Avant-propos
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Fénelon et Port-Royal
- Authors: Devillairs (Laurence), Frigo (Alberto), Touboul (Patricia)
- Pages: 7 to 10
- Collection: The Universe of Port-Royal, n° 28
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Avant-propos
En cette année 2015, nous célébrons le tricentenaire de la mort de Fénelon. À cette occasion, plusieurs manifestations, conférences, colloques se déroulent en France, aussi bien à Cambrai, à Lille, au château de Sainte-Mondane, son lieu natal dans le Périgord, qu’à Strasbourg. Notre journée d’étude s’inscrit dans le cadre de ces célébrations, et nous espérons qu’elle apportera une contribution éclairante à certains aspects de l’œuvre de Fénelon, en l’occurrence à ceux qui se trouvent en rapport avec la pensée de Port-Royal.
La question que nous avons retenue pour cette journée d’étude est d’une certaine façon une question « mal aimée » ; une question, peut-être en raison de ses aspects abstraits, trop théologiques ou trop philosophiques – ce sera précisément l’un des points sensibles que nous espérons aborder aujourd’hui –, que Henk Hillenaar, en 2000, estimait quelque peu délaissée parmi les études féneloniennes. Et force est d’observer que, quinze ans plus tard, ce constat reste vrai, comme il reste vrai que la thèse sur la question du jansénisme de Fénelon, qu’Eugène Griselle appelait de ses vœux en 1912, n’a toujours, à notre connaissance, pas trouvé de candidat.
Pourtant les récents travaux publiés – par Jacques Le Brun ou Sylvio De Franceschi –, de même que les récentes études sur la bulle Unigenitus, ont permis de mesurer la nécessité d’approfondir cette perspective afin d’enrichir la connaissance de la philosophie de Fénelon, celle des interprétations de la théologie augustinienne, et enfin l’ecclésiologie de la fin du xviie siècle et du début du xviiie siècle.
Il faut aussi souligner, en dépit des apparences, que Fénelon est « trop » connu, donc méconnu, souvent réduit à quelques clichés : il est l’auteur du Télémaque, et l’étrange défenseur d’un amour pur, exclusif de tout sentiment. S’il est méconnu, c’est que, pour une large part, il est incompris. Son entreprise est, certes, périlleuse : proposer une sorte de métaphysique de l’expérience mystique, en la définissant dans ses 8principes, sa pureté, sans rien y mettre de psychologie ou d’expérience mondaine, et – plus singulier –, sans faire intervenir a priori la promesse des vertus théologales, celle de l’espérance notamment, qui devient conséquence, et non plus cause, de l’amour pour Dieu. Un amour pur qui, peut-on dire, est apophatique, en cela que l’amour de Dieu est avant tout impliqué par la purification conceptuelle de l’idée même de Dieu. Faire admettre cette idée impliquait un singulier combat, que Fénelon, eu égard à la doxa de son temps, ne pouvait que perdre.
Mais c’est aussi cet autre combat – contre le jansénisme – qu’on connaît encore mal. Un combat qui revêtait une importance toute particulière, puisqu’il mettait cette fois-ci, en apparence du moins, Fénelon du côté de l’Église en avouant que la lecture de la Bulle Unigenitus lui aurait donné l’« une [de ses] plus grandes consolations ».
Ce combat contre le jansénisme – qui s’ajoute à tous ceux d’une existence pour le moins mouvementée –, qui s’est traduit par un foisonnement d’écrits – instructions pastorales diverses, mémoires, correspondance –, lui a permis en effet de préciser sa théologie, son ecclésiologie, mais aussi bien sa philosophie qui trouve là sa pleine maturité, sinon son achèvement, par les réponses qu’elle apporte à la doctrine supposée des jansénistes sur la grâce efficace, et plus généralement aux grandes problématiques du temps : celles de l’accord du libre arbitre et de la grâce, du libre arbitre et de la nécessité, de la nature du libre arbitre, de la volonté, de la concupiscence et de l’amour, de la délectation en général et dans l’amour de Dieu. Que ce soit dans l’Instruction pastorale en forme de dialogues sur le système de Jansénius, ou bien dans l’importante correspondance avec François Lamy, Fénelon entend combattre ce qu’il pense être les erreurs du jansénisme, décidé à enterrer, moralement et théologiquement, l’Augustinus de l’hérétique Jansénius, sous son propre Augustinus Cameracensis.
Fénelon est en effet convaincu que les disciples de Jansénius sont aveuglés, disciples de Calvin plus que d’Augustin. Aveuglés sur la question de la grâce, ils le sont aussi quant à la nature de la délectation suscitée par la grâce, et au rôle joué par la volonté ; ils se trompent de même sur la nature de la volonté et du libre arbitre, donc également sur le sens du péché, ce qui conduit à une anthropologie entièrement négative, et à la privation de la part que l’homme prendrait à son salut. Mais l’aveuglement des jansénistes est plus profond encore : ils refusent 9de se soumettre à l’Église, par l’acceptation pleine des conclusions de la bulle Unigenitus, et se comportent ainsi comme d’authentiques hérétiques.
Fénelon avait-il raison de penser cela ? Jacques Le Brun rappelle à juste titre que « l’infaillibilité de l’Église qu’il professait n’était pas exactement celle dont la papauté réclamait la reconnaissance1 » ; quant à sa lecture de saint Augustin, on ne peut dire qu’elle soit fidèle – si tant est que ce qualificatif ait un sens –, traversée qu’elle est par les lectures qui l’orientent, dont celle de Descartes n’est pas la moindre.
De cette controverse qui a opposé Fénelon à la pensée de Jansénius, on trouve un échantillon remarquable, parce que opérant une synthèse entre ses différents aspects, dans l’Instruction pastorale […] en forme de dialogues sur le système de Jansénius. À travers des dialogues fictifs échangés avec le personnage de Fremont incarnant le « jansénisme », Fénelon veut réduire à néant les erreurs d’un parti, d’une cabale. Mais il est piquant d’observer qu’il emprunte précisément les armes de ses ennemis, en prenant pour modèle les Lettres Provinciales, d’un certain Blaise Pascal, défenseur de la grâce efficace. Ce paradoxe n’en est peut-être qu’un parmi d’autres. Bien des aspects de cette polémique restent à élucider, dont, on l’a dit, celui des sources qu’exploite le prélat, pour réfuter l’adversaire, et des interprétations qu’il en propose : qu’elles soient philosophiques (Aristote, saint Augustin, saint Thomas, Suárez, Descartes, l’occasionnalisme de Malebranche), patristiques ou spirituelles. C’est par l’élucidation de ces sources qu’il sera permis de mesurer plus objectivement l’écart qui sépare, sur le plan de la doctrine, Fénelon de ce qui n’est peut-être qu’un adversaire imaginaire, un « fantôme », même si ce fantôme peut trouver à s’incarner et à se démultiplier dans un diocèse dont Fénelon assure que, comme le diable, il est partout.
Par ailleurs, le combat contre le jansénisme ne saurait être analysé sans être référé, même indirectement, à l’autre grande querelle, celle du quiétisme, qui a aussi fait de Fénelon un ennemi de l’Église. Car, ne l’oublions pas, ce sont bien deux ennemis de l’Église qui s’opposent, et cela peut, peut-être, contribuer à une forme de rapprochement, certes forcé, mais qui soulignerait le paradoxe dont sont sujets les disciples de Jansénius (partisans d’un « fixisme » doctrinal, ils ne se soumettent cependant pas aux décisions de l’Église), et Fénelon lui-même (disposé à toute obéissance mais ouvert à la notion de tradition vivante).
10Mais ce rapprochement n’est peut-être au fond pas si forcé qu’il n’en a l’air. Que Fénelon se soit présenté lui-même comme l’adversaire du jansénisme signifie-t-il qu’il l’ait été de Port-Royal, autrement dit de toute la production intellectuelle qui lui revient ? Les différends autour de la grâce, ou ceux autour de l’oraison, lesquels ont opposé si vivement Bossuet et Nicole à Fénelon permettent-ils de conclure à une incompatibilité générale d’idées ? Au contraire, bien des conclusions, qu’elles touchent à la morale, à la pédagogie ou à l’esthétique, leur sont communes – tandis qu’elles s’écartent, ensemble et résolument, de celles des jésuites – Fénelon pas plus que ses prétendus « ennemis » n’appréciant l’indigne souplesse de la morale des casuistes ni l’excès ornemental de leur prose ou de leurs ouvrages plastiques. Ennemi des jansénistes, donc, l’archevêque de Cambrai le serait-il autant de Port-Royal ?
Il y a là, on le voit, comme le réclamait jadis de ses vœux Henri de Lubac, l’occasion pour une riche enquête qui rende compte de la pensée fénelonienne dans ses constantes tout autant que dans ses évolutions. Ce sont ces différentes facettes que nous nous proposerons d’examiner dans le cadre de cette journée et qui, nous l’espérons, nous conduira à nuancer l’image sans doute trop rigide d’un Fénelon adversaire du jansénisme.
Nos remerciements iront tout d’abord à la Société des Amis de Port-Royal, et à son président, Simon Icard, qui ont accueilli et, pour ainsi dire, conçu ce projet en même temps que nous. Ils iront aussi à ces figures tutélaires : à Philippe Sellier, pour les constants encouragements qu’il nous a prodigués et pour les conclusions qu’il a, avec énergie et enthousiasme, rédigées au pied levé ; à Jacques Le Brun, qui nous a fait l’honneur de sa présence, et dont les travaux sur Fénelon n’ont cessé de nous inspirer. Enfin, nous remercions la paroisse de Saint-Germain-des-Prés qui a généreusement mis à notre disposition cette belle salle.
Laurence Devillairs,
Alberto Frigo et Patricia Touboul
1 « Introduction », dans Fénelon. Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. xxv.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-05826-7
- EAN: 9782406058267
- ISSN: 2491-2530
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-05826-7.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-23-2017
- Language: French