Aller au contenu

« Le Végétarisme des Lumières »


EXTRAIT - INTRODUCTION

« Au début de l ’année 2002, je suivais un séminaire dans lequel les étudiants de l ’École des Hautes Études devaient proposer un aperçu de leurs travaux de recherche. J’exposai en bredouillant quelques-unes des idées qui allaient se retrouver quinze ans plus tard dans ce livre. Notre professeur me fit plusieurs remarques. Je n’ai gardé en mémoire que l ’une d’entre elles, la plus féroce. En parlant du végétarisme du siècle des Lumières, de la sensibilité des hommes et des femmes d’alors pour les animaux, j ’avais commis en quelque sorte le péché mortel de l ’historien, m’assénait-elle un peu gênée tout de même de tant de franchise. Je m’étais rendu coupable d’anachronisme. J’avais attribué à Voltaire, Rousseau, Condorcet, Maupertuis et quelques autres des sentiments qui n’auraient été le fait que de mes contemporains. J’avais lu et interprété avec ma sensibilité de jeune homme du xxie siècle des textes qui disaient tout autre chose que ce que je croyais, ou voulais, y trouver. Je n’avais pas conscience que les sensibilités évoluent, qu’une expression peut recouvrir deux significations bien différentes selon les époques. J’avais imprudemment rangé ces écrivains dans la catégorie des végétariens célèbres parce qu’ils avaient eu, au détour d’un chapitre, quelques mots charitables pour les vaches, les cochons ou les agneaux qui finissaient sur les étals des bouchers. J’étais victime, ou plutôt coupable, d’illusions rétrospectives.

La mise en garde était utile. Elle m’invitait, un peu rudement, à la prudence. Les témoignages d’amitié ou de compassion à l ’égard des animaux, qu’ils soient antiques ou modernes, peuvent poser en effet de délicats problèmes d’interprétations. Que signifiaient les larmes d’Ulysse l orsqu’il retrouva son chien Argos après vingt ans loin d’Ithaque ? L’attachement de Montaigne à sa chatte est-il le même que le nôtre à nos animaux de compagnie ? Ces Cathares qui refusaient de tuer les poulets, que ressentaient-ils vraiment ? Leur angoisse, au xiiie siècle, devant la mort des bêtes est-elle comparable à la nôtre ? Et ces antiques apôtres du végétarisme, ces Plutarque et ces Porphyre, auraient-ils été bouleversés au même degré que nous par l’existence des fermes industrielles ou des centres  d’expérimentation ? [...] »

* Référence ouvrage : Le Végétarisme des Lumières, Renan Larue, Coll. L'Europe des Lumières.