Aller au contenu

Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Fénelon et Port-Royal
  • Auteurs : Devillairs (Laurence), Frigo (Alberto), Touboul (Patricia)
  • Pages : 7 à 10
  • Collection : Univers Port-Royal, n° 28
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406058267
  • ISBN : 978-2-406-05826-7
  • ISSN : 2491-2530
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05826-7.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/08/2017
  • Langue : Français
7

Avant-propos

En cette année 2015, nous célébrons le tricentenaire de la mort de Fénelon. À cette occasion, plusieurs manifestations, conférences, colloques se déroulent en France, aussi bien à Cambrai, à Lille, au château de Sainte-Mondane, son lieu natal dans le Périgord, quà Strasbourg. Notre journée détude sinscrit dans le cadre de ces célébrations, et nous espérons quelle apportera une contribution éclairante à certains aspects de lœuvre de Fénelon, en loccurrence à ceux qui se trouvent en rapport avec la pensée de Port-Royal.

La question que nous avons retenue pour cette journée détude est dune certaine façon une question « mal aimée » ; une question, peut-être en raison de ses aspects abstraits, trop théologiques ou trop philosophiques – ce sera précisément lun des points sensibles que nous espérons aborder aujourdhui –, que Henk Hillenaar, en 2000, estimait quelque peu délaissée parmi les études féneloniennes. Et force est dobserver que, quinze ans plus tard, ce constat reste vrai, comme il reste vrai que la thèse sur la question du jansénisme de Fénelon, quEugène Griselle appelait de ses vœux en 1912, na toujours, à notre connaissance, pas trouvé de candidat.

Pourtant les récents travaux publiés – par Jacques Le Brun ou Sylvio De Franceschi –, de même que les récentes études sur la bulle Unigenitus, ont permis de mesurer la nécessité dapprofondir cette perspective afin denrichir la connaissance de la philosophie de Fénelon, celle des interprétations de la théologie augustinienne, et enfin lecclésiologie de la fin du xviie siècle et du début du xviiie siècle.

Il faut aussi souligner, en dépit des apparences, que Fénelon est « trop » connu, donc méconnu, souvent réduit à quelques clichés : il est lauteur du Télémaque, et létrange défenseur dun amour pur, exclusif de tout sentiment. Sil est méconnu, cest que, pour une large part, il est incompris. Son entreprise est, certes, périlleuse : proposer une sorte de métaphysique de lexpérience mystique, en la définissant dans ses 8principes, sa pureté, sans rien y mettre de psychologie ou dexpérience mondaine, et – plus singulier –, sans faire intervenir a priori la promesse des vertus théologales, celle de lespérance notamment, qui devient conséquence, et non plus cause, de lamour pour Dieu. Un amour pur qui, peut-on dire, est apophatique, en cela que lamour de Dieu est avant tout impliqué par la purification conceptuelle de lidée même de Dieu. Faire admettre cette idée impliquait un singulier combat, que Fénelon, eu égard à la doxa de son temps, ne pouvait que perdre.

Mais cest aussi cet autre combat – contre le jansénisme – quon connaît encore mal. Un combat qui revêtait une importance toute particulière, puisquil mettait cette fois-ci, en apparence du moins, Fénelon du côté de lÉglise en avouant que la lecture de la Bulle Unigenitus lui aurait donné l« une [de ses] plus grandes consolations ».

Ce combat contre le jansénisme – qui sajoute à tous ceux dune existence pour le moins mouvementée –, qui sest traduit par un foisonnement décrits – instructions pastorales diverses, mémoires, correspondance –, lui a permis en effet de préciser sa théologie, son ecclésiologie, mais aussi bien sa philosophie qui trouve là sa pleine maturité, sinon son achèvement, par les réponses quelle apporte à la doctrine supposée des jansénistes sur la grâce efficace, et plus généralement aux grandes problématiques du temps : celles de laccord du libre arbitre et de la grâce, du libre arbitre et de la nécessité, de la nature du libre arbitre, de la volonté, de la concupiscence et de lamour, de la délectation en général et dans lamour de Dieu. Que ce soit dans lInstruction pastorale en forme de dialogues sur le système de Jansénius, ou bien dans limportante correspondance avec François Lamy, Fénelon entend combattre ce quil pense être les erreurs du jansénisme, décidé à enterrer, moralement et théologiquement, lAugustinus de lhérétique Jansénius, sous son propre Augustinus Cameracensis.

Fénelon est en effet convaincu que les disciples de Jansénius sont aveuglés, disciples de Calvin plus que dAugustin. Aveuglés sur la question de la grâce, ils le sont aussi quant à la nature de la délectation suscitée par la grâce, et au rôle joué par la volonté ; ils se trompent de même sur la nature de la volonté et du libre arbitre, donc également sur le sens du péché, ce qui conduit à une anthropologie entièrement négative, et à la privation de la part que lhomme prendrait à son salut. Mais laveuglement des jansénistes est plus profond encore : ils refusent 9de se soumettre à lÉglise, par lacceptation pleine des conclusions de la bulle Unigenitus, et se comportent ainsi comme dauthentiques hérétiques.

Fénelon avait-il raison de penser cela ? Jacques Le Brun rappelle à juste titre que « linfaillibilité de lÉglise quil professait nétait pas exactement celle dont la papauté réclamait la reconnaissance1 » ; quant à sa lecture de saint Augustin, on ne peut dire quelle soit fidèle – si tant est que ce qualificatif ait un sens –, traversée quelle est par les lectures qui lorientent, dont celle de Descartes nest pas la moindre.

De cette controverse qui a opposé Fénelon à la pensée de Jansénius, on trouve un échantillon remarquable, parce que opérant une synthèse entre ses différents aspects, dans lInstruction pastorale [] en forme de dialogues sur le système de Jansénius. À travers des dialogues fictifs échangés avec le personnage de Fremont incarnant le « jansénisme », Fénelon veut réduire à néant les erreurs dun parti, dune cabale. Mais il est piquant dobserver quil emprunte précisément les armes de ses ennemis, en prenant pour modèle les Lettres Provinciales, dun certain Blaise Pascal, défenseur de la grâce efficace. Ce paradoxe nen est peut-être quun parmi dautres. Bien des aspects de cette polémique restent à élucider, dont, on la dit, celui des sources quexploite le prélat, pour réfuter ladversaire, et des interprétations quil en propose : quelles soient philosophiques (Aristote, saint Augustin, saint Thomas, Suárez, Descartes, loccasionnalisme de Malebranche), patristiques ou spirituelles. Cest par lélucidation de ces sources quil sera permis de mesurer plus objectivement lécart qui sépare, sur le plan de la doctrine, Fénelon de ce qui nest peut-être quun adversaire imaginaire, un « fantôme », même si ce fantôme peut trouver à sincarner et à se démultiplier dans un diocèse dont Fénelon assure que, comme le diable, il est partout.

Par ailleurs, le combat contre le jansénisme ne saurait être analysé sans être référé, même indirectement, à lautre grande querelle, celle du quiétisme, qui a aussi fait de Fénelon un ennemi de lÉglise. Car, ne loublions pas, ce sont bien deux ennemis de lÉglise qui sopposent, et cela peut, peut-être, contribuer à une forme de rapprochement, certes forcé, mais qui soulignerait le paradoxe dont sont sujets les disciples de Jansénius (partisans dun « fixisme » doctrinal, ils ne se soumettent cependant pas aux décisions de lÉglise), et Fénelon lui-même (disposé à toute obéissance mais ouvert à la notion de tradition vivante).

10

Mais ce rapprochement nest peut-être au fond pas si forcé quil nen a lair. Que Fénelon se soit présenté lui-même comme ladversaire du jansénisme signifie-t-il quil lait été de Port-Royal, autrement dit de toute la production intellectuelle qui lui revient ? Les différends autour de la grâce, ou ceux autour de loraison, lesquels ont opposé si vivement Bossuet et Nicole à Fénelon permettent-ils de conclure à une incompatibilité générale didées ? Au contraire, bien des conclusions, quelles touchent à la morale, à la pédagogie ou à lesthétique, leur sont communes – tandis quelles sécartent, ensemble et résolument, de celles des jésuites – Fénelon pas plus que ses prétendus « ennemis » nappréciant lindigne souplesse de la morale des casuistes ni lexcès ornemental de leur prose ou de leurs ouvrages plastiques. Ennemi des jansénistes, donc, larchevêque de Cambrai le serait-il autant de Port-Royal ?

Il y a là, on le voit, comme le réclamait jadis de ses vœux Henri de Lubac, loccasion pour une riche enquête qui rende compte de la pensée fénelonienne dans ses constantes tout autant que dans ses évolutions. Ce sont ces différentes facettes que nous nous proposerons dexaminer dans le cadre de cette journée et qui, nous lespérons, nous conduira à nuancer limage sans doute trop rigide dun Fénelon adversaire du jansénisme.

Nos remerciements iront tout dabord à la Société des Amis de Port-Royal, et à son président, Simon Icard, qui ont accueilli et, pour ainsi dire, conçu ce projet en même temps que nous. Ils iront aussi à ces figures tutélaires : à Philippe Sellier, pour les constants encouragements quil nous a prodigués et pour les conclusions quil a, avec énergie et enthousiasme, rédigées au pied levé ; à Jacques Le Brun, qui nous a fait lhonneur de sa présence, et dont les travaux sur Fénelon nont cessé de nous inspirer. Enfin, nous remercions la paroisse de Saint-Germain-des-Prés qui a généreusement mis à notre disposition cette belle salle.

Laurence Devillairs,
Alberto Frigo et Patricia Touboul

1 « Introduction », dans Fénelon. Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. xxv.