Postures
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2018 – 1, n° 5. Religiosité technologique - Auteurs : Vignon (Daphné), Perret (Arthur)
- Pages : 215 à 221
- Revue : Études digitales
Postures
Ultime perversion
Patrick Baudry, L’addiction à l‘image pornographique, édition Le Manuscrit, 144 pages, ISBN : 9782304045222.
Patrick Baudry se donne pour enjeu de rendre compte de l’addiction aux images pornographiques grâce à une étude qui se donne comme un « récit » forgé à partir d’une série d’entretiens avec des consommateurs de sites et de blogs érotico-pornographiques, entretiens dont des extraits sont proposés en annexe. Cette approche particulière, à rebours de toute démarche sociologique ou thérapeutique – dont les problématiques d’addiction relèvent pourtant au premier chef – explore la part déterminante que le dispositif de visualisation permis par Internet prend dans le mécanisme de la dépendance. Racontant la navigation infinie, aussi obsessionnelle que routinière, des sex-addicts, Patrick Baudry oppose « l’imagerie » qu’elle forme aux dispositifs photographiques ou vidéographiques. Pris dans la dynamique d’un flot continu d’images hétérogènes, l’utilisateur se laisse aller à l’étourdissement d’une immédiateté, à un désordre aussi intense que mobile qui produit l’excitation en ce qu’il ouvre la possibilité que « survienne une situation improbable ». Le consommateur espère cette résolution libératrice qui, dans les faits, ne dure qu’un court instant. Piégé par l’attente toujours déçue, happé par une déferlante de sollicitations, participant, si nécessaire, au labyrinthe inextricable tracé par le renvoi des blogs des uns aux autres, il n’est plus le spectateur d’une narration circonscrite dans une temporalité propre, par exemple, aux films pornographiques. Pour autant, et c’est le fond de l’engrenage addictif, il ne devient pas auteur ni même acteur d’un 216quelconque récit, aussi pauvre soit-il. L’Internet, disponible à demeure et à toute heure, réserve infinie d’images de hasard, est une promesse de tout voir en toute liberté. Mais celle-ci se résout dans la perte de toute distance. Privé de perspective comme de profondeur cathartique, le regard se fait latéral, purement impressif. Il n’est dès lors plus possible de « voir », fût-ce sur un mode voyeuriste. L’image « pilote non pas le regard mais la routine d’une situation en construisant ainsi tout l’espace-temps du visualisateur ». Au fil de cette expérimentation qui, contrairement à l’expérience, ne promet aucune fin, l’internaute n’est plus que « la médiation d’un flux qui l’absorbe »
Patrick Baudry tente donc de dessiner le rapport nouveau, à l’œuvre dans les technologies digitales, du corps à l’image qui ne suppose plus le face-à-face d’un sujet et d’un objet. Il va sans dire que le thème de l’étude, la pornographie, favorise ce glissement conceptuel que l’auteur, récit oblige, explicite uniquement par touches. L’imagerie qui se constitue via l’Internet a participé à ôter à la pornographie toute notion d’outrance, de franchissement des tabous et des limites. L’effacement de cette dernière distance (celle de la transagressivité) redouble l’efficacité du processus addictif. Une circularité se dessine qui va de l’outil technique à la constitution d’une imagerie « de la présence » et de l’expérimentation de cette imagerie à la tentative de résoudre la délicate relation de soi à soi qui se joue dans l’addiction. Il n’est pas ici question de décrire une quelconque pratique masturbatoire d’autant plus frénétique qu’elle s’alimente d’images de plus en plus explicites. Bien au contraire. Celles-ci, par leur massification sans ordre, ne répondent à aucun fantasme intime. Elles s’imposent comme une négation de la sexualité relationnelle – autrement dit, une abolition de la distance à l’autre et à soi. Le plaisir physique n’entre pas dans l’équation, même si une fugace jouissance demeure possible. Et alors que le sex-addict est absorbé « œil et corps » par une pornographie engageant une « corporéité toute physique » faite de compétences, de pouvoir et de contrôle, se fabrique une « représentation simplifiée de la réalité » vidée de toute dimension symbolique, hors de tout langage et qui se substitue au « réel ». Enfermé dans sa caverne des temps modernes qui fait promesse de totalité entièrement déployée, le sex-addict « s’est laissé piéger à l’image déformée d’une image ». Dépossédé de toute volonté et de tout libre arbitre, il tente de résoudre une insupportable tension de soi à soi dans une urgence 217caractéristique de la société contemporaine. Une démesure sur écran plat dans laquelle Patrick Baudry voit une « logique toute libérale, toute en dérégulation » qui « entretient l’idéologie de l’individu auto-fondé ». C’est bien là l’ultime perversion : l’absolutisme d’un individu qui a renoncé à être sujet.
Patrick Baudry est professeur de sociologie à l’université Michel de Montaigne, Bordeaux III et chercheur associé au Laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales (CNRS Paris).
Daphné Vignon
Université de Nantes
*
* *
Pour un réinvestissement critique
du concept de dispositif
Valérie Larroche, Le dispositif : un concept pour les sciences de l’information et de la communication, Londres : ISTE éditions, 2018, 212 pages, ISBN : 978-1-78405-506-6.
Le dispositif jouit d’une immense popularité en sciences de l’information et de la communication (SIC). S’il mobilise des notions fondamentales pour la discipline (technique, organisation, discours) et présente un potentiel heuristique fort vis-à-vis d’objets en constante évolution, il est également utilisé de façon récurrente comme un joker conceptuel, dans une forme d’impensé. Dans l’introduction de son ouvrage éponyme, Valérie Larroche ne le dit pas autrement : « Il s’agit souvent d’une notion non questionnée que les auteurs considèrent comme allant de soi ou non essentielle » (p. 8). Elle se donne ainsi un double 218objectif : expliciter l’importance de cet outil conceptuel dans le contexte des sciences humaines et sociales en général puis des SIC en particulier.
La première partie est consacrée à l’articulation de la notion de dispositif à celles de technique, d’organisation et de discours. Et Valérie Larroche débute cette analyse notionnelle par la technique puisque c’est en elle que le dispositif trouve ses racines. Pour ce faire, l’auteur convoque un certain nombre de fondamentaux issus de l’anthropologie et de l’histoire des techniques tels que la distinction entre outil, instrument, machine et appareil, le développement du savoir-faire ou bien encore des logiques industrielles et productivistes. L’ensemble de ces réflexions amène Valérie Larroche à mettre à jour ce qui constitue le ressort principal du fonctionnement du dispositif : la spatio-temporalité. À partir de l’expression « lieu pratiqué » chère à Michel de Certeau, elle retrace les grands travaux qui ont permis d’approfondir le rapport entre l’outil et le corps, l’art et la technique ; avec Bruno Bachimont, elle nous rappelle que leur propriété commune consiste à produire des effets de régularité.
Valérie Larroche examine ensuite l’organisation puisque c’est à travers elle que s’incarne le dispositif. À la spatio-temporalité, l’auteur ajoute ainsi une dimension sociale qui la conduit à introduire les termes de cadre, de rôle ou encore de stratégie. Elle décrit dès lors le dispositif comme « un savant dosage entre libertés et contraintes » (p. 52), privilégiant à ce titre son adaptabilité et sa capacité à stimuler l’innovation. En particulier, elle met en avant la fonction de médiation du dispositif, notamment lorsqu’il s’agit de créer, au sein des organisations, des conditions alternatives de l’action.
Valérie Larroche interroge enfin le discours puisqu’il permet de mettre en évidence une grande partie des logiques normatives du dispositif. Prenant l’exemple du droit, l’auteur décrit la dimension programmatique et prescriptive du dispositif et souligne le rôle central des documents dans sa mise en pratique. Ces aspects sont particulièrement utiles pour les sciences, lesquelles intègrent parfois des dispositifs à leurs processus analytiques et réflexifs : la réappropriation du dispositif en tant qu’outil conceptuel ou méthodologique caractérise alors une « posture dispositive » (p. 162).
Cette première partie accomplit un travail indispensable : elle dresse un état de l’art, nécessairement vaste, rigoureusement documenté, 219qui fait le choix de l’exhaustivité mais sur un mode synthétique. Par conséquent, sa lecture intéressera les chercheurs en sciences humaines et sociales pour qui la notion de dispositif semble aussi incontournable qu’insaisissable ; elle nous semble particulièrement précieuse pour les jeunes chercheurs en SIC, pour qui l’interdisciplinarité est une exigence mais également un défi. Elle doit néanmoins être considérée comme faisant partie d’une tradition récente d’investigation du concept de dispositif. Les lecteurs sont invités, à partir de ce panorama dressé par Valérie Larroche, à s’approprier par eux-mêmes cette tradition afin d’explorer certains points dont on peut considérer qu’ils sont abordés succinctement, et certainement par nécessité de compromis (on pense en particulier aux travaux initiaux de Michel Foucault et aux apports de Gilles Deleuze, ainsi qu’à la notion de système).
La seconde partie investit le champ des SIC et examine le rôle du dispositif dans trois domaines : les médias, les systèmes d’information et l’organisation du travail. C’est l’occasion pour Valérie Larroche de donner à voir la richesse des approches développées au sein de la discipline, tout en faisant le constat d’une grande polysémie assez peu théorisée. Cette partie intéressera tous ceux qui explorent les questions info-communicationnelles et en particulier ceux qui traitent des problématiques touchant l’accroissement de la complexité dans le domaine des médias, la modélisation documentaire des traces sur le Web ou l’analyse de la participation et de l’action collective. À cette occasion, l’auteur s’autorise à développer certains de ses thèmes de recherche tels que les activités distribuées ou les discours, sans se départir de sa volonté de dresser un état de l’art.
L’ouvrage signale de la sorte les pistes nécessaires à l’exploration du concept. Certaines restent toutefois en suspens. Ainsi, au chapitre v, alors que l’auteur aborde le volet info-documentaire des SIC, elle évoque les implications concrètes du caractère normatif du dispositif et ouvre ainsi la réflexion vers une dimension politique et critique qui est toutefois plus implicite que réellement problématique. Contrairement aux auteurs qui assoient leur recherche à partir de l’œuvre de Foucault, Valérie Larroche ne fait pas de la dimension critique de la notion de dispositif un élément central de sa réflexion. Sur ce sujet, Isabelle Gavillet a mis clairement en évidence une certaine négligence, ou pour le moins un impensé, qui a substitué à une réflexion théorique précise l’emploi indistinct du 220terme « dispositif » dans la littérature récente1. La perte de spécificité d’un concept aussi fort que celui de dispositif au sens foucaldien est le signe d’un essoufflement de l’élaboration conceptuelle, là où un véritable mouvement de fond serait nécessaire pour penser l’articulation du dispositif au système, à la structure ou encore à l’environnement. Une telle ambition pourrait notamment amener à dépasser Foucault ainsi que le proposent certains travaux cités par Valérie Larroche2.
L’ouvrage, par ailleurs fort utile pour se repérer dans la diversité des usages du terme dispositif, n’occulte pas pour autant cette question majeure. Celle-ci est particulièrement sensible lorsque sont examinés les concepts développés ces vingt dernières années par les SIC pour appréhender les objets dits numériques, concepts dont l’auteur fait ressortir leur inefficacité plus ou moins relative à saisir la notion même de dispositif. De la sorte et de manière tout à fait pertinente, elle attire l’attention sur les définitions qui placent les acteurs à l’intérieur du dispositif plutôt que sur celles qui en font un simple outil à leur service.
Il semble que le dispositif peine encore à traduire les évolutions de l’écriture, sur laquelle se penchent avec finesse les concepts d’éditorialisation ou d’architexte ; néanmoins la littérature sur ce sujet s’étoffe d’année en année. Dans un autre registre, les notions d’architecture et de système d’information révèlent toute la centralité du dispositif dans une démarche analytique et critique. En travaillant les racines du concept à partir des apports de Gilles Deleuze, ou bien en variant sa granularité, se dessinent un certain nombre de pistes prometteuses autour de terrains bien connus (comme les bibliothèques) ou apparus beaucoup plus récemment (comme les réseaux sociaux d’entreprise). On y entrevoit tout particulièrement la nécessité de retrouver la généalogie du concept, ou bien de renoncer, dans certains cas, à la facilité permise par le dispositif dès lors qu’il s’agit de développer un appareil théorique plus authentique.
Le livre fait écho à plusieurs parutions consacrées entièrement à cette difficile notion parmi lesquelles celles de Jacquinot-Delaunay & 221Monnoyer3, 1999, d’Agamben4 ou d’Appel, Boulanger & Massou5. Il en constitue par maints égards l’introduction la plus aisée, grâce à la clarté et à la concision du texte, aux nombreuses définitions, aux index et à la richesse des citations externes aux SIC qui permettent de les replacer dans le contexte plus large des sciences humaines et sociales. De même, la dimension concrète qui est à l’œuvre dans la seconde partie invite à élaborer de nouvelles pistes de recherche. Avec cet ouvrage, Valérie Larroche contribue donc à asseoir et à développer un usage rationnel du terme « dispositif » qui continue de travailler les SHS, et particulièrement la sociologie, l’éducation, l’histoire, le droit ou l’information-communication. En cela, elle s’inscrit résolument dans la préoccupation qui doit être la nôtre de cultiver le goût du concept et d’en accepter les défis.
Valérie Larroche est maître de conférences à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib), où elle est responsable du master Publication numérique. Membre du laboratoire Elico, elle travaille sur la reconnaissance numérique professionnelle, l’innovation organisante et l’Open Data. Elle coordonne avec Olivier Dupont la série Des concepts pour penser la société du xxie siècle chez ISTE éditions.
Arthur Perret
Université Bordeaux Montaigne
1 Isabelle Gavillet. Michel Foucault et le dispositif : questions sur l’usage galvaudé d’un concept. Dans Appel et al. (éd.), Les dispositifs d’information et de communication, 2010.
2 Nous pensons en particulier à Brigitte Albero. La formation en tant que dispositif : du terme au concept. Dans Charlier et F. Henri (éd.), La technologie de l’éducation : recherches, pratiques et perspectives (p. 47-59). Paris, Presses Universitaires de France, 2010.
3 Geneviève Jacquinot-Delaunay & Laurence Monnoyer. Le dispositif : entre usage et concept. Paris, CNRS Éditions, 1999.
4 Giorgio Agamben. Qu’est-ce qu’un dispositif ? Traduction, M. Rueff. Paris, Éditions Payot & Rivages, 2007.
5 Violaine Appel, Hélène Boulanger et Luc Massou. Les dispositifs d’information et de communication : concept, usages et objets. Bruxelles, De Boeck, 2010.
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-09290-2
- EAN : 9782406092902
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09290-2.p.0215
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/08/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français