celui que signalait Tocqueville en observant le passage certain de lAncien régime à la révolution démocratique, alors on ne peut quapprouver G. Teubner. Il paraît vain dessayer de renforcer le constitutionnalisme étatique dans un mouvement de réaction défensive et, en même temps, il est sans doute exagéré de le penser impuissant sur tous les plans. La démarche réaliste, que suit G. Teubner, consiste à voir comment le pouvoir de lÉtat doit composer avec dautres sources de pouvoirs de type privé dont la portée est, à la fois, locale et globale – « glocale ». À lintérieur des frontières territoriales, les sociétés ne sont plus simplement organisées ni régulées par des règles de droit qui dépendent, en dernier ressort, de la constitution de lÉtat en tant que norme suprême. Les systèmes fonctionnels produisent eux aussi des normes. On pense ainsi à la régulation dInternet entreprise par la gouvernance ICANN ou aux normes de protection de lenvironnement mises en place par des associations dingénieurs (la Charte des Ingénieurs sans frontières, par exemple). Si elles ne prétendent valoir que pour la sphère dapplication dun secteur précis, ces normes ont un impact sur lensemble de la société en diffusant certains standards de conduite qui contreviennent, de façons répétées, aux normes du droit public.

Comment limiter, réglementer, réguler les secteurs sociaux spécialisés de façon à ce que leur croissance reste productive et en même temps nait pas deffets dévastateurs sur lenvironnement social et naturel et les êtres humains ? Comment accompagner le développement de secteurs sociaux dont les sociétés modernes tirent avantage sans que celui-ci ne devienne pernicieux ?

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Cest à cette question massive que sattache à répondre Fragments constitutionnels en notant quune réflexion constitutionnelle est bien requise, mais quelle doit être dun nouveau type. Pour répondre au problème soulevé par la dynamique des systèmes fonctionnels, on se tourne, à juste titre, vers la « constitution » : ses fonctions de régulation et de limitation des pouvoirs publics et privés et sa fonction de protection et de promotion des libertés et droits fondamentaux paraissent indispensables. Mais de quelle constitution sagit-il ? La politique institutionnalisée, on la dit, nest plus aux commandes dune évolution multilatérale de la société, pas plus quelle nentretient aujourdhui un rapport privilégié avec le droit. Léconomie ou le secteur des sciences et de la technique, par exemple, sollicitent, pour leur développement, une production de normes juridiques qui se passe de lalliance entre la politique et un droit étatique. Aussi les théories défendant un renforcement du constitutionnalisme du monde des États où la constitution politique joue le rôle de protection des sphères de lautonomie paraissent pour lauteur – insistons – inadaptées. Un « nouveau constitutionnalisme » simpose qui explore lidée dune dissociation entre la constitution et la sphère juridico-politique. Ce constitutionnalisme cherchera à conserver les fonctions classiques de la constitution sans penser quune constitution est, par définition, celle dun État politique.

Le nouveau constitutionnalisme nest plus politique mais sociétal. Dans les analyses de la sociologie des constitutions (développée en particulier par Chris Thornhill6), Gunther Teubner trouve un autre appui pour étayer cette thèse. La sociologie constitutionnelle montre quel a été le rôle social de la constitution, à travers ses diverses évolutions historiques, depuis le moment constituant des Révolutions américaine et française jusquà nos jours. La dimension sociale des constitutions politiques, comme de toute constitution en général, apparaît : les normes constitutionnelles norganisent pas seulement la sphère étatique et indirectement des sociétés politiques conformément à un modèle politique (totalitaire, libéral), elles rendent possible une évolution sociale selon certaines directions.

Lidée dun « constitutionnalisme sociétal » (expression bâtie par David Sciulli7) nest pas venue simplement dune étude des changements que

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connaissent les constitutions de lÉtat-nation dans le contexte global ni de recherches sociologiques sur leur impact sociétal. Gunther Teubner analyse de lintérieur lévolution des secteurs sociaux spécialisés dans leur rapport au droit. Il est habituel de noter que le monde de la finance, les grands groupes économiques, la recherche scientifique, les médias de communication ou le secteur de la santé proposent des activités spécifiques qui appellent, chaque fois, des règles de droit et des codes déontologiques spécifiques. Ce phénomène de « juridicisation » ne rend compte pourtant que dun aspect de la production normative inhérente aux sphères sociales spécialisées. Lapproche systémique, largement enrichie par rapport à la version quen présentait Luhmann, permet de jeter un autre éclairage sur ces processus de normation.

Dans la mesure où les secteurs sociaux se constituent en systèmes fonctionnels autonomes au moyen dune normativité et dune rationalité spécifiques, dans la mesure aussi où ils se développent dans une certaine direction, en traitant les données de leur environnement selon la distinction sélective quopère leur « médium de communication symboliquement généralisé » (largent pour léconomie, la vérité pour la science, linformation pour les médias de masse), leur autoproduction ou « autopoïesis » paraît appeler leur autoconstitutionnalisation. On peut envisager un processus de constitutionnalisation des systèmes sociaux, qui sans être spontané, devienne nécessaire à leur production autant quà leur régulation à mesure quils acquièrent leur autonomie normative. Le terme « constitution » est, à notre avis, employé en deux sens. G. Teubner observe la formation dordres constitutionnels dans la manière dont les secteurs sociaux sorganisent et sautorégulent. On retrouve le sens ancien de constitution, défini par Aristote dans Les politiques, comme principe dorganisation des magistratures de la cité en vue du bien commun8 où la cité devient la sphère dapplication de tel ou tel secteur et le bien commun, lorientation vers laquelle sont tendus le fonctionnement et la croissance de celui-là. Dans le même temps, la constitution économique ou la constitution dInternet, qui prennent aujourdhui une forme de plus en plus précise, ou celles plus embryonnaires dautres secteurs sociaux, sont des constitutions modernes au sens où, de façon réflexive, des règles secondaires sappliquent à

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des règles primaires (au sens de Herbert Hart9) et où un ensemble de normes supérieures consolident et définissent la forme que prend lordre constitué. Enfin, ces deux sens de constitution convergent dans une évolution nouvelle de la réalité constitutionnelle moderne puisque le centre de référence des constitutions sociétales nest plus le cadre national. Le constitutionnalisme sociétal est un constitutionnalisme transnational.

La réflexion constitutionnelle est sollicitée, par conséquent, à partir de deux points de vue dans louvrage : dans létude des processus immanents aux domaines spécifiques de la société qui se constitutionnalisent progressivement, en réponse aux pressions de leur environnement afin dacquérir une plus grande autonomie ; et à partir de la perspective dun observateur qui repart des fonctions initiales de la « constitution » moderne définies au xviiie siècle, à savoir organiser et limiter les pouvoirs (publics et privés) et protéger les libertés individuelles. Même si le processus de constitutionnalisation est « intériorisé » par les secteurs sociaux, celui-ci na rien de naturel. De la même manière que les premières constitutions politiques modernes ont été gagnées après de longues luttes et des révolutions, les pouvoirs privés opposent tout naturellement des résistances à leur propre limitation. Tout comme dans le cas de la constitutionnalisation du pouvoir politique, les changements trouvent leur impulsion dans la base de la société civile. Il faut que des mouvements sociaux et des luttes répétées pour la protection des ressources naturelles, pour une égalité de salaires entre hommes et femmes, par exemple, se manifestent pour que, sous leur pression, les secteurs privés commencent par établir des normes limitant leurs activités. Lidée de limiter un pouvoir de lintérieur, de parvenir à son autolimitation, est évidemment limmense paradoxe quintroduit une constitution. Et lauteur de Fragments constitutionnels souligne le hiatus qui existe entre les motivations à la constitutionnalisation et les compétences requises pour cela : les motivations sont extérieures au système fonctionnel, mais ce dernier est le seul à disposer des compétences nécessaires pour se doter de normes limitatives et régulatives adaptées. « Les constitutions internes des organisations formelles doivent se réaliser de telle sorte quelles répondent au dilemme de la motivation et de la compétence. » (Ch. 4 p. xx.)

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De nombreuses questions sont posées par la situation observée et la direction souhaitée en conséquence par le sociologue du droit. En rompant avec le schéma unitaire dune constitution étatique, la nouvelle théorie constitutionnelle est amenée à répondre des rapports qui peuvent exister entre le politique et les constitutions sociétales (embryonnaires ou en cours délaboration dans certains cas, souhaitables en tous les cas). Plusieurs évolutions quaurait connues la sphère politique sont pointées dans louvrage que lon peut reconstruire.

À larrière-plan, bien entendu, ce qui frappe est labsence de lucidité dont a fait preuve la sphère politique par rapport à un processus dévolution sociétale de grande ampleur – issu de la différenciation fonctionnelle, que, paradoxalement, elle a favorisé ou accompagné, en étant, dans le contexte westphalien, la sphère de régulation privilégiée. On songe ainsi à la connivence entre les sphères politiques et économiques lorsque le capitalisme était organisé par lÉtat.

Mouvement irrépressible, la différenciation fonctionnelle provoque une reformulation du politique. La sphère politique devient un secteur de la société parmi dautres qui propose des projets politiques ; dans le même temps, une politisation se diffuse dans toute la société du fait que le système politique offre la possibilité de traduire tous les événements dans son langage. Cette politisation sobserve de deux manières. Dun côté, les autres systèmes sociaux choisissent des orientations qui ont un caractère politique pour leur propre organisation et, dans un second temps, pour leur environnement. Dun autre côté, comme en témoigne lappel quadressent les mouvements de protestation au politique, les membres de la société semblent conserver la représentation (illusoire) dune société homogène où ladministration politique garde un pouvoir de décision prépondérant sur léconomie et la finance globalisées, les secteurs de la technique et de la santé. Si ces deux formes de politisation sont bien réelles et très différentes, la seconde, celle des individus socialisés, semble, en partie, sappuyer sur une compréhension décalée des processus sociaux, dans un effort de représentation densemble, mais surtout exprimer, à nos yeux, une résistance envers la perte de puissance de la politique en général sous leffet des mouvements transnationaux.

Avec la globalisation, les sociétés contemporaines sont devenues des sociétés sans centre où la politique institutionnalisée (aidée du droit étatique) na plus la fonction de normer les constitutions particulières

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des secteurs sociaux. La politique peut toujours donner des impulsions normatives de lextérieur, qui sont ressenties comme des « irritations » (Luhmann) par les systèmes concernés et que ceux-ci traduisent dans leur code spécifique, mais elle ne saurait leur imposer des normes toutes faites, inadaptées à leur mode dêtre spécifique. Cest ainsi que Gunther Teubner soutient à propos de la constitution de la finance :

Lautonomie constitutionnelle des banques centrales par rapport à la politique est indispensable. Une intervention discrétionnaire de la politique dans des décisions concrètes sur la création monétaire demeure exclue. (Ch. 4, p. 199)

Située dans lenvironnement des autres systèmes sociaux, la politique na plus les moyens ni les compétences requis pour les diriger. Il sagit donc de penser que certains organes pourront jouer, à lintérieur de chaque système, un rôle équivalent à celui dune cour constitutionnelle. Telle est la fonction que préconise lauteur, par exemple, pour les banques centrales par rapport à la constitution de la finance.

Les bénéfices dune telle théorie constitutionnelle ne résident pas seulement dans le fait quelle soit adaptée aux processus de changement en cours qui accompagnent la globalisation mais surtout dans sa manière de concevoir une régulation qui préserve efficacement les droits des individus sur le plan transnational. La protection des droits fondamentaux trouverait, en effet, un appui dans cette autolimitation des secteurs sociaux quinduit leur autoconstitutionnalisation. G. Teubner rappelle les difficultés auxquelles sexposent les instances juridiques pour faire respecter les droits fondamentaux à des acteurs privés, telles les multinationales, à léchelle transnationale. Il critique, à cet égard, les limites conceptuelles de la State action doctrine qui ne peut garantir lobligation des secteurs sociaux autonomes envers ces droits que dans certaines situations : cest seulement lorsquune activité privée implique certaines fonctions relevant des personnes publiques que les obligations pesant sur celles-ci sont étendues aux personnes privées. Une nouvelle approche des droits fondamentaux est alors exposée par G. Teubner. Son caractère novateur vient de ce quelle reformule de façon originale leffet horizontal ou effet à légard des tiers des droits fondamentaux – lequel concerne lobligation des personnes privées à légard des droits fondamentaux10. Comment

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garantir la protection des libertés et droits fondamentaux dans toutes les situations mettant en relation les secteurs privés et des individus ? Loin davoir une fonction simplement défensive, les droits fondamentaux ont vocation à délimiter le champ politique en indiquant ce qui est dedans et ce qui est en dehors : ils font de lensemble des membres dune société des citoyens politiques (« fonction dinclusion ») et ils séparent la sphère politique des autres domaines de la société (« fonction dexclusion »). Usant dune « méthode de généralisation et de respécification », G. Teubner propose de définir de la même manière les fonctions dinclusion et dexclusion des droits fondamentaux pour chaque domaine social : au sein de la constitution économique, par exemple, les droits fondamentaux permettraient de délimiter la sphère de léconomie et, en même temps, de limiter son pouvoir sur les individus, qui en font dorénavant partie.

Le constitutionnalisme sociétal défend un pluralisme constitutionnel, au niveau transnational. Cette idée est directement confirmée par la dynamique de production normative – multidirectionnelle – due à la globalisation. La société mondiale ne présente « ni centre ni sommet », note G. Teubner, cest pourquoi des conflits de plus en plus fréquents opèrent, à tous les niveaux, entre les constitutions ou régimes juridiques transnationaux issus des systèmes fonctionnels, mais aussi entre eux et les normes des constitutions nationales, etc. Les conflits ayant lieu entre des régimes juridiques globaux, leur résolution ne peut plus faire appel au droit de conflits de lois traditionnel, qui règle les collisions entre les normes issues des ordres juridiques des États-nations. De la même manière, lidée dune instance tierce surplombante qui prendrait la forme dune constitution mondiale non étatique (constitution cosmopolitique) paraît inappropriée, car elle introduit un ordre hiérarchique unique qui a disparu pour céder la place à une société hétérarchique. Proche sur ce point de François Ost et Michel van de Kerchove, pour qui lévolution du droit dans le contexte de la globalisation enjoint de passer de la métaphore verticale de la « pyramide des normes » (Hans Kelsen11) à limage horizontale des réseaux12, Gunther

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Teubner montre comment les régimes juridiques transnationaux et les constitutions nationales gagnent à être mis en réseaux pour la résolution des conflits qui les opposent. Un réseau avec des centres ou « nœuds » multiples décrit par exemple la situation des États européens par rapport à lUnion européenne. Et la solution sur le plan juridique pour penser un arbitrage des conflits de régimes ou de constitutions pourrait venir du projet, présenté par Rudolf Wiethölter, dun « droit constitutionnel conflictuel ». Selon ce dernier :

Un « droit », à plus fortes raisons, un « droit constitutionnel » ou selon une formule ramassée un « droit constitutionnel conflictuel » [Rechtsverfassungsrecht] qui pourvoit, de façon précise et générale, des niveaux-principes de collision entre le droit et la morale, le droit et la politique, le droit et léconomie, etc. pourrait ainsi devenir lespoir dattentes des plus fascinantes : le droit en tant que « couplage structurel » entre le « monde vécu et les systèmes ». La protection des droits et des institutions, dans des traductions adéquates, deviendrait donc une protection de jus-tification pour les fonctions-liberté13.

Le « Rechtsverfassungsrecht » décrit un droit qui sautoconstitutionnalise et est socialement constitutif ; il a la fonction de régler des conflits entre des constitutions sectorielles : il forme un « droit constitutionnel conflictuel » – traduction que nous avons retenue.

Une des qualités de la théorie de G. Teubner est de percevoir les limites de chaque perspective se présentant comme totalisante. Chaque régime fonctionnel souhaite imposer sans limites ses normes, chaque système fonctionnel tend à imposer sa visée étroite et à la substituer au bien commun, mais aussi, ne loublions pas, la modernité occidentale se considère comme un mouvement homogène sur toute la planète. Comme le montre lauteur, en parallèle à ce mouvement dextension, on assiste à deux types de fragmentation. La différenciation fonctionnelle a provoqué une fragmentation de la société en secteurs spécialisés qui sexprime, dans une seconde phase, dans leur constitutionnalisation – fragments constitutionnels. En même temps, ce processus de modernisation global se heurte aussi à des cultures traditionnelles qui restent en dehors – fracture ou « deuxième fragmentation » que connaît la société mondiale.

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En dressant un diagnostic dépoque, en croisant diverses analyses de sciences sociales et en élaborant à partir dune démarche immanente – « méthode de généralisation et de respécification » – des propositions de théorie normative, Fragments constitutionnels expose peut-être, de façon inintentionnelle et non-marxiste, une théorie constitutionnelle critique de la société (nationale et mondiale), qui sappuie, paradoxalement, sur une perspective systémique14. Le constitutionnalisme sociétal révèle lactualité de la théorie constitutionnelle et ses potentialités novatrices pour introduire une régulation durable de processus qui, par bien des aspects, paraissent en létat actuel incontrôlables.

Les thèses de louvrage bousculent certaines positions classiques de philosophie du droit et de philosophie politique. On peut sarrêter, à titre illustratif, sur la notion de « souveraineté ». Depuis lépoque des révolutions américaine et française, son extension est définie par la constitution étatique. Il y a donc lieu de se demander ce que devient la notion de souveraineté, sous ses deux aspects en démocratie de « souveraineté nationale » (Sieyès) et de « souveraineté populaire » (Rousseau), dans un nouveau cadre constitutionnel, qui attribue des correspondants empiriques au « pouvoir constituant » et au « pouvoir constitué » au sein des constitutions sociétales. Nombreux sont les travaux, comme ceux de Saskia Sassen, qui soulignent la réalité évanescente dune « souveraineté nationale » contestée par les mouvements transnationaux, ou ceux qui considèrent que la notion de « souveraineté populaire » est minée par la disparition progressive dun « peuple » unitaire (Catherine Colliot-Thélène)15. En réponse à cela, certains auteurs font preuve dinventivité pour ressaisir ce qui peut être conservé de la notion de souveraineté. Ainsi, Jürgen Habermas préconise dans le cas de lEurope « une souveraineté partagée » combinant lexpression des

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deux niveaux du national et de lUnion européenne16. Lidée est de repenser une souveraineté populaire en la déconnectant du centre exclusif que serait lÉtat-nation. En partant du diagnostic plus complexe dune globalisation menée par des pouvoirs sociaux privés, Fragments constitutionnels se démarque nécessairement de ces tendances qui ont les yeux rivés sur lÉtat ou un ensemble dÉtats. Même si la question de la souveraineté nest plus aussi centrale dans la perspective non étatique de Verfassungsfragmente, louvrage pourrait ouvrir la voie à deux destins possibles pour cette notion. Soit la souveraineté populaire devient un concept vide qui perd progressivement toute réalité à cause de la fragmentation sociale, soit cette souveraineté populaire vient désigner un pouvoir complexe et englobant qui intègre une représentation des différentes perspectives issues des pouvoirs sociaux. Il semblerait que la deuxième hypothèse, rappelant une fonction intégrative de la constitution, soit celle qui se dessine à la lecture de louvrage : il est, en effet, suggéré que le politique est amené à se redéfinir de concert avec les autres secteurs sociaux.

Terminons par expliquer quelques choix de traduction. Nous avons mentionné ci-dessus la traduction de Rechtsverfassungsrecht. Afin de distinguer la constitution (Verfassung) en tant quensemble de normes du processus de constitution dun système fonctionnel, nous avons traduit Konstituierung par « fondation ». Ce léger écart a lavantage de rappeler lidée que la constitution est également un processus de « fondation », comme Hannah Arendt le note dans De la révolution en identifiant les premières constitutions modernes à une « fondation de la liberté » (« constitutio libertatis17 »).

En dépit de certaines traductions en droit de Normierung par « normalisation », la distinction établie par Michel Foucault dans Sécurité, territoire, population entre des processus établissant des normes (normation) et dautres dictant ce qui est normal et anormal (normalisation) nous a amené, de concert avec lauteur, à écarter ce terme18. Les occurrences de Normierung sont donc traduites à certains endroits seulement par « normation », car lusage en français reste rare, ou par « production normative ».

1 Nous remercions Jean-François Kervégan de son aide lors de la mise au point définitive de la traduction.

2 De façon stricte, lexpression « système social » désigne chez Luhmann la société en tant quelle réunit lensemble de tous les « sous-systèmes sociaux » (économique, science, politique…). Mais, comme il le montre lui-même, dans Systèmes sociaux (trad. L. Sosoe, Paris, PUL, [1984] 2012), lexpression « systèmes sociaux » peut désigner ces mêmes sphères sociales lorsquaucune confusion nest possible.

3 Jürgen Habermas, Théorie de lagir communicationnel, Tome 2 : Critique de la raison fonctionnaliste, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Fayard, [1981] 1987, p. 344.

4 Dieter Grimm, « The Achievement of Constitutionalism and Its Prospects in a Changed World », in Petra Dobner, Martin Loughlin (dir.), The Twilight of Constitutionalism ?, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 3-22.

5 Alexandre de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 2e vol., Paris, GF, « Avertissement », [1845] 1993, p. 3.

6 Chris Thornhill, A Sociology of Constitutions : Constitutions and State Legitimacy in Historical-Sociological Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.

7 David Sciulli, Theory of Societal Constitutionalism : Foundations of a Non-Marxist Critical Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.

8 Aristote, Les politiques, trad. P. Pellegrin, Paris, GF, 1999, l. IV, 3, 1290 a 8-9 et III, 6, 1278 b 17-24.

9 Herbert L. A. Hart, Le concept de droit, trad. M. van de Kerchove, Bruxelles, Facultés universitaires de Saint-Louis, [1961] 2006 (éd. augmentée).

10 Sur le fait que la réflexion sur la Drittwirkung ou sur leffet horizontal des droits fondamentaux ou sur les « droits horizontaux » est très développée en Allemagne et quasi absente en France, voir Olivier Beaud, « Les obligations imposées aux personnes privées par les droits fondamentaux. Un regard français sur la conception allemande » in Jus Politicum. Revue de droit politique, no 10, juillet 2013, <http://juspoliticum.com/Les-obligations-imposees-aux.html>.

11 Hans Kelsen, Théorie pure du droit, trad. 2e éd. Ch. Eisenmann, Paris, LGDJ, [1960] 1999, ch. 34.

12 François Ost et Michel van de Kerchove, De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002.

13 Rudolf Wiethölter, « Zur Argumentation im Recht », in Gunther Teubner (dir.), Entscheidungsfolgen als Rechtsgründe : Folgenorientiertes Argumentieren in rechtsvergleichender Sicht, Baden-Baden, Nomos 1994, p. 89-122, ici : p. 89.

14 Sur les vues divergentes de Marx et Luhmann, voir Chris Thornhill, « Luhmann and Marx : Social Theory and Social Freedom », in Anders La Cour, Andreas Philippopoulos-Mihalopoulos (dir.), Luhmann Observed : Radical Theoretical Encounters, Basingstoke, Palgrave, p. 263-283. Mentionnons des théoriciens du droit qui conçoivent une « autopoïesis critique » ou une « théorie critique des systèmes » : Andreas Philippopoulos-Mihalopoulos, « The Autopoietic Fold : Critical Autopoietic Between Luhmann and Deleuze » in Anders La Cour, Andreas Philippopoulos-Mihalopoulos (dir.), Luhmann Observed, op. cit., p. 60-81 ; Marc Amstutz, Andreas Fischer-Lescano, Kritische Systemtheorie : Zur Evolution einer normativen Theorien, Bielefeld, Transcript, 2013.

15 Saskia Sassen, Critique de lÉtat : Territoire, Autorité et Droits, de lépoque médiévale à nos jours, trad. F. Israël, Paris, Demopolis, 2009 ; Catherine Colliot-Thélène, Une démocratie sans « demos », Paris, PUF, 2011.

16 Jürgen Habermas, La Constitution de lEurope, trad. Ch. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2012.

17 Hannah Arendt, De la révolution, trad. M. Berrane, Paris, Folio-essais, [1963] 2012, ch. iv.

18 Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Gallimard, 2004, p. 56 sqq.