Avant-propos La jurislittérature ou le tropisme d'un Droit sans pleurs
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Fabuleuse juridicité. Sur la littérarisation des genres juridiques
- Pages : 7 à 16
- Collection : Esprit des Lois, Esprit des Lettres, n° 7
Chapitre d’ouvrage : 1/16 Suivant
AVANT-PROPOS
La jurislittérature ou le tropisme
d’un Droit sans pleurs
En se référant à un ouvrage jadis célèbre1, qui entendait joindre efficacement l’agréable à l’utile, cet intitulé entend mettre l’accent, d’emblée, sur la vocation pédagogique des textes jurislittéraires qui seront présentés ici. Non seulement parce que leurs auteurs juristes sont en effet majoritairement des professeurs de Droit, soucieux d’attirer les jeunes gens vers leur spécialité ou de les y retenir, et qu’ils revendiquent hautement cette méthode originale pour y parvenir, mais aussi parce que la dimension didactique est tellement essentielle à la transmission de la science juridique, qu’elle imprègne, en réalité, de part en part, la pratique et le comportement de ses adeptes tout au long de leur vie professionnelle.
Après avoir distingué, à l’intérieur de ce que l’on désigne plus communément par l’expression « Droit et littérature », deux versants conceptuellement symétriques, je les ai réunis, depuis une vingtaine d’années, sous le terme « jurislittérature ». Il s’agissait en effet de montrer la complémentarité de deux tropismes d’écriture qui procèdent différemment à l’émulsion de la juridicité et de la littérarité suivant qu’ils accordent un rôle inclusif à la Littérature ou au Droit, autrement dit, selon que l’une ou l’autre discipline, pour exalter sa spécificité, choisit d’absorber l’autre. Après avoir exploré, chez plusieurs écrivains curieux de juridicité, le versant « Droit en Lettres2 », je livre donc cette fois la synthèse de mes investigations sur le versant « Lettres en Droit », en étudiant des textes jurislittéraires produits par des juristes et prioritairement
destinés aux juristes3. Bref, il n’est pas question, cette fois, de rechercher quelles sont les visées littéraires qui poussent des auteurs à convoquer plus intensivement que d’autres l’univers juridique, en moulant leurs fictions dans le cadre d’un litige, d’une instruction, d’un procès ou de l’exécution d’une peine, ni quelles facettes ils en sélectionnent, de préférence, pour réaliser leur projet, mais plutôt de détecter la conception du Droit qui a incité des juristes à privilégier une exposition littéraire, et à quels procédés ils ont eu, à cet effet, massivement recours.
On vérifiera de la sorte que, grâce à la mise en contact de ces deux domaines de savoir et de langage par un mode d’écriture mixte, surgissent, comme autant d’étincelles, des intuitions épistémologiques qui rendent leur appariement fécond. Aussi trouvera-t-on à toutes les époques, et par le biais de tous les genres, ces œuvres d’entre-deux qui bravent, plus ou moins frontalement, les cloisonnements disciplinaires. Néanmoins, il existe des configurations historico-juridiques qui en favorisent, plus que d’autres, le foisonnement, et conduisent à déplacer les lignes chronologiques selon le versant problématique qu’on décide d’envisager. Lorsqu’on ne dresse pas une Histoire systématique ni un inventaire, c’est dans ces périodes où les deux disciplines, dont le rythme d’évolution diffère fortement, se trouvent mises, pour ainsi dire, bord à bord, qu’il est particulièrement instructif d’analyser la production jurislittéraire.
Ainsi avais-je d’abord sélectionné, pour le versant Droit en Lettres, des œuvres du xixe siècle, qui s’avère à bien des égards, en France, un âge d’or jurislittéraire, dans la mesure où s’y combinent les effets d’une importante mutation juridique, la promulgation du Code civil, et l’épanouissement incomparable du roman « réaliste », genre privilégié par la bourgeoisie post-révolutionnaire. Des recherches similaires m’ont permis ensuite de mettre en évidence, aux xxe et xxie siècles, et cette fois bien au-delà de l’Hexagone, une autre importante cristallisation conjoncturelle propice à l’émergence d’œuvres jurislittéraires : celle de l’après-deuxième guerre mondiale, théâtre d’une faillite juridique sans
précédent, de reclassements géopolitiques d’envergure et d’un foisonnement normatif destiné à prévenir le retour de l’inhumanité sous un masque légal.
Alors que le premier versant a intensivement bénéficié, depuis quelques décennies, des faveurs de la critique, le versant Lettres en Droit, dont la mise en œuvre est sensiblement plus rare, est resté en revanche presqu’inexploré. C’est que la question d’une conjonction déterminante entre l’Histoire du Droit et l’Histoire des Lettres, si elle est parfaitement réversible, semble plus compliquée dans un sens que dans l’autre. Il existe manifestement une plus grande difficulté à écrire du Droit sur le mode littéraire qu’à recréer littérairement la juridicité. Obstacles d’écriture et tabous de culture, sur lesquels j’aurai l’occasion de revenir plus d’une fois, potentialisent en l’occurrence leurs effets dissuasifs, et voilà sans doute pourquoi la clarté de l’affichage disciplinaire se révèle aussi déterminante. Non que l’étiquette littéraire annonce forcément un contenu en juridicité léger ou approximatif, mais elle risque peu ou prou de brouiller l’impératif de la sécurité disciplinaire sur laquelle les juristes ne peuvent être qu’intransigeants. Autrement dit, un juriste sera d’autant mieux disposé à exploiter la manière dont la littérarité est susceptible d’éclairer et de stimuler son expérience juridique qu’il aura garanti son exposé contre toute confusion discursive.
Justement parce qu’une fiction réussie entraîne volontiers le lecteur dans de troublants effets de réel, il importe au juriste, quand il se risque sur le terrain de la jurislittérature, que son texte soit d’emblée identifiable, sans aucune ambiguïté possible, comme un contenant qui n’altère en aucune façon, mais au contraire valorise, le matériau juridique qu’il enveloppe. La proximité langagière, fictionnelle et, dans ce cadre, performative, qui rapproche la littérarité de la juridicité justifie donc, paradoxalement, un didactisme appuyé, destiné à ne jamais laisser oublier, derrière l’harmonieuse complicité instituée entre les deux démarches, leur altérité radicale. Si la crainte d’une contamination préjudiciable est manifestement avivée lorsque le matériau juridique arrive pour ainsi dire « en première ligne », c’est qu’alors la littérarité se présente moins comme une enveloppe que comme un développement, voire une composante intégrante de la juridicité. Plus grave encore : elle risque de mettre en évidence les potentialités imaginatives, voire « délirantes », du discours juridique, notamment dans sa dimension cruciale de forme à
la fois interprétable et interprétante. Dès lors, l’imaginaire de la langue pourrait déboucher sur une langue imaginaire, on ne goûterait plus le bénéfice d’un plaisir inoffensif, et la parure discursive se transformerait en une ravageuse tunique de Nessus. En réalité, le risque n’est pas si grand, tant la performativité juridique s’appuie sur d’autres supports que la seule textualité, mais la menace est d’autant plus vivement ressentie que la voix jurislittéraire est, par ailleurs, institutionnellement autorisée. Aussi le tabou n’est-il jamais complètement levé ni par un affichage de la fiction aux antipodes du réalisme (fables mythologiques ou divers avatars du merveilleux païen) ni par l’épais rempart des alibis pédagogiques.
Cheminer sur le versant « Lettres en Droit » donne également, a posteriori, une vue surplombante sur le versant « Droit en Lettres », qui permet de vérifier et d’approfondir les ressorts de leur complémentarité. Sur chacun d’entre eux, en effet, il existe, selon les textes, des différences de densité, en littérarité comme en juridicité. Néanmoins, une espèce de frilosité, dont j’ai tenté de cerner les raisons, semble incoerciblement refréner les juristes les plus décidés au décollage fictionnel, de sorte que le versant « Lettres en Droit » est le seul à offrir la plupart du temps, à l’intérieur même de ses diverses productions, une espèce de gradation discursive, qui fait passer systématiquement et délibérément le lecteur par presque tous les stades intermédiaires entre le pôle du Droit lettré et celui de la jurislittérature proprement dite. Il y a là en effet un très efficace moyen de maintenir, même au sein des fictions les plus débridées, la pression didactique indispensable à la fixation des repères disciplinaires, et c’est de toute évidence le garde-fou qu’ont privilégié les juristes attirés par la jurislittérature pour contrer l’incompréhension ou l’hostilité de leurs pairs farouchement dogmatistes.
Même si je me suis attachée à signaler ici, en prenant un exemple au xxie siècle, la remarquable pérennité hypercontemporaine de cette veine d’écriture qui est toujours restée, incontestablement, assez confidentielle, ce n’est pas un hasard si presque tous les textes présentés ici ont été composés du xvie au xviiie siècle, ni s’ils sont principalement l’œuvre, en néo-latin, de juristes romanistes. D’abord parce qu’à partir de la Renaissance la formation de l’élite cultivée a favorisé la conjonction des cultures juridique et littéraire. En effet, le Droit qui s’est constitué, depuis sa révolution au xiie siècle, comme branche de savoir autonome
et prestigieuse, se trouve alors, à l’instar de la médecine, en confluence avec le renouvellement humaniste des études, qui réintroduit massivement la culture gréco-latine dans les cursus scolaires et universitaires. On assiste rapidement à l’émergence de juristes humanistes, qui mettent surtout à l’honneur la doctrine lettrée mais cette nouvelle conjonction du Droit et des sciences humaines suscite aussi, à la marge, des greffes typiquement jurislittéraires. Ensuite, parce que, pendant les trois siècles de la période moderne, l’impact de l’humanisme a métamorphosé conjointement l’appréhension de la science juridique et celle de la littérature, en engageant, pour l’un comme pour l’autre, des réorientations radicales de méthodes et de langages. Enfin, parce que, pour toutes ces raisons, la littérarisation de l’érudition juridique se trouve mise, notamment par le biais de l’affrontement du mos gallicus et du mos italicus, au centre de débats acharnés, qui montrent à quel point les résistances à l’émulsion juridico-littéraire touchent de près aux questions fondamentales de la définition et de l’interprétation du Droit. À mi-chemin d’une littérarité triomphante – son plus admirable pendant contemporain, sur le versant « Droit en Lettres », n’est-il pas alors l’œuvre de Rabelais ? – et d’une littérarité complètement instrumentalisée – comme dans la doctrine-reine du mos gallicus, celle de Cujas –, émerge le courant raffiné mais régulièrement contesté ou déprécié des « Lettres en Droit », dont nous tenterons de suivre quelques représentatives émergences.
En effet, l’échantillonnage auquel je me suis finalement arrêtée est le fruit des constatations suivantes : l’essor de la jurislittérature se fait alors, à l’intérieur de l’Europe savante, unifiée par l’usage du néolatin, sous les auspices de la philosophie, et, plus précisément, de la définition du Droit comme uera philosophia. Autrement dit, la jonction historique entre la révolution juridique du xiie siècle, où l’on redécouvre le Corpus du Droit romain, et les méthodes révolutionnaires de l’humanisme qui, au xvie siècle, conduisent à le revisiter à la lumière des œuvres philosophico-littéraires de l’Antiquité, est déterminante pour que la philosophie du Droit se manifeste sous la forme d’un tropisme spécifiquement littéraire. C’est qu’en effet, la philosophie avait très tôt conclu un pacte solide avec la littérature et le Droit dans l’œuvre de Platon, qui connaît à l’époque un extraordinaire regain de faveur, et dont l’apport recolore implicitement ses vecteurs de transmission plus
couramment invoqués, les œuvres d’Aristote4 et de Cicéron. Il m’a donc semblé nécessaire de souligner que la jurislittérarité, telle qu’elle est marginalement pratiquée par les professionnels du Droit, révèle, au plus près de sa source romaine remise au jour avec éclat, une dette importante vis-à-vis de l’héritage platonicien, et spécifiquement de la forme qu’il a revêtu dans les Lois, c’est-à-dire, non seulement, comme dans d’autres précédents dialogues, l’utilisation de la Fable (μῦθος) au bénéfice de la réflexion philosophique, mais aussi son application spécifique à l’écriture du Droit. Dans les Lois, en effet, la littérature a été législativement consacrée comme irremplaçable média de sagesse, sous une forme à la fois séduisante et subtile qui la rend plus accessible aux foules que les raisonnements philosophiques. Le topos des poètes-législateurs contribue à vulgariser et à perpétuer la conception platonicienne des « discours-frères » qui fera durablement de l’éloquence la sœur de l’ars iuris. Porteur d’une sagesse anciennement codée, l’ars aequi et boni était ainsi prédisposé à renouer solidement alliance avec la littérarité pour peu que le contexte culturel s’y montrât favorable. Mais il ne faut pas sous-estimer non plus, en la matière, le rôle joué par le Banquet, dont on verra qu’un Forcadel a magnifiquement médité les leçons, ni non plus l’importance du relais gréco-romain que lui avait assuré un autre modèle, plus juridicisé, du dialogue érudit, transmis par le texte foisonnant des Deipnosophistes.
Pour assurer l’adhésion du public aux normes juridiques les plus contraignantes, en particulier les lois pénales, et, plus généralement, une effectivité durable des dispositions législatives, la réflexion platonicienne avait entendu relever le défi d’une écriture du Droit capable de concilier discursivité incantatoire et argumentation rationnelle. Mais il est probable que l’espèce de manifeste jurislittéraire promu par le dernier dialogue de Platon n’aurait pas obtenu autant de succès chez les juristes s’il n’avait pas été le résultat, dans l’œuvre du philosophe, d’une évolution qui rencontrait à point nommé leurs solides préventions contre la littérarité. C’est sans nul doute parce que l’auteur de la République n’était pas suspect, a priori, de la moindre complaisance vis-à-vis des poètes
que les atouts protreptiques dont il crédite, dans les Lois, le maniement artistique de la juridicité ont emporté aussi largement la conviction de bons esprits qui, pour être des humanistes, n’en étaient pas moins d’abord, et définitivement, des juristes aussi fervents que scrupuleux. J’ai consacré un livre entier à la créativité jurislittéraire dont témoignent les Lois5 et je ne reviendrai ici que sur ses deux principaux apports, qui n’ont cessé d’alimenter les conceptions et les réalisations marquées au coin des principes humanistes. C’est pourquoi un chapitre liminaire est consacré à rappeler que, sur le plan théorique, la légitimation de la littérarisation du Droit trouve son fondement dans la modélisation platonicienne du législateur, à la lumière d’un double paradigme, celui du médecin et celui du poète, tandis que sur le plan de l’exemplarité pratique, la réussite en jurislittérarité s’est exprimée dans les Lois par l’invention et la mise au point minutieuse d’un étonnant prélude législatif, conçu pour former un tandem sophistiqué avec la loi proprement dite.
On suivra dans l’ensemble du présent ouvrage la prodigieuse fortune de ce modèle platonicien, y compris à travers des stratégies d’écriture sensiblement infléchies, notamment lorsque le commentaire doctrinal ou divers avatars de la paraphrase savante se substituent aux exercices de légistique. Mais la littérarisation du Droit passe toujours par une impressionnante rationalisation de ses finalités peïstiques, et par sa profonde moralisation, qui, sous l’égide de Justinien, se traduit volontiers par un ressourcement à la religion chrétienne. Quant au principe même du prélude, il a nourri une production, tant professorale que praticienne, d’une abondance et d’une variété qui lui ont valu d’occuper entièrement la deuxième partie de ce livre, et encore n’y mentionne-t-on que les plus remarquables et les plus réussis de ces textes d’« ouverture ». Si les juristes ont, de toute évidence, montré une prédilection marquée pour le genre préludique, c’est qu’en vérité, sans donner, si peu que ce soit, l’impression d’empiéter sur la technicité de leur enseignement, il rencontrait à merveille leurs préoccupations pédagogiques, au point d’être transposable dans un contexte de « formation continue » pour les magistrats, et il leur permettait de conjuguer la célébration de leur discipline avec les exhortations les plus fermes à en respecter l’exigence éthique.
Rien d’étonnant, dès lors, si les deux textes de Placentin et de Vivès qui annoncent ou représentent le plus précocement la percée de la jurislittérarité humaniste avaient déjà revêtu la forme de préludes académiques. Rien d’étonnant non plus s’ils prenaient résolument de front, pour mieux en conjurer les effets délétères, ces clichés contre lesquels bute régulièrement toute valorisation du cursus juridique, c’est-à-dire, côté universitaire, le caractère réputé rébarbatif des études de Droit, et, côté praticiens, les perversions que la chicane inflige à la vertu de Justice. Cette menace récurrente, de l’ennuyeux ou de l’odieux, sera toujours plus ou moins explicitement prise en compte dans les textes jurislittéraires, car elle est la raison même de leur existence, et au principe de la légitimité qu’ils revendiquent.
Les trois dernières parties du présent ouvrage sont structurées de manière à mettre en relief cette émulsion réussie de juridicité et de littérarité qui est au fondement du processus de jurislittérarisation, et dont les œuvres étudiées peuvent être considérées comme des illustrations exemplaires. Ainsi l’organisation en triptyque de cet échantillonnage reproduit-elle, à dessein, la summa diuisio des genres littéraires – théâtre, roman et poésie –, parce que les auteurs juristes l’ont délibérément adoptée comme cadres formels pour leurs productions jurislittéraires, étant entendu qu’il faut prendre la dénomination « théâtre » au sens large de théâtralisation du discours, qui vaut donc aussi bien pour l’éloquence épidictique. Mais le fait de couler leurs textes dans ces moules ostensiblement littéraires ne leur donnait que plus de latitude pour mettre élégamment en œuvre, loin des pesanteurs didactiques, une originale retractatio des trois principaux genres juridiques avec lesquels leurs études et, pour beaucoup, leur enseignement, les avaient intimement familiarisés, c’est-à-dire l’introduction au Droit, le débat argumenté ou disputatio, et le commentaire interprétatif, soit des textes légaux, soit de précédents commentaires, y compris sous la forme-reine, dans cette discipline, des répertoires de règles ou d’adages.
Il va de soi que l’emboîtement de ces catégorisations est à prendre dans une acception sans étroitesse, et que chacun des genres, littéraires ou juridiques, circule peu ou prou avec fluidité à l’intérieur des différentes cases génériques, d’autant plus que l’écriture créatrice, qui opère transversalement, tend constamment à transcender les genres dans un aller-retour fructueux, en nichant l’exposé doctrinal dans des récits ou des
évocations de pure fiction, et en commentant savamment, sans discrimination, des systèmes législatifs historiques ou imaginaires. Enfin, il faut y insister, car c’est bien le signe de la difficulté qu’ont les juristes à sortir des contraintes de leur discipline au plus haut point « disciplinante », même quand ils entendent la revivifier, cette production, quel que soit le genre auquel elle affecte de se rattacher, enracine sans désemparer sa maîtrise de la jurislittérature proprement dite dans la tradition moins audacieuse du Droit lettré. Ainsi le métadiscours justificatif s’insinue-t-il inlassablement à l’intérieur des plus hardies émancipations fictionnelles, de même que les récits et les poèmes ne se lassent jamais de revenir complaisamment sur leurs finalités pragmatiques.
C’est sans doute, finalement, ce tropisme pédagogique si fortement inscrit dans les productions des juristes qui explique, au moins en partie, leur goût marqué et rémanent pour les tandems discursifs et, en particulier, pour la forme spécifique du prosimètre. Même si la logique structurelle de l’ouvrage et la commodité de l’exposition m’ont conduite, s’agissant de certains textes, à traiter séparément des développements narratifs et de leurs volumineux compléments versifiés, il n’en reste pas moins que cette articulation générique, par la souplesse discursive qu’elle introduit, constituait un vecteur quasiment idéal pour déployer, en finesse, un véritable nuancier didactico-fictionnel, et mettre ainsi adroitement en œuvre la règle d’or de la jurislittérarisation : unir avec ingéniosité, conformément au fameux précepte d’Horace, l’utile à l’agréable, miscere utile dulci, c’est-à-dire, en l’espèce, mettre la Fable au service de la philosophie du Droit6. Ainsi, pour ses vertus non seulement éducatives,
mais aussi proprement épistémologiques, car ce discours à double face ouvre paradoxalement sur les vérités les plus sérieuses, la fiction littéraire a-t-elle obtenu ses entrées jusque dans les lexiques juridiques7.
N. B. Dans cet ouvrage comme dans les précédents, c’est en hommage à l’admirable Esquisse d’une phénoménologie du Droit d’Alexandre Kojève (Paris, 1981), que je distingue le Droit objectif et la discipline juridique (orthographiés avec un D majuscule) des droits subjectifs (orthographiés avec un d minuscule).
1 Voir Salomon Reinach, Cornélie ou le latin sans pleurs, paru en 1912, un an après Eulalie ou le grec sans larmes.
2 Successivement dans La beauté du Droit, Paris, 1999 et Le Droit incarné, huit parcours en jurislittérature, Paris, 2013.
3 Non sans avoir déjà entamé l’étude de ce versant dans les introductions aux éditions critiques bilingues que j’ai consacrées à plusieurs textes jurislittéraires néo-latins : d’abord La Vie de Jacques-Auguste de Thou, en 2007, puis la Sphère du Droit d’Étienne Forcadel en 2011, et enfin, en 2013, à sept opuscules de François et de Jean Broé, ouvrage intitulé Du Droit lettré à la jurislittérature.
4 Les juristes ne devraient cependant jamais oublier qu’en digne disciple de Platon, Aristote a été un grand théoricien des genres littéraires et des effets de la littérarité sur l’être humain. Voir notamment S. Klimis, Le statut du mythe dans la Poétique d’Aristote. Les fondements philosophiques de la tragédie, Bruxelles, 1997.
5 Voir L’Enchantement du Droit, légistique platonicienne, Paris, 2002.
6 Politien avait médité la leçon en affirmant dès les premières phrases de sa Lamia : Fabulari paulisper iubet, sed ex re, ut Flaccus ait. Nam fabellae etiam […] non rudimentum modo sed et instrumentum quandoque philosophiae sunt. Et à la fin de son texte, qu’il a voulu aussi « fabuleuse » que son commencement, il rappelle que la source fondamentale pour légitimer philosophiquement l’emploi de la Fable est la Poétique d’Aristote : Volo ut hic iam noter sermo […] quemadmodum a fabella coepit, ita desinat in fabellam. Siquidem, ut Aristoteles ait, etiam philosophus natura philomythos, id est fabulae studiosus est. À partir de là, l’expression narratio fabulosa, que Macrobe, dans son célébrissime commentaire, applique au « Songe de Scipion », sera activement promue par les humanistes (Alciat, Budé, Aneau, Gesner, Robert Constantin, Aymar du Rivail, etc.) et c’est encore elle qu’en 1670 Pierre-Daniel Huet, dans sa Lettre-traité sur l’origine des romans, utilise pour qualifier Les noces de Mercure et Philologie de Capella, tandis que le Père Ménestrier désigne ainsi les recueils d’emblèmes. On vérifiera, infra, à quel point ces références se sont avérées séminales pour l’éclosion des œuvres jurislittéraires entre le xvie et le xviiie siècle, et c’est bien pourquoi le présent ouvrage trouve fondamentalement son unité dans ce concept de Fable ou « histoire fabuleuse », c’est-à-dire une fiction narrative construite à partir de récits mythologiques allégoriques.
7 Voir Johannes Kahl (né en1550, il fut l’élève de Doneau à Heidelberg, où il enseigna lui-même de 1595 à sa mort en 1614), Lexicon iuridicum iuris caesarei simul et canonici […], Francfort, 1600 (abondamment réédité jusqu’en 1673, malgré sa mise à l’Index en 1659), vo Fabula : uox haec latina respondet duabus Graecis uocibus, alteri quae est μῦθος, alteri quae est δρᾶμα. Iam ut μῦθος Graecis anceps est ad confictam fabulam, quales sunt apologi, et ad serium uerumque sermonem, itidem apud Latinos est fabula. Vnde et a fabulandi uerbo non abhorret Euangelium. On retrouvera, infra, cette caution biblique.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-4630-6
- EAN : 9782812446306
- ISSN : 2264-4148
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4630-6.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/12/2015
- Langue : Français