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Classiques Garnier

Avant-propos La jurislittérature ou le tropisme d'un Droit sans pleurs

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Fabuleuse juridicité. Sur la littérarisation des genres juridiques
  • Pages : 7 à 16
  • Collection : Esprit des Lois, Esprit des Lettres, n° 7
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812446306
  • ISBN : 978-2-8124-4630-6
  • ISSN : 2264-4148
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4630-6.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/12/2015
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS

La jurislittérature ou le tropisme
dun Droit sans pleurs

En se référant à un ouvrage jadis célèbre1, qui entendait joindre efficacement lagréable à lutile, cet intitulé entend mettre laccent, demblée, sur la vocation pédagogique des textes jurislittéraires qui seront présentés ici. Non seulement parce que leurs auteurs juristes sont en effet majoritairement des professeurs de Droit, soucieux dattirer les jeunes gens vers leur spécialité ou de les y retenir, et quils revendiquent hautement cette méthode originale pour y parvenir, mais aussi parce que la dimension didactique est tellement essentielle à la transmission de la science juridique, quelle imprègne, en réalité, de part en part, la pratique et le comportement de ses adeptes tout au long de leur vie professionnelle.

Après avoir distingué, à lintérieur de ce que lon désigne plus communément par lexpression « Droit et littérature », deux versants conceptuellement symétriques, je les ai réunis, depuis une vingtaine dannées, sous le terme « jurislittérature ». Il sagissait en effet de montrer la complémentarité de deux tropismes décriture qui procèdent différemment à lémulsion de la juridicité et de la littérarité suivant quils accordent un rôle inclusif à la Littérature ou au Droit, autrement dit, selon que lune ou lautre discipline, pour exalter sa spécificité, choisit dabsorber lautre. Après avoir exploré, chez plusieurs écrivains curieux de juridicité, le versant « Droit en Lettres2 », je livre donc cette fois la synthèse de mes investigations sur le versant « Lettres en Droit », en étudiant des textes jurislittéraires produits par des juristes et prioritairement

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destinés aux juristes3. Bref, il nest pas question, cette fois, de rechercher quelles sont les visées littéraires qui poussent des auteurs à convoquer plus intensivement que dautres lunivers juridique, en moulant leurs fictions dans le cadre dun litige, dune instruction, dun procès ou de lexécution dune peine, ni quelles facettes ils en sélectionnent, de préférence, pour réaliser leur projet, mais plutôt de détecter la conception du Droit qui a incité des juristes à privilégier une exposition littéraire, et à quels procédés ils ont eu, à cet effet, massivement recours.

On vérifiera de la sorte que, grâce à la mise en contact de ces deux domaines de savoir et de langage par un mode décriture mixte, surgissent, comme autant détincelles, des intuitions épistémologiques qui rendent leur appariement fécond. Aussi trouvera-t-on à toutes les époques, et par le biais de tous les genres, ces œuvres dentre-deux qui bravent, plus ou moins frontalement, les cloisonnements disciplinaires. Néanmoins, il existe des configurations historico-juridiques qui en favorisent, plus que dautres, le foisonnement, et conduisent à déplacer les lignes chronologiques selon le versant problématique quon décide denvisager. Lorsquon ne dresse pas une Histoire systématique ni un inventaire, cest dans ces périodes où les deux disciplines, dont le rythme dévolution diffère fortement, se trouvent mises, pour ainsi dire, bord à bord, quil est particulièrement instructif danalyser la production jurislittéraire.

Ainsi avais-je dabord sélectionné, pour le versant Droit en Lettres, des œuvres du xixe siècle, qui savère à bien des égards, en France, un âge dor jurislittéraire, dans la mesure où sy combinent les effets dune importante mutation juridique, la promulgation du Code civil, et lépanouissement incomparable du roman « réaliste », genre privilégié par la bourgeoisie post-révolutionnaire. Des recherches similaires mont permis ensuite de mettre en évidence, aux xxe et xxie siècles, et cette fois bien au-delà de lHexagone, une autre importante cristallisation conjoncturelle propice à lémergence dœuvres jurislittéraires : celle de laprès-deuxième guerre mondiale, théâtre dune faillite juridique sans

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précédent, de reclassements géopolitiques denvergure et dun foisonnement normatif destiné à prévenir le retour de linhumanité sous un masque légal.

Alors que le premier versant a intensivement bénéficié, depuis quelques décennies, des faveurs de la critique, le versant Lettres en Droit, dont la mise en œuvre est sensiblement plus rare, est resté en revanche presquinexploré. Cest que la question dune conjonction déterminante entre lHistoire du Droit et lHistoire des Lettres, si elle est parfaitement réversible, semble plus compliquée dans un sens que dans lautre. Il existe manifestement une plus grande difficulté à écrire du Droit sur le mode littéraire quà recréer littérairement la juridicité. Obstacles décriture et tabous de culture, sur lesquels jaurai loccasion de revenir plus dune fois, potentialisent en loccurrence leurs effets dissuasifs, et voilà sans doute pourquoi la clarté de laffichage disciplinaire se révèle aussi déterminante. Non que létiquette littéraire annonce forcément un contenu en juridicité léger ou approximatif, mais elle risque peu ou prou de brouiller limpératif de la sécurité disciplinaire sur laquelle les juristes ne peuvent être quintransigeants. Autrement dit, un juriste sera dautant mieux disposé à exploiter la manière dont la littérarité est susceptible déclairer et de stimuler son expérience juridique quil aura garanti son exposé contre toute confusion discursive.

Justement parce quune fiction réussie entraîne volontiers le lecteur dans de troublants effets de réel, il importe au juriste, quand il se risque sur le terrain de la jurislittérature, que son texte soit demblée identifiable, sans aucune ambiguïté possible, comme un contenant qui naltère en aucune façon, mais au contraire valorise, le matériau juridique quil enveloppe. La proximité langagière, fictionnelle et, dans ce cadre, performative, qui rapproche la littérarité de la juridicité justifie donc, paradoxalement, un didactisme appuyé, destiné à ne jamais laisser oublier, derrière lharmonieuse complicité instituée entre les deux démarches, leur altérité radicale. Si la crainte dune contamination préjudiciable est manifestement avivée lorsque le matériau juridique arrive pour ainsi dire « en première ligne », cest qualors la littérarité se présente moins comme une enveloppe que comme un développement, voire une composante intégrante de la juridicité. Plus grave encore : elle risque de mettre en évidence les potentialités imaginatives, voire « délirantes », du discours juridique, notamment dans sa dimension cruciale de forme à

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la fois interprétable et interprétante. Dès lors, limaginaire de la langue pourrait déboucher sur une langue imaginaire, on ne goûterait plus le bénéfice dun plaisir inoffensif, et la parure discursive se transformerait en une ravageuse tunique de Nessus. En réalité, le risque nest pas si grand, tant la performativité juridique sappuie sur dautres supports que la seule textualité, mais la menace est dautant plus vivement ressentie que la voix jurislittéraire est, par ailleurs, institutionnellement autorisée. Aussi le tabou nest-il jamais complètement levé ni par un affichage de la fiction aux antipodes du réalisme (fables mythologiques ou divers avatars du merveilleux païen) ni par lépais rempart des alibis pédagogiques.

Cheminer sur le versant « Lettres en Droit » donne également, a posteriori, une vue surplombante sur le versant « Droit en Lettres », qui permet de vérifier et dapprofondir les ressorts de leur complémentarité. Sur chacun dentre eux, en effet, il existe, selon les textes, des différences de densité, en littérarité comme en juridicité. Néanmoins, une espèce de frilosité, dont jai tenté de cerner les raisons, semble incoerciblement refréner les juristes les plus décidés au décollage fictionnel, de sorte que le versant « Lettres en Droit » est le seul à offrir la plupart du temps, à lintérieur même de ses diverses productions, une espèce de gradation discursive, qui fait passer systématiquement et délibérément le lecteur par presque tous les stades intermédiaires entre le pôle du Droit lettré et celui de la jurislittérature proprement dite. Il y a là en effet un très efficace moyen de maintenir, même au sein des fictions les plus débridées, la pression didactique indispensable à la fixation des repères disciplinaires, et cest de toute évidence le garde-fou quont privilégié les juristes attirés par la jurislittérature pour contrer lincompréhension ou lhostilité de leurs pairs farouchement dogmatistes.

Même si je me suis attachée à signaler ici, en prenant un exemple au xxie siècle, la remarquable pérennité hypercontemporaine de cette veine décriture qui est toujours restée, incontestablement, assez confidentielle, ce nest pas un hasard si presque tous les textes présentés ici ont été composés du xvie au xviiie siècle, ni sils sont principalement lœuvre, en néo-latin, de juristes romanistes. Dabord parce quà partir de la Renaissance la formation de lélite cultivée a favorisé la conjonction des cultures juridique et littéraire. En effet, le Droit qui sest constitué, depuis sa révolution au xiie siècle, comme branche de savoir autonome

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et prestigieuse, se trouve alors, à linstar de la médecine, en confluence avec le renouvellement humaniste des études, qui réintroduit massivement la culture gréco-latine dans les cursus scolaires et universitaires. On assiste rapidement à lémergence de juristes humanistes, qui mettent surtout à lhonneur la doctrine lettrée mais cette nouvelle conjonction du Droit et des sciences humaines suscite aussi, à la marge, des greffes typiquement jurislittéraires. Ensuite, parce que, pendant les trois siècles de la période moderne, limpact de lhumanisme a métamorphosé conjointement lappréhension de la science juridique et celle de la littérature, en engageant, pour lun comme pour lautre, des réorientations radicales de méthodes et de langages. Enfin, parce que, pour toutes ces raisons, la littérarisation de lérudition juridique se trouve mise, notamment par le biais de laffrontement du mos gallicus et du mos italicus, au centre de débats acharnés, qui montrent à quel point les résistances à lémulsion juridico-littéraire touchent de près aux questions fondamentales de la définition et de linterprétation du Droit. À mi-chemin dune littérarité triomphante – son plus admirable pendant contemporain, sur le versant « Droit en Lettres », nest-il pas alors lœuvre de Rabelais ? – et dune littérarité complètement instrumentalisée – comme dans la doctrine-reine du mos gallicus, celle de Cujas –, émerge le courant raffiné mais régulièrement contesté ou déprécié des « Lettres en Droit », dont nous tenterons de suivre quelques représentatives émergences.

En effet, léchantillonnage auquel je me suis finalement arrêtée est le fruit des constatations suivantes : lessor de la jurislittérature se fait alors, à lintérieur de lEurope savante, unifiée par lusage du néolatin, sous les auspices de la philosophie, et, plus précisément, de la définition du Droit comme uera philosophia. Autrement dit, la jonction historique entre la révolution juridique du xiie siècle, où lon redécouvre le Corpus du Droit romain, et les méthodes révolutionnaires de lhumanisme qui, au xvie siècle, conduisent à le revisiter à la lumière des œuvres philosophico-littéraires de lAntiquité, est déterminante pour que la philosophie du Droit se manifeste sous la forme dun tropisme spécifiquement littéraire. Cest quen effet, la philosophie avait très tôt conclu un pacte solide avec la littérature et le Droit dans lœuvre de Platon, qui connaît à lépoque un extraordinaire regain de faveur, et dont lapport recolore implicitement ses vecteurs de transmission plus

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couramment invoqués, les œuvres dAristote4 et de Cicéron. Il ma donc semblé nécessaire de souligner que la jurislittérarité, telle quelle est marginalement pratiquée par les professionnels du Droit, révèle, au plus près de sa source romaine remise au jour avec éclat, une dette importante vis-à-vis de lhéritage platonicien, et spécifiquement de la forme quil a revêtu dans les Lois, cest-à-dire, non seulement, comme dans dautres précédents dialogues, lutilisation de la Fable (μῦθος) au bénéfice de la réflexion philosophique, mais aussi son application spécifique à lécriture du Droit. Dans les Lois, en effet, la littérature a été législativement consacrée comme irremplaçable média de sagesse, sous une forme à la fois séduisante et subtile qui la rend plus accessible aux foules que les raisonnements philosophiques. Le topos des poètes-législateurs contribue à vulgariser et à perpétuer la conception platonicienne des « discours-frères » qui fera durablement de léloquence la sœur de lars iuris. Porteur dune sagesse anciennement codée, lars aequi et boni était ainsi prédisposé à renouer solidement alliance avec la littérarité pour peu que le contexte culturel sy montrât favorable. Mais il ne faut pas sous-estimer non plus, en la matière, le rôle joué par le Banquet, dont on verra quun Forcadel a magnifiquement médité les leçons, ni non plus limportance du relais gréco-romain que lui avait assuré un autre modèle, plus juridicisé, du dialogue érudit, transmis par le texte foisonnant des Deipnosophistes.

Pour assurer ladhésion du public aux normes juridiques les plus contraignantes, en particulier les lois pénales, et, plus généralement, une effectivité durable des dispositions législatives, la réflexion platonicienne avait entendu relever le défi dune écriture du Droit capable de concilier discursivité incantatoire et argumentation rationnelle. Mais il est probable que lespèce de manifeste jurislittéraire promu par le dernier dialogue de Platon naurait pas obtenu autant de succès chez les juristes sil navait pas été le résultat, dans lœuvre du philosophe, dune évolution qui rencontrait à point nommé leurs solides préventions contre la littérarité. Cest sans nul doute parce que lauteur de la République nétait pas suspect, a priori, de la moindre complaisance vis-à-vis des poètes

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que les atouts protreptiques dont il crédite, dans les Lois, le maniement artistique de la juridicité ont emporté aussi largement la conviction de bons esprits qui, pour être des humanistes, nen étaient pas moins dabord, et définitivement, des juristes aussi fervents que scrupuleux. Jai consacré un livre entier à la créativité jurislittéraire dont témoignent les Lois5 et je ne reviendrai ici que sur ses deux principaux apports, qui nont cessé dalimenter les conceptions et les réalisations marquées au coin des principes humanistes. Cest pourquoi un chapitre liminaire est consacré à rappeler que, sur le plan théorique, la légitimation de la littérarisation du Droit trouve son fondement dans la modélisation platonicienne du législateur, à la lumière dun double paradigme, celui du médecin et celui du poète, tandis que sur le plan de lexemplarité pratique, la réussite en jurislittérarité sest exprimée dans les Lois par linvention et la mise au point minutieuse dun étonnant prélude législatif, conçu pour former un tandem sophistiqué avec la loi proprement dite.

On suivra dans lensemble du présent ouvrage la prodigieuse fortune de ce modèle platonicien, y compris à travers des stratégies décriture sensiblement infléchies, notamment lorsque le commentaire doctrinal ou divers avatars de la paraphrase savante se substituent aux exercices de légistique. Mais la littérarisation du Droit passe toujours par une impressionnante rationalisation de ses finalités peïstiques, et par sa profonde moralisation, qui, sous légide de Justinien, se traduit volontiers par un ressourcement à la religion chrétienne. Quant au principe même du prélude, il a nourri une production, tant professorale que praticienne, dune abondance et dune variété qui lui ont valu doccuper entièrement la deuxième partie de ce livre, et encore ny mentionne-t-on que les plus remarquables et les plus réussis de ces textes d« ouverture ». Si les juristes ont, de toute évidence, montré une prédilection marquée pour le genre préludique, cest quen vérité, sans donner, si peu que ce soit, limpression dempiéter sur la technicité de leur enseignement, il rencontrait à merveille leurs préoccupations pédagogiques, au point dêtre transposable dans un contexte de « formation continue » pour les magistrats, et il leur permettait de conjuguer la célébration de leur discipline avec les exhortations les plus fermes à en respecter lexigence éthique.

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Rien détonnant, dès lors, si les deux textes de Placentin et de Vivès qui annoncent ou représentent le plus précocement la percée de la jurislittérarité humaniste avaient déjà revêtu la forme de préludes académiques. Rien détonnant non plus sils prenaient résolument de front, pour mieux en conjurer les effets délétères, ces clichés contre lesquels bute régulièrement toute valorisation du cursus juridique, cest-à-dire, côté universitaire, le caractère réputé rébarbatif des études de Droit, et, côté praticiens, les perversions que la chicane inflige à la vertu de Justice. Cette menace récurrente, de lennuyeux ou de lodieux, sera toujours plus ou moins explicitement prise en compte dans les textes jurislittéraires, car elle est la raison même de leur existence, et au principe de la légitimité quils revendiquent.

Les trois dernières parties du présent ouvrage sont structurées de manière à mettre en relief cette émulsion réussie de juridicité et de littérarité qui est au fondement du processus de jurislittérarisation, et dont les œuvres étudiées peuvent être considérées comme des illustrations exemplaires. Ainsi lorganisation en triptyque de cet échantillonnage reproduit-elle, à dessein, la summa diuisio des genres littéraires – théâtre, roman et poésie –, parce que les auteurs juristes lont délibérément adoptée comme cadres formels pour leurs productions jurislittéraires, étant entendu quil faut prendre la dénomination « théâtre » au sens large de théâtralisation du discours, qui vaut donc aussi bien pour léloquence épidictique. Mais le fait de couler leurs textes dans ces moules ostensiblement littéraires ne leur donnait que plus de latitude pour mettre élégamment en œuvre, loin des pesanteurs didactiques, une originale retractatio des trois principaux genres juridiques avec lesquels leurs études et, pour beaucoup, leur enseignement, les avaient intimement familiarisés, cest-à-dire lintroduction au Droit, le débat argumenté ou disputatio, et le commentaire interprétatif, soit des textes légaux, soit de précédents commentaires, y compris sous la forme-reine, dans cette discipline, des répertoires de règles ou dadages.

Il va de soi que lemboîtement de ces catégorisations est à prendre dans une acception sans étroitesse, et que chacun des genres, littéraires ou juridiques, circule peu ou prou avec fluidité à lintérieur des différentes cases génériques, dautant plus que lécriture créatrice, qui opère transversalement, tend constamment à transcender les genres dans un aller-retour fructueux, en nichant lexposé doctrinal dans des récits ou des

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évocations de pure fiction, et en commentant savamment, sans discrimination, des systèmes législatifs historiques ou imaginaires. Enfin, il faut y insister, car cest bien le signe de la difficulté quont les juristes à sortir des contraintes de leur discipline au plus haut point « disciplinante », même quand ils entendent la revivifier, cette production, quel que soit le genre auquel elle affecte de se rattacher, enracine sans désemparer sa maîtrise de la jurislittérature proprement dite dans la tradition moins audacieuse du Droit lettré. Ainsi le métadiscours justificatif sinsinue-t-il inlassablement à lintérieur des plus hardies émancipations fictionnelles, de même que les récits et les poèmes ne se lassent jamais de revenir complaisamment sur leurs finalités pragmatiques.

Cest sans doute, finalement, ce tropisme pédagogique si fortement inscrit dans les productions des juristes qui explique, au moins en partie, leur goût marqué et rémanent pour les tandems discursifs et, en particulier, pour la forme spécifique du prosimètre. Même si la logique structurelle de louvrage et la commodité de lexposition mont conduite, sagissant de certains textes, à traiter séparément des développements narratifs et de leurs volumineux compléments versifiés, il nen reste pas moins que cette articulation générique, par la souplesse discursive quelle introduit, constituait un vecteur quasiment idéal pour déployer, en finesse, un véritable nuancier didactico-fictionnel, et mettre ainsi adroitement en œuvre la règle dor de la jurislittérarisation : unir avec ingéniosité, conformément au fameux précepte dHorace, lutile à lagréable, miscere utile dulci, cest-à-dire, en lespèce, mettre la Fable au service de la philosophie du Droit6. Ainsi, pour ses vertus non seulement éducatives,

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mais aussi proprement épistémologiques, car ce discours à double face ouvre paradoxalement sur les vérités les plus sérieuses, la fiction littéraire a-t-elle obtenu ses entrées jusque dans les lexiques juridiques7.

N. B. Dans cet ouvrage comme dans les précédents, cest en hommage à ladmirable Esquisse dune phénoménologie du Droit dAlexandre Kojève (Paris, 1981), que je distingue le Droit objectif et la discipline juridique (orthographiés avec un D majuscule) des droits subjectifs (orthographiés avec un d minuscule).

1 Voir Salomon Reinach, Cornélie ou le latin sans pleurs, paru en 1912, un an après Eulalie ou le grec sans larmes.

2 Successivement dans La beauté du Droit, Paris, 1999 et Le Droit incarné, huit parcours en jurislittérature, Paris, 2013.

3 Non sans avoir déjà entamé létude de ce versant dans les introductions aux éditions critiques bilingues que jai consacrées à plusieurs textes jurislittéraires néo-latins : dabord La Vie de Jacques-Auguste de Thou, en 2007, puis la Sphère du Droit dÉtienne Forcadel en 2011, et enfin, en 2013, à sept opuscules de François et de Jean Broé, ouvrage intitulé Du Droit lettré à la jurislittérature.

4 Les juristes ne devraient cependant jamais oublier quen digne disciple de Platon, Aristote a été un grand théoricien des genres littéraires et des effets de la littérarité sur lêtre humain. Voir notamment S. Klimis, Le statut du mythe dans la Poétique dAristote. Les fondements philosophiques de la tragédie, Bruxelles, 1997.

5 Voir LEnchantement du Droit, légistique platonicienne, Paris, 2002.

6 Politien avait médité la leçon en affirmant dès les premières phrases de sa Lamia : Fabulari paulisper iubet, sed ex re, ut Flaccus ait. Nam fabellae etiam [] non rudimentum modo sed et instrumentum quandoque philosophiae sunt. Et à la fin de son texte, quil a voulu aussi « fabuleuse » que son commencement, il rappelle que la source fondamentale pour légitimer philosophiquement lemploi de la Fable est la Poétique dAristote : Volo ut hic iam noter sermo [] quemadmodum a fabella coepit, ita desinat in fabellam. Siquidem, ut Aristoteles ait, etiam philosophus natura philomythos, id est fabulae studiosus est. À partir de là, lexpression narratio fabulosa, que Macrobe, dans son célébrissime commentaire, applique au « Songe de Scipion », sera activement promue par les humanistes (Alciat, Budé, Aneau, Gesner, Robert Constantin, Aymar du Rivail, etc.) et cest encore elle quen 1670 Pierre-Daniel Huet, dans sa Lettre-traité sur lorigine des romans, utilise pour qualifier Les noces de Mercure et Philologie de Capella, tandis que le Père Ménestrier désigne ainsi les recueils demblèmes. On vérifiera, infra, à quel point ces références se sont avérées séminales pour léclosion des œuvres jurislittéraires entre le xvie et le xviiie siècle, et cest bien pourquoi le présent ouvrage trouve fondamentalement son unité dans ce concept de Fable ou « histoire fabuleuse », cest-à-dire une fiction narrative construite à partir de récits mythologiques allégoriques.

7 Voir Johannes Kahl (né en1550, il fut lélève de Doneau à Heidelberg, où il enseigna lui-même de 1595 à sa mort en 1614), Lexicon iuridicum iuris caesarei simul et canonici [], Francfort, 1600 (abondamment réédité jusquen 1673, malgré sa mise à lIndex en 1659), vo Fabula : uox haec latina respondet duabus Graecis uocibus, alteri quae est μῦθος, alteri quae est δρᾶμα. Iam ut μῦθος Graecis anceps est ad confictam fabulam, quales sunt apologi, et ad serium uerumque sermonem, itidem apud Latinos est fabula. Vnde et a fabulandi uerbo non abhorret Euangelium. On retrouvera, infra, cette caution biblique.