De la production idéologique sur les plateformes d’intermédiation numérique
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2019 – 2, n° 8. Les plateformes - Auteurs : Karatzogianni (Athina), Matthews (Jacob)
- Pages : 57 à 72
- Revue : Études digitales
De la production idéologique
sur les plateformes
d’intermédiation numérique
Introduction
La prolifération de plateformes d’intermédiation numérique se présente dans un ensemble de champs hétérogène : production et financement participatifs, agrégation de contenus, publicité et marketing, e-commerce, tourisme, rencontres, transport, pour n’en nommer que quelques exemples. Ces dispositifs de distribution, d’information et de transaction se positionnent au centre de marchés multifaces et capturent des externalités positives résultant des interactions entre une multitude d’acteurs, y compris de grands groupes médiatiques et technologiques. Bien souvent, ils ne participent pas à la production de biens ou de services à proprement parler (hormis précisément l’outil d’intermédiation). Les conséquences sur le processus de production et le cycle de valorisation ont été largement discutées. Différents modèles théoriques se font jour, au-delà de la persistance du travail culturel1 classique, « travail du public » (ou audience labour)2, « travail numérique » (ou digital labour)3, « travail algorithmique » ou « travail 58de plateforme4 ». L’un des traits marquants de l’évolution de l’audience labour vers la digital labour tiendrait à la transformation des sujets, qui passent de la position d’auditeurs/spectateurs consommant de la publicité, à celle d’usagers impliqués dans un processus de produsage5 à travers le playbour, la consommation de publicité ciblée, et devenant eux-mêmes tantôt les produits des social media, tantôt des travailleurs précaires de plateformes.
Les différents dispositifs d’intermédiation numérique coordonnent donc diverses formes de travail intellectuel et manuel. L’organisation du travail s’opère à trois niveaux (à titre d’exemple, sur les sites de financement participatif) : premièrement au niveau des « collaborateurs » internes des structures elles-mêmes ; deuxièmement auprès des usagers des plateformes, par le filtrage et l’édition de contenus, en mettant des projets en lien avec des partenaires externes, en coordonnant souvent des formes classiques de travail culturel ; enfin, par la stimulation du « travail du public » sur des réseaux socionumériques externes6. La gestion du travail interne et externe ne saurait se résumer à une simple visée de production de valeur ; elle touche aussi aux conditions structurelles à travers différents secteurs économiques, tout en impliquant la production de discours symboliques, mobilisant notamment la thématique des « communs » en tant que registre de justification moral7. En effet, les plateformes d’intermédiation numérique sont de véritables producteurs de discours idéologiques, pour la promotion courante de leur activité mais plus fondamentalement au regard de la mise en avant d’une transformation des rapports sociaux, d’une inversion du cycle de production supposément impulsée par la base. Le caractère paradoxal de la notion de 59sharing economy apparaît clairement dès lors qu’on confronte ses réalités et sa rhétorique8 : ses avocats la présentent à la fois comme une partie intégrante de l’économie capitaliste et comme une alternative à celle-ci.
Afin de proposer une analyse de la production idéologique des plateformes, nous nous appuyons principalement sur deux approches complémentaires : l’économie politique critique et les études sur l’activisme numérique. Ceci a permis de mettre en place des outils d’enquête permettant d’abord de questionner l’hypothèse d’une langue commune aux différents acteurs des plateformes, au regard des « communs » et de la « collaboration », d’une vision du capitalisme empreinte d’un registre de justification fondé sur les « communs », le « partage », le « coopérativisme ». Ensuite, cette approche duale a permis d’observer quelles formes de rapports sociaux sont légitimées ou au contraire opposées par les acteurs : quelles formes de travail sont promues et pratiquées (dans le cycle de production de tel bien ou service auquel ils contribuent) ? Comment le travail est-il évoqué à la fois en termes de valeurs symboliques, que du point de vue de potentielles modifications structurelles et du point de vue de la valorisation économique ?
Ci-après, suite à une brève présentation de nos orientations méthodologiques, l’article se décline en trois sections recouvrant trois thématiques idéologiques saillantes : la sharing economy, les « communs », et le « coopérativisme des plateformes ». Chaque section s’appuie sur les observations et entretiens réalisés dans le cadre de notre enquête, ainsi que sur des données secondaires. Nous concluons l’article en résumant ses principaux enseignements ainsi que des pistes en vue de recherches ultérieures.
Nos recherches empiriques ont principalement visé à recueillir des données en vue de l’analyse des activités et représentations d’acteurs des plateformes, observés à Barcelone, Paris et Berlin entre novembre 2015 et février 2017, au cours d’une vingtaine de missions, dans le cadre de cinq événements professionnels internationaux, lors de plusieurs manifestations sociales, ainsi que par l’organisation de trois tables rondes regroupant chercheurs et acteurs sociaux dans les universités de Barcelone (UAB), Paris 8 et Leicester. Nous avons mené des entretiens semi-directifs avec 28 acteurs – représentants de plateformes, experts 60de l’économie collaborative, activistes du coopérativisme numérique, responsables d’organismes publics, représentants de collectifs alternatifs et partisans des « communs », ainsi que des artistes et intellectuels engagés par rapport à ces questions. Au cours de la collecte de données nous avons systématiquement explicité aux participants notre démarche et l’objectif des entretiens, en rappelant leur droit de retrait à tout moment. Les participants, âgés de 25 à 60 ans, avaient tous des formations universitaires.
Participant |
Type de participation |
Date et lieu de l’entretien |
Participant 1 |
Consultant en ville intelligente |
Janvier 2016, Barcelone |
Participant 2 |
Acteur de l’écosystème collaboratif |
Janvier 2016, Barcelone |
Participant 3 |
Activiste numérique |
Février 2016, Berlin |
Participant 4 |
Activiste/artiste numérique |
Février 2016, Berlin |
Participant 5 |
Activiste/artiste numérique |
Février 2016, Berlin |
Participant 6 |
Architecte/activiste numérique |
Février 2016, Berlin |
Participant 7 |
Hacker/activiste |
Février 2016, Berlin |
Participant 8 |
Consultant en technologies numériques |
Février 2016, Berlin |
Participant 9 |
Expert en sécurité numérique |
Février 2016, Berlin |
Participant 10 |
Gestionnaire de plateforme de financement participatif |
Mars 2016, Barcelone |
Participant 11 |
Expert en activisme numérique |
Avril 2016, Paris |
Participant 12 |
Activiste des communs |
Avril 2016, Paris |
Participant 13 |
Gestionnaire de plateforme (alimentation alternative) |
Avril 2016, Paris |
Participant 14 |
Acteur ONG |
Avril 2016, Paris |
Participant 15 |
Développeur numérique |
Avril 2016, Paris |
Participant 16 |
Développeur numérique |
Avril 2016, Paris |
Participant 17 |
Développeur numérique, documentariste et activiste |
Avril 2016, Paris |
61
Participant 18 |
Activiste numérique |
Juin 2016, Barcelone |
Participant 19 |
Activiste des communs |
Juin 2016, Barcelone |
Participant 20 |
Activiste numérique |
Juin 2016, Barcelone |
Participant 21 |
Activiste numérique |
Juin 2016, Barcelone |
Participant 22 |
Activiste numérique |
Juin 2016, Barcelone |
Participant 23 |
Représentant d’autorité publique de la concurrence |
Novembre 2016, Barcelone |
Participant 24 |
Représentant d’autorité publique de la concurrence |
Novembre 2016, Barcelone |
Participant 25 |
Représentant d’autorité publique de la concurrence |
Novembre 2016, Barcelone |
Participant 26 |
Représentant de stratégie publique, Uber |
Novembre 2016, visioconférence |
Participant 27 |
Représentant de stratégie publique, Airbnb |
Novembre 2016, visioconférence |
Participant 28 |
Activiste numérique |
Février 2017, visioconférence |
Fig. 1.
« Parfois c’est juste trop idéologique » :
le défi des acteurs collaboratifs
pour orienter la « conversation »
Nous commençons notre analyse avec un porte-parole en charge de la stratégie publique de la plateforme Uber en Espagne (participant 26), qui a choisi de rejoindre cette entreprise car il s’agit, d’après ses dires, de « l’entreprise probablement la plus sexy au monde en ce moment, mais aussi l’une dont les défis sont les plus importants ». Il conçoit sa mission 62de porte-parole de stratégie publique comme étant celle de représenter « ce que nous contribuons à la société et aux consommateurs et comment nous pouvons aider les villes à changer la mobilité au vingt-et-unième siècle ». Uber s’est implanté en Espagne en 2014 avec un modèle peer-to-peer qui a été contesté par plusieurs décisions juridiques. Au moment où nous avons effectué l’entretien, la plateforme opérait à Madrid en fournissant son service technologique à des chauffeurs professionnels, mais pas à Barcelone, où la plateforme venait de lancer à la place un projet pilote de livraison destiné à une clientèle d’entreprises. Il expliqua qu’une partie de sa mission consistait à « traduire » pour les médias l’information selon laquelle Uber opère désormais avec des licences et offre « des manières de faire plus flexibles et efficaces ». Notre interviewé fit alors part de la difficulté d’adapter le modèle d’Uber au cadre législatif espagnol : « Pour une raison inconnue, nous avons constaté un nombre plus important de demandes de licences à Madrid qu’à Barcelone. Pour l’instant, le nombre de licences à Barcelone est trop faible pour pouvoir lancer un produit avec le standard et la qualité minimale requis ».
Le problème de la réglementation est effectivement crucial et à d’autres moments au cours de notre entretien, il évoque la frustration que cela engendre pour de nouveaux acteurs de la sharing economy qui doivent composer avec des réglementations jugées dépassées. Il juge la période récente particulièrement instable, politiquement, notamment pour ce qui est d’évolutions législatives favorables à Uber. Dans la mesure où la compétence d’attribution des licences est entre les mains d’autorités locales, alors que le cadre législatif est déterminé au niveau national, à Madrid, il voit la présence d’acteurs politiques plus « radicaux » (telle la maire de Barcelone Ada Colau) comme un obstacle à l’ouverture de ce qu’il nomme « une conversation ».
Nous savons qu’il existe à Barcelone une opposition politique forte vis-à-vis d’Uber. Nous le questionnons par rapport aux manifestations qui ont eu lieu, à la résistance de chauffeurs de taxi, et aux polémiques médiatiques qui ont émaillé l’arrivée d’Uber : « Oui, on a là une ville où il y a beaucoup de demande pour ce service, une ville qui essaie de se positionner comme un lieu innovant en Espagne et en Europe, mais en même temps, la réglementation s’efforce de fermer les possibilités pour de nouveaux services comme le nôtre. » Il déclare qu’il y a une forte pression des acteurs historiques et que cette pression a été employée pour annuler 63des événements où Uber était invité. Lorsque nous l’interrogeons sur les stratégies mises en place afin de faire face, il répond : « Au fond, tout est une question d’explication, d’expliquer ce que nous pouvons apporter à la société et comment nous pouvons le faire, quelle contribution nous pouvons fournir. La seule manière d’être sûr que quelque chose change, c’est de faire en sorte que beaucoup de gens s’y mettent ».
La « conversation » avec les acteurs politiques et les autorités publiques, tout comme le cadre législatif supposément dépassé, constituent de la même façon des questions cruciales pour la plateforme Airbnb, comme le souligne son porte-parole en charge de la stratégie publique pour la péninsule ibérique (participant 27) : « Un des défis les plus importants qu’on a rencontré depuis qu’on a commencé est que les réglementations régionales catalanes ont été conçues d’une manière qui correspond davantage à un développement classique, pas tellement innovant, de vieilles réglementations du tourisme et qui sont appliquées à la nouvelle règle du prosumer, ce citoyen qui est à la fois un consommateur et un producteur. » L’ancienne approche du tourisme et le calendrier électoral n’ont pas facilité la situation, affirme-t-il. La « conversation » est devenue plus compliquée dès lors que le tourisme devenait un « sujet chaud » durant les élections. Il déclare : « La conversation avec les autorités locales se déroule sur une perspective plus longue, dans un environnement plus détendu, où les décideurs publics peuvent développer l’agenda et travailler ensemble à identifier les types de modèles d’expériences d’usagers que nous voulons promouvoir ensemble, tandis qu’à Barcelone, dès le début ça a été très difficile d’un point de vue purement politique. C’est indéniable que les équilibres politiques empêchent l’innovation parce qu’ils ne permettent pas un terrain de jeu détendu pour les décideurs politiques, les autorités et nous-mêmes ».
Le représentant d’Airbnb conçoit les acteurs dominants de Barcelone comme trois grands groupes : d’abord, les opérateurs de télécommunications et les grands groupes d’affaires ; deuxièmement, une communauté puissante de start-up ; troisièmement des mouvements promus par la mairie : les coopératives, l’économie sociale, les acteurs des communs. Nous l’avons questionné par rapport à l’opposition d’acteurs politiques de gauche, et en particulier de représentants du mouvement des communs, et si à cet égard il se considère comme faisant partie de l’économie collaborative :
64On a remarqué que, par moments, les mouvements de gauche à Barcelone ne prennent pas en considération l’impact positif de la sharing economy pour les petites gens, pour les familles, pour les gens de classe moyenne qui ont vraiment une opportunité de gagner un supplément pour eux. Parfois c’est juste trop idéologique. Ici, à Barcelone, à part si la sharing economy est basée sur le mouvement pro-communs ou coopérativiste, elle n’existe pas ; nous fermons la porte, nous ne voulons pas entendre parler de cela et ça devient tellement idéologique et aussi tellement réfractaire à l’innovation dans une perspective plus large.
Ayant identifié la question de la réglementation pour les nouveaux entrants de l’économie collaborative comme l’un des points de discussion centraux à Barcelone, nous avons interviewé trois responsables de l’Autorité de la concurrence catalane (participants 23, 24, 25, novembre 2016) afin de mieux comprendre leurs approches et recommandations en relation avec ces acteurs. Il s’agit d’une agence publique antitrust dont les compétences touchent à deux champs : la législation en matière de concurrence et la promotion de la libre concurrence. L’agence examine les entreprises du point de vue de leurs implications et vérifie la concordance avec les réglementations s’appliquant aux niveaux municipal, régional et national, mais elle n’est en définitive responsable que pour la Catalogne. Les critiques des représentants de cette agence font écho aux préoccupations soulignées par Airbnb et Uber : les réglementations existantes ne sont pas adaptées à ces nouveaux acteurs ; l’un des interviewés affirma ainsi que bien des innovations étaient nécessaires pour changer les réglementations en vigueur (participant 23).
À ce stade, nous avons évoqué un épisode spécifique lorsque la maire de Barcelone Ada Colau usa de ses prérogatives afin de restreindre temporairement le marché du tourisme afin de mener un audit de son développement (la municipalité avait alors mis en place un moratoire sur la remise de nouvelles licences pour des hébergements à vocation touristique). À cette époque l’Autorité de la concurrence avait publié un rapport faisant des recommandations basées sur le transfert de licences et critiquant ouvertement la décision politique : « En n’accordant plus de licences pour quatre ans, vous ne laissez personne entrer sur le marché, donc l’autorisation elle-même devient un avantage » (participant 25). Lorsque nous leur avons demandé s’ils étaient mécontents du gouvernement local, le directeur de l’agence répondit de manière fort diplomate : « Il n’y a pas de mécontentement : nous comprenons que 65la situation évolue lentement. Il y a une commission de travail sur la sharing economy ; ils analysent comment la réglementation pourrait être modifiée et nous en sommes satisfaits. Ça pourrait aller plus vite, mais bon » (participant 24). Lorsque nous avons tenté de mieux cerner les principes idéologiques de leur organisation, leur réponse a été : « Plus on a d’entreprises sur le marché, mieux c’est, car les prix baissent, on a davantage de qualité, d’innovation ». Nous leur avons fait observer que si leur position de défaut est la concurrence libre, il s’agit en soi d’un positionnement idéologique, ce à quoi ils nous répondirent simplement : « Oui » (participant 23). Parmi les acteurs dominants de l’économie collaborative et de la réglementation gouvernementale, on trouve un positionnement libéral assumé, celui de « la main libre du marché » selon lequel il importe « d’attirer assez de gens sur son réseau, pour que tout se passe bien ». De même, la notion d’une « conversation compliquée » (ou d’une « impossible conversation », lors de séquences électorales) mérite d’être relevée : ne s’agirait-il pas plus fondamentalement d’un aveu du problème que posent des débats politiques échappant sporadiquement et temporairement aux stratégies de gestion de la communication mises en place par ces acteurs ? Dans la prochaine section nous abordons le spectre idéologique des « communs », en tant qu’ensemble de productions idéologiques apparemment contradictoires ou concurrentes.
Contre, avec et par-delà l’État et le marché :
les discours multiples et paradoxaux des communs
La notion des communs était spontanément présente dans plus de deux tiers des entretiens que nous avons réalisés, et nous avons tenté de mieux cerner cet élément spécifique de la production idéologique propre aux discours de nombreux participants. Une première illustration peut en être faite avec l’entretien effectué avec une représentante de Goteo (participant 10), une plateforme de financement participatif basée à Barcelone (qui était alors soutenue par la municipalité), dans le cadre du salon Cultura Viva en mars 2016. Goteo se présente comme étant dédié à des projets orientés communs, socialement inclusifs et tournés vers le 66développement durable. La gestionnaire de Goteo explicita l’importance de cette condition pour l’octroi d’un financement via leur plateforme : « Pour obtenir un financement il faut s’engager à rendre votre produit commun, pour son usage social ; vous devez ouvrir votre produit et l’offrir à la communauté pour permettre le développement de productions dérivées ultérieures. L’idée c’est que si tu rends tes sources communes, tu vas à l’encontre de la privatisation parce que tu les produis en vue de l’usage par la communauté ». Leur plateforme numérique est alors représentée comme un outil qui promeut les valeurs des communs et les projets de communautés spécifiques.
Nous avons interviewé plusieurs usagers de Goteo, dont un artiste/activiste (participant 17) ayant levé des fonds pour la production d’un film documentaire illustrant la mise en place de réseau sans fil maillé dans des communautés rurales du nord de la Grèce, et comment cette action a également contribué au développement de processus de production partiellement autonomes (notamment dans les filières de l’agriculture et de l’artisanat). Il considère être l’un des problèmes clés du crowdfunding : « Les projets de l’économie collaborative […] sont de plus en plus réappropriés par des institutions privées, non seulement du point de vue des méthodes, des foules, et de l’argent en définitive, mais également sur le plan des structures linguistiques, sémantiques. Par exemple […] il y a trois jours j’ai reçu un courriel d’une grande institution culturelle privée d’Athènes [qui est] un lieu public très agressif. Je veux dire : ils font une campagne de financement participatif pour financer un de leurs projets. Et ils utilisent le même langage, le même vocabulaire que nous avons employé pour notre campagne. […] Ils font un copier-coller, de la même façon que Syriza au gouvernement a copié-collé les slogans [utilisés sur] la place Syntagma il y a cinq ans » (participant 17).
Ce qui semble être impliqué ici tient à une dichotomie eux/nous. Les acteurs capitalistes des industries créatives mimeraient la langue de l’opposition et parviendraient à corrompre les outils collaboratifs supposément neutres ou purs, de la même manière que le gouvernement Tsipras aurait singé les mouvements oppositionnels afin de saisir le pouvoir et servir ses maîtres capitalistes. Ce discours passe vertement à côté de l’éventualité que la sémantique de la collaboration puisse d’emblée participer d’une langue commune – et que l’organisation 67« très agressive » qu’il dénonce soit tout aussi légitimement (et efficacement) appliquer de semblables stratégies que son propre collectif afin de collecter des ressources.
Un activiste des communs que nous avons interviewé à Paris en avril 2016 (participant 12), au moment de la mobilisation « Nuit Debout » sur la place de la République, représente les communs non seulement comme une action collective mais comme une ressource : « Quelque chose que personne ne possède [est] universel ; ça devient commun lorsque des gens s’efforcent de se réunir pour le défendre ». Ce même activiste suggérait spontanément que le financement de projets via Goteo constituait l’une des nombreuses incarnations des communs (étant donné qu’ils permettent la distribution d’un surplus de richesses vers des communautés étendues). Contrairement à la vision dichotomique du précédent participant, celui-ci met en avant la représentation d’un large spectre idéologique des communs, déclarant par exemple : « Nous devons maintenir cette idée d’un spectre, ne pas être trop rigide ». Il est intéressant de questionner la corrélation entre cette affirmation, d’une part, de la nécessité de l’idée du large spectre et, de l’autre, le refus véhément d’une telle continuité. Pour le participant 17, les acteurs des communs sont représentés comme étant dans une position minoritaire, tandis que le second commentateur perçoit les acteurs des communs comme étant en position de force, à même de subvertir et d’intégrer graduellement les acteurs de l’ancien monde au sein du spectre – comme l’affirme un autre activiste interviewé à Barcelone : « le corporate nous suit ou reste encore à la traîne […] mais ils ne seront pas les meneurs dans ce jeu » (participant 19). On peut toutefois se demander si la myriade d’acteurs se réclamant de l’économie collaborative et les activistes pro-communs les plus « purs » ne sont pas objectivement unis par des relations de production matérielle qui accordent in fine peu de crédit à ces formes idéologiques apparemment contradictoires. Dans la section suivant nous poursuivons l’analyse de la production idéologique autour d’une troisième thématique, spécifique au « coopérativisme des plateformes ».
68Et au nom du coopérativisme
des plateformes
Nous avons interviewé un acteur de l’écosystème collaboratif barcelonais, par ailleurs représentant du collectif international Ouishare (participant 2). En évoquant différents membres de la « scène collaborative » locale, il fit état d’un groupe spécifique d’hôtes Airbnb qui avaient pour projet de rompre avec cette plateforme d’hébergement : « Ils projettent de créer une coopérative afin de faire la facturation de façon légale et ainsi de suite, donc on voit qu’en définitive les pairs peuvent se coordonner, […] on voit ce contre-pouvoir parce que des pairs bien organisés peuvent avoir un pouvoir similaire à celui de la plateforme, parce qu’une plateforme n’est rien sans les pairs ».
Presque la moitié de nos participants ont spontanément évoqué les coopératives en ligne et le coopérativisme des plateformes. Un exemple éloquent est le participant 28, qui a créé sa première coopérative en ligne en 2003, avant de lancer l’organisation X, qui se présente comme une « coopérative mondiale ouverte qui s’organise via Internet en dehors des frontières et des contrôles des États nations ». De plus, « Organisation X ambitionne de soutenir un système économique alternatif global basé sur la coopération, l’éthique, la solidarité, et une redistribution Nord/Sud et une justice dans les relations économiques ». Lorsque nous lui avons demandé de définir les « valeurs coopérativistes » il déclara : « La solidarité, le soutien mutuel, l’ouverture, l’inclusion de nouvelles personnes en les amenant à être consensuels, participatifs […]. De mon point de vue […] c’est juste une application des coopératives traditionnelles, mais devenant numériques et atteignant les capacités pour que les gens coopèrent sur la plateforme. De mon point de vue, la plateforme, les espaces numériques sont de plus en plus importants mais ce n’est pas assez, car une poignée de coopératives ne peuvent pas se battre dans une société capitaliste, donc je crois que cette plateforme doit faire partie d’un écosystème dans une manière très interconnectée ». Reconnaissant à la fois les faiblesses du mouvement coopérativiste en ligne et l’immensité de la tâche qui l’attend, il affirma néanmoins que le réseau qu’il avait mis en place n’avait pas pour unique vocation de 69résoudre des questions liées à la participation démocratique et à la propriété, mais devait se consacrer plus fondamentalement à la construction d’une nouvelle économie dans une société post-capitaliste. À ce point, le participant faisait état de son espoir que le fonctionnement présent de l’économie laissera finalement place à ce que Peter Drucker9 nomme une société post-capitaliste, où les citoyens ne détruisent pas mais dépassent le capitalisme.
Pour mieux comprendre un tel élan d’optimisme, il faut sans doute se rappeler que la Catalogne, où se sont déroulés un nombre significatif de nos entretiens, a été historiquement marquée par le coopérativisme dans ses formes anarchistes et libertaires, depuis la seconde moitié du dix-neuvième siècle et en particulier lors de la révolution espagnole des années 1930. À cet égard ce fut intéressant d’observer l’appréciation quelque peu condescendante de ce que le participant 2 appelle le mouvement coopérativiste traditionnel, dont la présence était forte parmi la coalition municipale de gauche alors en place à Barcelone : « Le coopérativisme a été très fort dans cette région depuis de nombreuses décennies, mais dans une forme très traditionnelle. Ces gens sont encore attachés à cette forme très traditionnelle de grands meetings basés sur le papier, avec peu de technologie, avec de grands consensus etc., et ils sont un peu en conflit maintenant avec la technologie ». Toutefois, ce participant affirma qu’une partie de sa « mission » consistait à réconcilier ce qu’il perçoit comme deux courants de coopérativisme : « Chacun des groupes peut apprendre l’un de l’autre. Alors les capitalistes peuvent apprendre des coopératives comment avoir une meilleure gouvernance et une meilleure distribution de la valeur, et les coopératives peuvent apprendre des capitalistes comment monter en échelle et avoir de l’impact ». Ainsi, « quand je vais dans un mouvement coopérativiste je suis le capitaliste. Quand je suis dans le mouvement OuiShare, je suis un petit peu le coopérativiste » (participant 2).
70Conclusion
L’élan vers la « plateformisation de l’économie10 » a pris une vitesse significative au cours de la décennie passée. Cela reste cependant un processus contradictoire et incomplet : il est caractérisé par des formes de subversion, des actions concrètes de contestation de la part du travail manuel et intellectuel, bien que cette résistance demeure faiblement organisée. À ce stade nous pouvons formuler trois principaux enseignements.
D’abord, nous observons l’importance de la production idéologique pour les acteurs que nous avons interviewés. On peut affirmer qu’il s’agit bien là d’une de leurs activités essentielles, à côté de la mise en place et de la gestion d’outils de transaction et d’organisation du travail. Un élément clé que l’on retrouve dans tous ces discours est l’imprécision et la confusion des formes idéologiques avancées, en particulier pour la description des relations de production. Simultanément, toutes ces plateformes sont au moins partiellement dépendantes de l’échange de marchandises ; le travail demeure marchandisé et aucun de nos interviewés ne propose de plan cohérent permettant de transformer effectivement les relations de production vers un mode non capitaliste. De fait, l’interchangeabilité idéologique manifestée par ces acteurs a une origine objective dans la production matérielle, et on peut constater que ces différents acteurs se trouvent dans une position de domination relative par rapport à la masse plus large d’usagers de réseaux et de plateformes, et en particulier vis-à-vis de travailleurs manuels dont l’activité est organisée via ces « outils ».
Évoquant les mouvements de cyber-activisme contemporains, Ulrich Dolata écrit de façon significative : « Les activistes et participants de ce type de mouvement se recrutent au sein d’un vivier de jeunes urbains de classe moyenne, bien éduqués, insatisfaits et technophiles. Leur compréhension d’eux-mêmes est caractérisée par un scepticisme profond vis-à-vis des formes classiques d’organisation et la propagation de structures informelles, non-hiérarchiques et non-idéologiques11 » 71S’agissant de nos participants, l’insatisfaction par rapport à « ce qu’ils faisaient avant » est palpable dans bien des entretiens. Cette proposition gagnerait peut-être en pertinence si l’on substitue « scepticisme profond » par « ignorance profonde » (des formes classiques d’organisation), et en remplaçant « la propagation de structures informelles, non-hiérarchiques et non-idéologiques » par « la propagation d’une vision idéologique de structures informelles et non-hiérarchiques ».
Deuxièmement, ces acteurs sont aussi fortement impliqués dans la mise en place de nouveaux dispositifs socio-techniques. C’est de cela qu’ils parlent, ce pour quoi ils mènent de véritables campagnes d’« agitation », et c’est aussi ce qui leur permet de capturer des rentes – bien que souvent modestes – à partir de processus réels d’exploitation du travail. D’un point de vue matériel ils sont dépendants de ces dispositifs/plateformes afin de survivre dans leur condition présente. Mettre en place, gérer des plateformes, et consacrer une partie significative de leur temps de travail à des activités d’agitation est essentiel pour leur subsistance propre, mais cela sert une visée qui dépasse de loin cette seule question. Notre hypothèse est que ces acteurs servent ce que Brice Nixon nomme le « capital communicationnel12 », en soulignant le rapport de classe intrinsèque entre détenteurs des moyens de production et de communication d’une part, et les différentes catégories de travailleurs mobilisés au moyen des plateformes.
Enfin, notons que l’analyse de Nixon pourrait être affinée en rappelant les recherches d’Alain Bihr concernant les conditions historiques d’émergence d’une classe intermédiaire, entre les capitalistes et le prolétariat, qu’il nomme la « classe de l’encadrement capitaliste13 ». En s’appuyant partiellement sur le cadre analytique de Pierre Bourdieu, Bihr s’est efforcé de définir la classe sociale à partie de quatre catégories corrélées (composition et quantité de revenus, position au regard des relations de production, pratiques sociales et culturelles, habitus ou conscience de classe au sein de contextes à la fois professionnels/productifs et privés/non-productifs). Il est intéressant de prendre en compte la polysémie de la notion d’encadrement, ayant trait à la gestion et à la surveillance, 72mais aussi à l’activité de cadrage en tant que coordination et ingénierie idéologique. Assurément, ceci ouvre vers un nouveau domaine de recherche, qui est précisément la direction dans laquelle cette enquête nous conduit : les agitateurs de la sharing economy, des communs et du coopérativisme des plateformes, hormis quelques curieuses exceptions, apparaissent comme le fer de lance de cette classe de l’encadrement, diffusant la bonne parole autour d’eux, renforçant la détérioration des conditions de travail du prolétariat, et ce malgré certains inévitables dommages collatéraux au sein de leur propre groupe.
Athina Karatzogianni
Université de Leicester
Jacob Matthews
Université Paris 8
1 David Hesmondhalgh, « User-generated content, free labour and the cultural industries » in Ephemera, 10 (3/4), 2010, p 267-284.
2 Dallas Smythe, « Communications : blindspot of western marxism », in CTheory, 1 (3), 1977, p. 1-27. Brice Nixon, « Toward a political economy of”audience labour” in the digital era », in Triple C, 12 (2), 2014, p. 713-734.
3 Michael Peters et Ergin Bulut, Cognitive capitalism, education, and digital labor, Peter Lang, New York, 2011. Trebor Scholz, dir. Digital labor : the internet as playground and factory, Routledge, New York, 2013. Christian Fuchs, Digital labour and Karl Marx, Routledge, Londres, 2014. Dominique Cardon et Antonio Casilli, Qu’est-ce que le digital labor ? Editions de l’INA, Paris, 2015.
4 Mark Andrejevic, « Exploiting Youtube : contradictions of user-generated labor », in The YouTube Reader dirigé par Pelle Snickars et Patrick Vonderau, National Library of Sweden, Stockholm, 2009, p. 406-424. Edward Comor, « Digital prosumption and alienation » in Ephemera, 10(3/4), 2010, p. 439-454. Niels Van Doorn, « Platform labor : on the gendered and racialized exploitation of low-income service work in the ‘on-demand’ economy », in Information, Communication & Society, 20(6), 2017, p. 898-914.
5 Axel Bruns, « Produsage : towards a broader framework for user-led content creation », in Proceedings Creativity & Cognition, Washington DC, http://eprints.qut.edu.au/6623/1/6623.pdf, 2007.
6 Jacob Matthews, « Passé, présent et potentiel des plateformes collaboratives. Réflexions sur la production culturelle et les dispositifs d’intermédiation numérique » in Les Enjeux de l’Information et de la Communication, 1, 2015, p. 57-71.
7 Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, Paris, 1991.
8 Cristiano Codagnone, Athina Karatzogianni et Jacob Matthews, Platform economics : rhetoric and reality in the sharing economy, Emerald, Bingley, 2018.
9 Peter Drucker, The Post-capitalist Society, Buttherworth-Heinemann, Oxford, 1993.
10 Antonio Casilli et Julian Posada « The platformization of labor and society », 2018, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01895137/document.
11 Ulrich Dolata, « Social movements and the Internet : the sociotechnical constitution of collective action » in Stuttgarter Beiträge zur Organisations-und Innovationsforschung, SOI Discussion Paper, no 2017-02, 2017, p. 19.
12 Brice Nixon, « Critical communication policy research and the attention economy : from digital labor theory to digital class struggle », in International Journal of Communication, 11, Feature 1–12, 2017.
13 Alain Bihr, Entre bourgeoisie et prolétariat : l’encadrement capitaliste, L’Harmattan, Paris, 1989.
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-10497-1
- EAN : 9782406104971
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10497-1.p.0057
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/06/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Économie collaborative, activisme numérique, plateformisation, production idéologique, gouvernance numérique alternative