Rediscovering a journalistic ethos with the YouTube channel Thinkerview
- Publication type: Journal article
- Journal: Études digitales
2019 – 1, n° 7. Youtoubeurs, youtubeuses : inventions subjectives - Author: Premat (Christophe)
- Pages: 183 to 194
- Journal: Digital Studies
La redécouverte
d’un éthos journalistique
avec la chaîne Youtube Thinkerview
Introduction
« Laissez un conseil pour les jeunes générations, une bouteille à la mer » déclare le journaliste de la chaîne Thinkerview après chaque entretien réalisé. Cette chaîne Youtube existe depuis cinq ans et a publié régulièrement une série d’entretiens individuels où le journaliste pose des questions à l’invité sans être filmé par la caméra1. Cette chaîne prétend réaliser un travail journalistique véritable grâce auquel les invités ont tout le temps nécessaire pour répondre aux questions à l’appui de leur expertise propre2. Au fil des entretiens qui peuvent être collectifs dès lors que plusieurs invités ont été conviés, les thèmes de prédilection de la chaîne Thinkerview se dessinent. Celle-ci se présente ainsi comme l’expression directe de la « communauté », c’est-à-dire de l’ensemble des hackers : leurs interventions sur le forum internet de la chaîne permettent au journaliste de formuler certaines des questions qu’il adresse aux invités. Cette chaîne ne produit pas forcément d’informations supplémentaires à celles recueillies auprès des invités. De la sorte, elle tente de saisir les coulisses de pratiques spécifiques grâce aux entretiens que les journalistes d’investigation ont avec des analystes financiers, des diplomates ou d’anciens fonctionnaires de la défense. En mobilisant 184l’ethnopragmatique et l’analyse conversationnelle, nous souhaiterions savoir si elle promeut un nouvel éthos journalistique ou si cette chaîne se concentre sur la mise en réseau d’experts ayant un point de vue spécifique sur les grandes questions géopolitiques. Dans un premier temps, nous décrirons les caractéristiques de cette chaîne à partir du choix des invités, des fonctions privilégiées, du temps d’enregistrement et des interactions avec la communauté des internautes. Puis nous analyserons certaines séquences qui se répètent au fil des entretiens pour comprendre de quelle manière cette chaîne prétend se démarquer de l’offre médiatique classique. Nous nous intéresserons plus particulièrement à la manière dont le journaliste, invisible, présente la chaîne et s’adresse aux invités.
Les caractéristiques de la chaîne Thinkerview
Le genre de l’interview permet de situer cette chaîne du côté de l’information et de l’investigation tout en convoquant des anecdotes liées à la compréhension de l’actualité3. La chaîne Thinkerview s’appuie sur un format en direct et un autre format en différé diffusé sur Youtube dans la perspective de promouvoir un point de vue alternatif à celui jugé dominant4. La maîtrise conjointe du direct et du temps différé permet d’élargir le public de la chaîne : la diffusion en direct s’adresse à un public d’abonnés ; le différé séduit les personnes intéressées par l’interview et par l’interviewé. Sur le site de la chaîne, on peut lire les objectifs suivants : « Thinkerview a pour objectifs : Mettre à l’épreuve les idées/discours en décelant leurs failles, leurs limites. Écouter les points de vue peu médiatisés afin d’élargir nos prismes de lectures. Appréhender toute la complexité des enjeux actuels et futurs de notre monde5 ». Cette chaîne ne se donne donc pas comme une alternative politique à la diffusion d’information puisque le 185groupe est indépendant. Elle ambitionne de promouvoir un esprit critique appliqué aux propos qui sont tenus par les personnes interviewées. Le modus operandi de ces interviews implique l’anonymat de l’intervieweur dont on n’entend que la voix. L’ensemble des entretiens est mis en scène de façon similaire : l’interviewé, installé dans un fauteuil gris regarde face caméra et répond au journaliste lui-même hors-champ, donc invisible. Parmi les objectifs affichés par la chaîne, il est intéressant de noter une dimension inclusive qui transparaît avec l’usage d’expressions comme « nos prismes de lectures », « notre monde ». Comme si la nécessité d’avoir un point de vue critique était un bien extrêmement important pour comprendre les enjeux du monde contemporain.
Entre le 30 janvier 2013 et le 21 septembre 2018, cette chaîne a réalisé cent onze entretiens soit plus de soixante-dix-huit heures d’enregistrement en direct. Il est intéressant de noter que ces entretiens sont systématiquement compilés sur le site de Thinkerview avec quatre oublis, les deux entretiens politiques réalisés avec Jean Lassalle en 2015 et en 2018, l’entretien avec l’ex-candidat à la présidentielle François Asselineau et celui qui s’est tenu avec Étienne Chouard le 4 août 2017. Si ces entretiens sont disponibles sur la chaîne Youtube, ils ne figurent pas dans la synthèse réalisée par le site. L’explication tient au fait que la chaîne soigne son indépendance par rapport aux invités politiques : ceux-ci ne sont pas conviés par la chaîne à s’exprimer en temps normal sauf s’ils endossent une autre fonction que celle de personnel politique comme c’est le cas des députés François Ruffin et Cédric Vilani et de l’ex-députée écologiste Isabelle Attard. En outre, l’entretien avec François Asselineau a été boudé par la communauté de hackers puisque la plateforme Youtube n’enregistre, pour cette vidéo, que deux cent trente-deux vues au 21 septembre 2018. La page Wikipedia de la chaîne signale une série d’interviews politiques avec Marie-Noëlle Lienemann, Jean Lassalle, Yannick Jadot, François Asselineau et Nicolas Dupont-Aignan qui ont été placées à part et qui n’ont pas été prises en compte dans la constitution de notre échantillon6.
Sur les cinq dernières années, les entretiens ont duré en moyenne soixante-douze minutes. Le premier tableau montre une évolution des pratiques depuis 2013 avec une stabilisation de la forme et un allongement des temps de conversation.
186
Année |
Nombre d’entretiens |
Temps moyen d’interview |
Nombre moyen de vues |
2013 |
10 |
47 |
64065 |
2014 |
7 |
33 |
28 117 |
2015 |
12 |
60 |
82 668 |
2016 |
16 |
61 |
144 914 |
2017 |
26 |
70 |
159 170 |
2018 |
40 |
93 |
166 893 |
Période 2013-2018 |
111 |
72 |
134 795 |
Fig. 1 – Évolution des pratiques de la chaîne Thinkerview (2013-2018).
Source : synthèse effectuée à partir de la collecte de données jusqu’au 21 septembre 2018.
Nous remarquons d’abord une phase d’adaptation entre 2013 et 2015 durant laquelle la chaîne essaie de trouver une régularité dans la publication des entretiens avec, en moyenne, un entretien par mois. La chaîne semble avoir connu une phase d’expansion à partir de 2016 grâce à un effet réseau : la notoriété et l’expertise des invités se combinent alors à un public d’internautes plus fidèle qui constitue la base de référence de la communauté des hackers. Le 21 septembre 2018, la chaîne avait déjà réalisé plus de quarante entretiens ce qui laisse à penser que, d’ici la fin de l’année 2019, elle produira à un rythme évalué à soixante entretiens par an, soit une moyenne de cinq par mois. La forme des entretiens varie. Ainsi, la chaîne propose une palette d’entretiens allant des entretiens individuels à la convocation de panels de deux, trois ou quatre personnes invitées à interagir sur des sujets majeurs d’actualité. Au total, cent cinquante-six personnes ont participé à cet exercice ; quelques invités privilégiés reviennent régulièrement comme l’ancien haut fonctionnaire de la défense Pierre Conesa qui est intervenu à sept reprises depuis début 2015. Alors que sa première interview a duré trente-deux minutes, la dernière s’étend sur quatre-vingt-une minutes. Cet exemple illustre l’allongement plus général des entretiens dont la durée s’établit en moyenne entre une heure et une heure trente. En 2017 et en 2018, il n’est pas rare de voir un enchaînement de deux 187entretiens au cours de la même journée en fonction de la disponibilité des invités. Pierre Conesa a également participé à un entretien à trois à la fin de l’année 2015.
Olivier Delamarche fait également partie des invités privilégiés puisqu’il a été interviewé à sept reprises, individuellement ou avec d’autres économistes. Dans son entretien du 11 septembre 2017, il est présenté comme analyste financier7 tandis que lorsqu’il intervient aux côtés de Pierre Sabatier et de Charles Gave, il est rangé dans la catégorie des économistes8. Si Olivier Delamarche intervient régulièrement pour la chaîne depuis 2013, il a participé également aux deux débats organisés à l’école de guerre en 2017 et en 20189. Olivier Delamarche tout comme Pierre Sabatier10, Nicolas Meilhan11, Olivier Berruyer, Pierre Conesa et Philippe Béchade, fait partie du groupe Les Éconoclastes qui est l’un des réseaux privilégiés par Thinkerview. Cette association précise sur son site sa principale ambition ; les membres s’engagent « parce que nous sommes convaincus qu’une société qui se construit sans donner les moyens à ses citoyens de contribuer à la définition de ses fondations ne peut que provoquer des ruptures de plus en plus violentes, des relations humaines plus chaotiques et une ruine certaine12 ». Le site des Éconoclastes relaye par ailleurs vingt-huit interviews diffusées sur Thinkerview13. Dans les faits, nous remarquons un postulat commun entre ces deux think tanks qui souhaitent à la fois donner une expertise sur des sujets globaux et contribuer à la formation de l’esprit critique. Les Éconoclastes réunissent des économistes hétérodoxes assez proches de l’école autrichienne et des idées de Friedrich von Hayek14. Olivier Delamarche a théorisé l’effondrement des systèmes économiques 188occidentaux qui fonctionnent presque uniquement sur la dette ; régulièrement interviewé, il est en outre chroniqueur à BFM Business15.
L’un des postulats qui revient à plusieurs reprises est celui de la collapsologie : celle-ci s’intéresse aux ruptures et à l’effondrement en cours au sein d’un système économique et social reposant sur la croissance. L’interview de Pablo Servigne est, de ce point de vue, révélatrice puisqu’elle est centrée entre autres sur l’effondrement des sociétés fondées sur la croissance : « on vous reçoit pour parler d’effondrement, tout un tas de choses connectées avec ce sujet, est-ce que vous pouvez vous présenter succinctement16 ? ». Pablo Servigne est l’inventeur de ce concept qui permet de travailler sur les manifestations de cette rupture civilisationnelle17 alors que d’autres penseurs s’interrogent sur les possibilités de régénérer une complexité sociale après une rupture majeure, un collapse. Ce qui retient l’attention, c’est la manière dont le journaliste invisible balaie une multitude de thèmes globaux pour que les analyses mettent plus clairement en évidence l’ensemble des ruptures que le monde subit. Voici comment commence, par exemple, l’entretien avec Pierre Sabatier, Charles Gave et Olivier Delamarche le 3 avril 2018 : « Messieurs bonsoir, nous vous interviewons pour une chaîne internet qui s’appelle Thinkerview, nous sommes en direct, nous vous avons conviés ici pour parler un peu d’économie, euh de finance, de terrorisme, de flux migratoires euh de salaire universel et tout un tas de petites choses, comment allez-vous18 ? ». Cette entrée en matière qui fait sourire les invités par la densité des sujets abordés est caractéristique de cette chaîne qui veut prendre le temps d’analyser les questions globales. Ainsi, autour de la collapsologie gravitent des thèmes aussi variés que les analyses macroéconomiques, l’effondrement du système financier, la corruption, l’illusion de la croissance, l’épuisement des ressources induite en particulier par la dépendance au carbone, la souffrance animale, la malbouffe. Grâce au style de cette présentation, le journaliste adopte 189le ton de la conversation comme s’il s’agissait de dédramatiser l’accès à ces sujets graves. La chaîne donne aussi bien la parole aux économistes libéraux hétérodoxes qu’aux économistes de gauche19 (Les Économistes Atterrés par exemple20), aux militants écologistes et aux journalistes d’investigation.
Le profil des interviewés est néanmoins assez ciblé puisqu’il s’agit pour la plupart d’anciens experts à la retraite, de conférenciers, de consultants indépendants ou de lanceurs d’alerte. En revanche, sur cent cinquante-six intervenants, seules treize femmes ont été interviewées, soit 8 % de l’ensemble des invités. L’interview la plus prisée des internautes est celle d’Alain Juillet, ancien chef de la DGSE, qui engrange au 21 septembre 2018 un total de 584 844 vues21. Cela tient autant au sujet traité (fonctionnement des services secrets vu de l’intérieur) qu’aux réseaux de la personne interviewée. La vidéo d’une personnalité telle que le conférencier Idrisse Aberkane atteint au 21 septembre 2018 un total de 583 900 vues22. Ce succès est certainement dû à la curiosité que son profil suscite. Ainsi, le choix des invités s’effectue en fonction de la notoriété des personnalités choisies pour leur positionnement hétérodoxe dans l’espace médiatique (Natacha Polony, par exemple, est intervenue à deux reprises ; la vidéo de son deuxième passage, le 19 février 2016, totalise 407 694 vues23) ou dans l’espace scientifique (l’interview du 8 juin 2018 de l’astrophysicien Jean-Pierre Petit, qui a été contesté en raison de ses hypothèses, totalise plus de 355 934 vues24).
Pour pouvoir comprendre le style que cette chaîne veut imprimer, il nous apparaît important de nous situer dans une dimension ethnopragmatique qui permettra de faire ressortir la spécificité de l’échange et de l’interaction produite avec les personnes interviewées. Classiquement, l’ethnopragmatique est plutôt destinée à révéler une caractéristique anthropologique du langage grâce à l’enregistrement d’entretiens. Ici, ces enregistrements n’ont pas besoin d’être produits car la chaîne 190propose la totalité du montage. Comme l’écrit Bernard Traimond, « avec l’ethnopragmatique, le réel n’apparaît que sous la forme langagière pour se constituer dans et par son analyse25 ». Cliff Goddard insiste pour sa part davantage sur les filtres culturels qui permettent à la conversation d’être retraduite en fonction des interlocuteurs nommés26. En bref, l’intention est bien de réutiliser l’expertise de l’invité pour contribuer, à travers une interaction, à l’élaboration d’un diagnostic précis de l’état du monde.
La construction d’une scène journalistique inédite
La chaîne ne sélectionne pas les scènes ; elle ne manipule pas les entretiens pour les intégrer dans un montage ; elle ne sépare pas les coulisses du direct. C’est pour cette raison que l’analyse conversationnelle est adaptée à l’étude de détails qui paraissent anodins relevés lors des entretiens, lorsque le journaliste et les invités effectuent des digressions. Le journaliste qui pose les questions n’est jamais nommé ni visible. Son avatar est Sky et la communauté l’interpelle parfois en direct dans les commentaires postés sur la chaîne Youtube27.
Le cadre de la scène énonciative est ainsi prédominant. Les éléments conversationnels quotidiens permettent d’activer une relation de confiance et d’authenticité permettant par la ensuite d’amener l’invité à donner des informations importantes sur le sujet abordé. Nous adoptons ici un point de vue résolument interactionniste lorsque nous prenons en compte ces éléments issus de l’échange entre le journaliste et les invités28. Il existe une interlocution, c’est-à-dire un échange entre le journaliste et l’invité 191qui s’adresse à un public à propos d’un sujet précis. Dans certains cas, le journaliste peut même définir d’emblée le cadre de l’interview en montrant qu’il connaît bien le monde d’appartenance de la personne interviewée. C’est par exemple le cas de l’entretien avec Alain Juillet datant du 7 juillet 2018 qui débute de la sorte : « Alain Juillet, bonsoir – [Alain Juillet] bonsoir – nous vous recevons pour une chaîne internet qui s’appelle Thinkerview, nous sommes en direct, c’est une émission un peu particulière ce soir parce que euh elle nous tient à cœur et je voudrais la… la dédier à deux personnes qui euh me sont chères, c’est Marc Ullmann – [Alain Juillet en hochant la tête] effectivement – et Robert Guillaumot – [Alain Juillet] oh oui – peut-être une troisième qui devrait toujours être vivante, Philippe Caduc29 ». Le journaliste cite des personnes clés de l’intelligence économique bien connues d’Alain Juillet, Robert Guillaumot30 et Philippe Caduc31, ainsi que le journaliste Ullmann qui a inspiré l’aventure de Thinkerview.
Au cours de la conversation avec l’invité, il est parfois demandé à la personne interviewée de donner des éléments au public sur un sujet plus tabou. Sky adopte un éthos accusateur lorsqu’il pose des questions directes sur le statut et le rôle de l’interviewé. Il s’agit, de l’extérieur, de tester la personne interviewée en lui demandant, par exemple, des éléments sur son niveau de vie, son salaire. Cette position énonciative est typique de cet éthos dans la mesure où Sky se positionne implicitement comme un juge qui, par définition, ne participe pas au système incriminé. En outre, dans la plupart des entretiens, Sky revient sur les principes de la charte de Munich définissant l’éthique du journalisme qui semble avoir été bafoués par la société de la consommation et du spectacle32. En outre, la question « Avez-vous un ami imaginaire ? / As-tu un ami imaginaire ? » revient souvent comme dans l’entretien avec Étienne Chouard du 4 août 201733. 192Il s’agit pour le journaliste de savoir si la personne interviewée croit en un système religieux. Les séquences introductives permettent d’emblée de justifier le choix de l’invité : « Philippe Bihouix, bonsoir – [Philippe Bihouix], bonsoir – nous vous recevons pour une chaîne internet qui s’appelle Thinkerview, on vous reçoit dans le cadre de vos activités et de votre bouquin sur les low tech, qu’est-ce que vous faites dans la vie, est-ce que vous pouvez vous présenter succinctement34 ? ». La musique introductive est importante car elle permet de focaliser l’attention sur la personne interviewée qui apparaît à l’écran assise dans un fauteuil. L’interaction est fondamentale car la présentation de la personne permet d’amorcer la discussion autour des sujets abordés, à savoir les low tech dans le cas de Philippe Bihouix. La question est exposée dès l’abord puisqu’elle est prise au sein d’une série de phrases permettant de justifier le cadre de l’entretien et de susciter l’intérêt pour les activités de la personne interviewée. Le pronom utilisé est « vous » car la personne n’est pas directement connue du journaliste. Néanmoins, le ton est familier ainsi qu’en témoigne l’usage de mots comme « bouquin » tout comme la question très générale « qu’est-ce que vous faites dans la vie ? ». La personne interviewée est ainsi sommée de se présenter, cette présentation menant à une forme d’autoanalyse où l’intervenant revient sur sa pratique et l’interroge dans la perspective d’un cadre plus large.
Le journaliste revient sur la trajectoire de l’invité en lui rappelant ses activités passées tout en montrant qu’il est bien informé. Les habitués des entretiens tournent en dérision l’exercice : de la sorte, Pierre Conesa répond de manière ironique à la présentation élogieuse de Sky : « [Pierre Conesa] écoutez, ça va, après la présentation que vous avez faite, ma mère va être contente / [journaliste] (rires), ça commence par-là, euh, est-ce que vous pouvez vous présenter succinctement35 ? ». Cet échange anodin et ironique montre que l’invité régulier et le journaliste maîtrisent parfaitement le cadre de leur échange, ce qui va déclencher de la part de Pierre Conesa une autoanalyse précise de sa manière de lire 193les événements géopolitiques. L’entretien avec Marc Luyck Ghisi du 15 novembre 2017 met en évidence une relation de connaissance entre les deux interlocuteurs puisque le journaliste tutoie l’invité qui était l’ancien conseiller de Jacques Delors et qui se présente comme prêtre défroqué36. L’entretien alterne entre des réflexions anodines portant sur des détails (le vin qui est nommé par l’intermédiaire de la métonymie « jus de raisin » puisque l’équipe a offert une boisson à l’invité comme cela arrive lors de certaines interviews), le niveau de langue, avec des passages ressemblant à des confidences et des analyses de l’évolution de l’Europe et de la question climatique. Le journaliste amène l’invité sur son terrain en évoquant la question de « l’effondrement de civilisation37 » : « [l’invité] l’alternative, c’est la Terre qui devient désert et la vie qui disparaît – [le journaliste] un effondrement de civilisation à grande échelle – [l’invité] et je crois que ça va se passer en partie38 ». Sky prolonge la phrase de l’invité pour lui substituer une reformulation qui appuie le diagnostic. Les éléments informels de la conversation et du décor accentuent paradoxalement la dramatisation des enjeux. Le journaliste affirme de plus en plus un éthos au service du thème principal, l’effondrement des civilisations, qu’il décline à partir de la démographie, de l’inadéquation entre la chimère de la croissance et des ressources, de la mauvaise information (les masses sont renvoyées à leur ignorance consumériste39). Dans plusieurs interviews, certains interlocuteurs vont corriger cette appréciation générale pour préciser et nuancer ce propos. La chaîne Thinkerview s’affiche donc comme une expression de la communauté des hackers d’autant plus que ses moyens financiers reposent en partie sur le financement participatif via l’application Tipee.
194Conclusion
La chaîne internet Thinkerview a su élaborer une marque de fabrique depuis 2013 en fidélisant un public d’internautes proches de la communauté des hackers et en développant une forme de journalisme pirate, en dehors des codes habituels, qui répond fondamentalement à une exigence éthique d’analyse critique de l’information. La forme de l’entretien participe à l’approfondissement des sujets, étant entendu que chacun de ceux-ci gravite autour d’un diagnostic plus global d’effondrement de la civilisation technicienne et capitaliste reposant sur le postulat de la croissance. Diagnostic qui n’est pas sans rappeler les analyses de Castoriadis sur l’idée de développement40 et qui prend une dimension centrale dans les échanges. Au fond, la chaîne en revient à cette analyse globale propre au champ de la collapsologie. En l’occurrence, ce pessimisme mélange à la fois le registre de l’expertise et celui de l’idéologie au sens d’adhésion à un discours sur l’état du monde. En l’occurrence, se manifeste une volonté de faire appel à des invités de haut niveau pour comprendre la manière dont cet effondrement civilisationnel est en train de se réaliser. En donnant la parole à des ingénieurs, des chercheurs, des lanceurs d’alerte, la chaîne propose un approfondissement de cette thématique principale tout en questionnant le métier de journaliste en renvoyant aux principes de la charte de Munich de 1971. À chaque entretien, le journaliste de la chaîne Thinkerview propose un message adressé aux jeunes générations en mettant en évidence une communauté de hackers éclairée assez proche de ce que Castoriadis nommait le « collectif anonyme41 ».
Christophe Premat
Université de Stockholm
1 Le compte Youtube de cette chaîne a été créé le 30 octobre 2012, la première vidéo ayant été diffusée en janvier 2013 selon la page Wikipedia consacrée à cette chaîne. https://fr.wikipedia.org/wiki/ThinkerView.
2 L’entretien avec Pierre Conesa du 14 septembre 2018 commence par les propos suivants : « on vous reçoit sur notre chaîne depuis deux années peut-être, on vous reçoit pour vos compétences ». https://www.youtube.com/watch?v=40iIDVT05WY.
3 Jean Royer, « De l’entretien », Études françaises, vol. 22, no 3, 1986, p. 118. https://www.erudit.org/en/journals/etudfr/1986-v22-n3-etudfr1667/036906ar/
4 Mackay et Dallaire s’étaient intéressés à la manière dont la plateforme Youtube permet d’élaborer des contre-discours efficaces. Stephanie Mackay, Christine Dallaire, « La contestation des discours sur l’obésité : Youtube et la femme “grosse” parrhésiaste », Recherches féministes, vol. 23, no 2, 2010, p. 7-24.
5 https://thinkerview.com/.
6 https://fr.wikipedia.org/wiki/ThinkerView.
7 https://www.youtube.com/watch?v=W6xoUHRHkFc.
8 https://www.youtube.com/watch?v=oshQeyarrY8.
9 https://www.youtube.com/watch?v=mbbKDdFTx9w et https://www.youtube.com/watch?v=82cgWGlrAyE. Il est à noter que nous n’avons pas inclus cette dernière conférence dans notre échantillon qui s’arrête le 21 septembre 2018. Nul doute que cette coopération entre l’école militaire et Thinkerview devrait se poursuivre sur un rythme régulier.
10 https://www.youtube.com/watch?v=oshQeyarrY8.
11 https://www.youtube.com/watch?v=exhl1rpAUiA.
12 https://leseconoclastes.fr/demarche/.
13 http://leseconoclastes.fr/author/thinkerview/.
14 Interview réalisée par Media et ajoutée sur la plateforme Youtube le 31 mai 2012). Il est présenté comme Président de Platinum Gestion. https://www.youtube.com/watch?v=72-_uWNXgSg.
15 En 2011, l’émission Arrêt sur images s’était intéressé aux sources qu’Olivier Delamarche détenait lorsqu’il évoquait le fonctionnement du fonds européen de stabilité financière, le FESR. https://www.dailymotion.com/video/xmf28r.
16 Interview du 23 février 2018 qui enregistrait 382 140 vues au 21 septembre 2018. https://www.youtube.com/watch?v=5xziAeW7l6w.
17 https://www.liberation.fr/debats/2015/06/11/collapsologie-nom-du-latin-collapsus-tombe-d-un-seul-bloc_1327524.
18 Transcription de la première séquence après la musique du générique. https://www.youtube.com/watch?v=oshQeyarrY8.
19 Table ronde avec Mireille Bruyère, Éric Berr et David Cayla, 26 juin 2018. https://www.youtube.com/watch?v=g5ZMXtnckT8&frags=pl%2Cwn.
20 http://www.atterres.org/.
21 https://www.youtube.com/watch?v=AjM8TpMs01Y.
22 La comptabilisation des vues sur Youtube ne signifie pas pour autant que les internautes ont vu l’entretien dans sa totalité, mais cela indique que plus de 583 900 appareils différents se sont connectés à cet entretien. Accès : https://www.youtube.com/watch?v=NrQ0dSusGrQ.
23 https://www.youtube.com/watch?v=db26_acAeF4.
24 https://www.youtube.com/watch?v=VanOVShKsCM.
25 Bernard Traimond, Qu’est-ce que l’ethnopragmatique ? Presses universitaires de Bordeaux, Bordeaux, 2016, p. 39.
26 Cliff Goddard, Ethnopragmatics. Mouton de Gruyter, Berlin, New York, 2006, p. 16.
27 Dans l’un des commentaires de l’interview d’Idrisse Aberkane, on peut lire sous le nom « Giancarlo Marzocchi », il y a sept mois (modifié) : « Hey l’intervieweur : un peu plus de douceur dans tes questions, dans leur forme, te ferait le plus grand bien. Là ça fait interrogatoire de police (surtout le début de l’interview en fait) ». https://www.youtube.com/watch?v=NrQ0dSusGrQ.
28 Catherine Kerbrat-Orecchioni, « Nouvelle communication et analyse conversationnelle », Langue française, no 70, 1986, p. 9.
29 https://www.youtube.com/watch?v=AjM8TpMs01Y.
30 https://www.veillemag.com/Hommage-a-Robert-Guillaumot-de-la-part-de-ses-amis_a2916.html.
31 Philippe Caduc a été, quant à lui, élu à la tête du Conseil d’administration du Syndicat Français de l’Intelligence Économique. https://www.veillemag.com/Philippe-Caduc-Directeur-General-de-l-ADIT-devient-president-du-Synfie_a1883.html.
32 Jean-Marie Charon, « Journalisme, le défi de l’autorégulation », Réseaux, vol. 18, no 100, 2000, p. 396.
33 L’entretien a été retranscrit sur le site sans que les éléments d’interaction entre le journaliste et Étienne Chouard aient été notés. http://wiki.gentilsvirus.org/index.php/Interview_de_%C3%89tienne_Chouard_par_Thinkerview#_.2824.2700.22.29_Ami_imaginaire_.3F_:_M.C3.A9chancet.C3.A9.2C_comp.C3.A9tition.2Fgentillesse.2C_bont.C3.A9_et_coop.C3.A9ration_-_Charles_Darwin.
34 https://www.youtube.com/watch?v=Bx9S8gvNKkA ; le début de l’entretien avec Jean-Pierre Petit commence pratiquement dans les mêmes termes, https://www.youtube.com/watch?v=VanOVShKsCM.
35 La séquence démarre à partir de 35 secondes. https://www.youtube.com/watch?v=
40iIDVT05WY.
36 https://www.youtube.com/watch?v=JDRzEdRQF5s.
37 https://www.youtube.com/watch?v=JDRzEdRQF5s.
38 Ibidem. Accès : https://www.youtube.com/watch?v=JDRzEdRQF5s.
39 Jérôme Meizoz, « Recherches sur la “posture” : Rousseau », Littérature, vol. 126, no 2, 2002, p. 3-17.
40 Candido Mendès (dir.), Le mythe du développement, Le Seuil, Paris, 1977.
41 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Le Seuil, Paris, 1975, p. 433.
- CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN: 978-2-406-10419-3
- EAN: 9782406104193
- ISSN: 2497-1650
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10419-3.p.0183
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-01-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: YouTube, hackers, loyalty, journalism, information