Acts
- Publication type: Journal article
- Journal: Études digitales
2019 – 2, n° 8. Les plateformes - Authors: Loty (Laurent), Chauveau (Carmina)
- Pages: 207 to 213
- Journal: Digital Studies
ACTES
L’enfer du digital et le bonheur de l’éphémère
Gabriel Naëj, Ce matin, maman a été téléchargée, Buchet-Chastel, Paris, 2019, 224 pages. ISBN : 978-2-283-03204-6.
Une mère franchement autoritaire et vraiment intrusive se fait télécharger, grâce à une méthode encore assez expérimentale, dans le corps d’une « pulpeuse » destinée à servir son fils à domicile. Ce faisant, elle l’empêche d’autant plus de vivre librement sa vie et ses amours que, dans ce futur relativement proche, chacun peut savoir ce que quiconque doté d’une paire de lunettes active est en train de faire, en captant en direct ou en différé les sensations perçues par cette personne. Il s’agit d’une sorte d’extension illimitée, à la fois interindividuelle et étatique, de la surveillance de la vie privée, déjà esquissée de nos jours.
De la lecture de ce récit surgit le plaisir retrouvé que procurent les nouvelles d’Asimov sur les robots : la parabole psychologique et anthropologique permise par l’épure d’un récit apparemment simple ouvre finalement le chemin à une méditation parfois abyssale sur la nature humaine. Cet appel à la méditation est toutefois modulé par l’humour et par les clins d’œil faits au lecteur, lequel, d’une manière ou d’une autre, avait bien déjà vaguement pressenti dans sa vie ce que la parabole prend en charge, ce à quoi elle tente de donner du sens en l’inscrivant dans un récit. Il s’agit de l’humaine condition : des limites de la conscience et de l’intelligence, des dangers d’une technique qui nous dépasse, de la folie qu’il y aurait à se rêver immortel. Et puis, aussi, des difficultés à faire son deuil des êtres à la fois aimants et trop aimants que sont souvent les mères.
208Cependant, la méditation grave ou le sourire amusé ne portent pas, comme chez Asimov, sur les enjeux anthropologiques soulevés par la robotique et l’intelligence artificielle. Car ici la place du robot n’est pas tenue par une machine dont l’intelligence artificielle serait en partie analogue à celle de l’être humain. Elle est tenue par une intelligence ou une âme humaines, faites d’émotions, de sentiments, de désirs, que l’on a extirpées de son corps et de ce qui est nécessairement lié à ce corps : la sensation, le besoin de se nourrir, la fragilité et la bien fatale mortalité.
Voilà que l’on a extirpé cet esprit de tout ce qui, pour un matérialiste, est à l’origine de l’intelligence ou de l’âme. De l’humanité. Extirpé puis réincorporé dans un corps artificiel. L’expérience de pensée, ici vécue par le personnage de la fiction, est apparemment inverse à celle que propose Asimov : non plus une intelligence artificielle mais un corps artificiel. Mais elle est surtout très différente. C’est celle de la confrontation à l’absence de la limite majeure : la mort, et à l’absence de cette autre perte qui est une essentielle condition de notre vie : l’oubli.
L’ouvrage est donc d’abord une parabole sur la mort en ce qu’il imagine un monde dans lequel le corps meurt mais où l’âme ou l’esprit deviennent éternels par le truchement d’un téléchargement dans un corps artificiel. Michèle, la mère de Raphaël, ne meurt pas. Elle quitte son corps, puis en prend un autre. Autant dire qu’elle n’est plus un être humain, ni même un être vivant, mais une âme comme ont pu l’imaginer les religions ou comme la religiosité du transhumanisme peut à son tour la fantasmer. La vraie leçon ne porte peut-être pas vraiment sur les folies ou les dangers du transhumanisme, mais sur l’inhumanité d’un esprit sans corps et sur ce paradoxe étonnant : si la mort est un déchirement, c’est bien la vie sans la mort qui serait insupportable.
Mais le roman est peut-être davantage une parabole sur l’oubli : Juliette, la fleuriste avec laquelle Raphaël, le narrateur, tente de vivre en cachette, loin d’une mère trop éternellement présente, a bien du mal à s’empêcher d’enregistrer ce qu’elle a vécu avec son amant, au risque de permettre à Michèle de savoir tout ce que vit le jeune couple. Plus d’instant présent et immédiatement vécu sans un enregistrement qui permette de le revivre. L’immortalité est un enfer pour Raphaël, mais nous savons tous qu’elle est une fiction impossible. Reste la vraie question de l’enregistrement de notre présent, qui tente d’annuler son tragique bonheur, sa disparition immédiate. Reste l’intrusion des techniques et 209du profit dans le vivant, et le faux bénéfice – le véritable risque – de ne plus savoir le caractère éphémère de la vie.
Pourquoi Raphaël est-il tant séduit par la fleuriste ? Pourquoi offre-t-on des fleurs coupées ? Probablement pas parce qu’ainsi les fleurs repoussent, mais plutôt parce que leur véritable beauté est dans la brièveté de leur vie. Nul ne verra jamais une âme téléchargée, parce que l’âme n’est rien sans son propre corps. Mais nous avons tous déjà pris des photos, enregistré des sons, filmé des images de notre vie. Le smartphone et les réseaux sociaux ont amplifié le processus d’un archivage du présent à une telle vitesse que nous n’avons peut-être pas encore compris que, par-delà le rêve impossible de ne plus mourir, nous risquons déjà de ne plus connaître, à chaque instant, le bonheur et la douleur de la vie si brève des fleurs coupées.
Laurent Loty
Historien de la littérature
et des idées scientifiques
et politiques au CNRS
Centre d’étude de la langue
et des littératures françaises, CNRS-Sorbonne Université
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Ecce homo captivus, ou la rébellion permanente
Hervé Krief, Internet ou Le retour à la bougie, Éditions Quartz, Paris, 2018, 96 pages.
L’auteur, Hervé Krief, n’est pas un universitaire. Il n’est pas un scientifique. Et il n’est le porte-parole d’aucun mouvement. Pourtant 210ce livre est un manifeste. Il ne s’inscrit dans aucun « -isme » : c’est un cri du cœur. Un appel de détresse qu’il lance à ses contemporains pour « éteindre Internet et les écrans avant qu’ils nous éteignent… définitivement ». Il s’agit là du sous-titre de cet opuscule qui révèle les fausses promesses de la « technoscience » et des pièges de liberté et d’épanouissement qui nous sont tendus : « la soumission volontaire et heureuse de tous ».
Outre sa brièveté, l’originalité de sa forme tient dans sa tonalité nietzschéenne, dans sa structure fragmentaire ainsi que dans les trois types de sources, clairement identifiables, qu’il vient tresser pour donner corps aux treize chapitres. Tout d’abord, Hervé Krief livre un grand nombre de citations d’auteurs avec lesquels il partage une vision désespérée de la logique qui meut nos organisations socio-économiques : sociologues, historiens, théoriciens du net, collectifs prônant la déconnexion, dont les textes sont publiés dans une kyrielle de maisons d’édition indépendantes.
Ensuite, l’ouvrage égraine un chapelet d’anecdotes et de témoignages, situés géographiquement et précisément datés. Une telle abondance relève d’un évident parti pris de la part de l’auteur : cet ancrage dans le monde réel est l’exact opposé de ce que sont les interfaces de l’internet et de l’activité qui fluctue sur ses infrastructures. Tous ces instantanés pris sur le vif dépeignent un quotidien envahi par les écrans : les sportifs amateurs obéissant à ce que leur dicte une tablette fixée au bras, les adolescents passant la journée côte à côte les yeux rivés sur leurs écrans respectifs, les chanteurs d’un soir dont la mémoire est vide et se réfèrent au Net pour obtenir les paroles, etc.
Enfin, des exposés factuels viennent s’entremêler avec les témoignages et les citations : des synthèses critiques de la réalité historique de domaines socio-économiques envahis par la technologie. Selon l’organisation thématique des chapitres, ces paragraphes théoriques vont de considérations sur les infrastructures de l’internet jusqu’aux ravages environnementaux qu’elles provoquent et aux effets qu’elles ont sur l’intimité la plus chère des « femmécran » et « hommécran » que nous serions devenus.
« Il suffirait de prendre les bons côtés de l’internet et de refuser le reste » : à cette proposition naïve l’auteur oppose une fin de non-recevoir. Pour lui, tout est mauvais dans l’ère technologique qui est la nôtre. Y compris « les logiciels libres et toutes les tartufferies qui évoquent un horizon libéré par la gratuité et le partage », car eux aussi s’appuient 211sur la technologie et les infrastructures régentées par la Silicon Valley. L’auteur dénigre tout autant ces « inventions » que sont l’économie circulaire, le recyclage, les labellisations « bio » et autres vanités de « consom’acteurs avides de garanties que seule l’industrie est capable de leur fournir, puisque c’est elle qui en a forgé les concepts ». Dans le même mouvement, l’auteur critique les altermondialistes et les écologistes, qui communiquent et agissent sur le Net sans jamais remettre en cause cet outil.
Ce que regrette l’auteur, c’est la sacralisation du progrès scientifique présenté comme une évidence et l’abandon complet de la critique « des machines et du monde technologique ». Dans cette perspective, selon l’auteur, les syndicats, les congés payés, la sécurité sociale ne sont qu’un baume doux-amer passé sur les masses travailleuses pour mieux les imprégner des valeurs du progrès scientifique promu par le grand capital. Car, la nouvelle forme de consentement et d’aliénation sociale propre à notre siècle numérique est due « à l’avènement du marxisme au xixe, à la société de consommation au siècle suivant et enfin à l’aube du xxie à la chute du mur de Berlin qui marque le triomphe du capitalisme ». Et à chacune de ces étapes, c’est une grande partie de ce qui faisait l’humain qui disparaît.
D’abord, se sont perdus les savoir-faire avec l’apparition des premières machines-outils industrielles et la taylorisation. Ensuite, au xxe siècle, le savoir-vivre ensemble s’est délité avec la société de consommation. Maintenant, c’est la perte du savoir penser qui nous gagne : nos appareils font pour nous l’effort de mémorisation et de calcul mental, ils canalisent notre attention à leur profit, délimitent les champs des possibles, dessinent les routes de l’imaginaire, bref, formatent la pensée pour fabriquer des individus semblables et identifiables. « Les luddites brisaient les machines en entraînant tout un peuple de maltraités et d’affamés avec eux. Aujourd’hui les machines numériques sont accueillies avec indifférence et sans aucune retenue ».
D’autant plus que, si les luddites combattaient pour leur autonomie, on ne peut aujourd’hui intervenir sur l’infrastructure de l’internet, ni combattre la logique qui introduit l’informatique et la connexion à la toile dans tous les domaines professionnels, des loisirs et de l’intime : depuis l’éleveur de brebis dont on exige qu’il équipe ses animaux de puces électroniques jusqu’aux écoles maternelles qu’on dote de tablettes, 212en passant par les contrôleurs de la SCNF bardés de boîtiers, lecteurs et autres terminaux connectés, on se heurte à un outillage omniprésent, proprement envahissant, à mesure que l’on suit l’auteur en Ardèche, en Vendée, en Bretagne, à Paris où il réside.
Citant Evgeny Morozov (Pour tout résoudre, cliquer ici), l’auteur perçoit notre ère technologique comme une réalité profondément totalitaire et les téléphones portables comme des « gadgets de destruction massive ». Il décrit comment a pu agir, à chacune des étapes de la destruction des savoir-faire artisanaux, du savoir vivre ensemble et du savoir penser, le germe de la concentration des pouvoirs. À l’appui d’Hartmut Rosa (Accélération. Une critique sociale du temps), ainsi que d’Olivier Rey (Une question de taille), il montre combien « la vitesse, la force financière et le désir d’hégémonie sont valorisés ». Et dans ce mouvement d’accélération permanente, comme nous n’avons plus le temps de cuisiner, ni de prendre soin de nous ou de rendre visite à des amis, la machine fait tout pour nous. Et peu importe qu’elle envoie nos données intimes au plus offrant : elle a obtenu « la dépossession des humains d’eux-mêmes ». C’est que, sous la haute autorité de l’État, la société de consommation de masse a permis l’envahissement « de notre quotidien par des objets polluants qui réussissent la gageure de nous infester le corps et de détruire notre âme ».
D’après l’auteur, ont disparu de nos vies la singularité, l’émotion, l’imprévisible, dans le même temps qu’autrui se trouve disqualifié comme interlocuteur au profit de la machine. Nous serions des individus privés d’intériorité, avec pour seule subjectivité le produit de l’adaptation aux sollicitations de notre environnement connecté. « Le plaisir de la connexion immédiate et du narcissisme ont ainsi pris la place de notions liées à une continuité de l’humain telles que mémoire, fidélité, opiniâtreté, responsabilité ».
Face à ce tableau de fin du monde, et alors que l’auteur s’alarme de voir « quels enfants nous laissons à ce monde », comment envisager la suite ? Dans la veine nietzschéenne qui l’inspire, il faut d’après lui savoir repérer et combattre la volonté de puissance de la technologie capitalistique. Refuser la science et même l’écologie telle qu’elle s’organise aujourd’hui, pour retourner à une vie en communauté, faite de labeur, d’entraide, de troc et de sobriété. Sa tentation obscurantiste étant assumée, il prône un véritable « retour à la bougie », le boycott de l’Internet et de la technologie connectée dans tous les secteurs de la vie. Sa position 213est offensive, on le sent prêt à repousser les critiques. À commencer, peut-être, par un choix partial de citations et une vision de l’histoire qui désacralise le progrès et consacre le héros oublié : Ned Ludd.
Hervé Krief est musicien professionnel, né en 1967. Sa carrière de guitariste de jazz l’a conduit à se produire sur un grand nombre de scènes françaises et internationales. En 2014, son album Toi qui marches infléchit son activité vers la cause militante contre l’ordre capitaliste et productiviste. Aujourd’hui Hervé Kreif a renoncé aux représentations sur les grandes scènes pour s’installer dans un éco-village de la Creuse et jouer de la musique dans des conditions strictement acoustiques, à une échelle qui se limite aux lieux accessibles en train. Dans ce livre il se présente comme professeur de musique.
Carmina Chauveau
Université de Nantes
- CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN: 978-2-406-10497-1
- EAN: 9782406104971
- ISSN: 2497-1650
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10497-1.p.0207
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-15-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French