Actes
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2018 – 1, n° 5. Religiosité technologique - Auteurs : Alombert (Anne), Le Deuff (Olivier)
- Pages : 223 à 228
- Revue : Études digitales
Actes
Objet, relation, transparence
Yuk Hui, « What is a digital object ? » in Metaphilosophy, vol. 43 no 4, Blackwell Publishing, 2012.
La digitalisation de notre milieu pose la question de la nature des objets qui le compose. Selon Yuk Hui, les objets numériques et leur existence au sein de milieux réticulés ne peuvent plus être pensés sous les catégories classiques de la philosophie occidentale. Celle-ci partage une interrogation commune autour de ce que Yuk Hui appelle les « objets naturels » compris, non pas comme les objets issus de la nature, mais comme les objets qui nous apparaissent. À partir de Descartes se déploie un questionnement du rapport entre objet de connaissance et sujet connaissant. Centrée sur les notions de substance et de sujet ainsi que sur le processus de connaissance, cette tradition, selon Yuk Hui, ne permet pas de saisir les objets numériques.
Afin de dépasser cette limitation, Hui propose de mobiliser les concepts heideggeriens d’« être-au-monde » et d’« à portée de la main » qui thématisent la compréhension pratique des objets techniques avant même leur saisie comme objets de connaissance par un sujet connaissant. Il s’appuie également sur les concepts d’individuation et de concrétisation, développés par Simondon, qui permettent d’envisager la genèse et le fonctionnement des objets et des milieux techniques en tant qu’ils sont intégrés à la culture. Néanmoins, selon Yuk Hui, ces approches ne suffisent pas pour appréhender les réalités techniques absolument novatrices du numérique. En effet, comment envisager cet être-dans-le-milieu-digital, au sein duquel le donné ne se définit plus comme la 224réception sensible ni comme un mode d’être ensemble de l’homme et de la nature, mais où les données constituent des entités collectées et traitées par des machines computationnelles ? Comment envisager la concrétisation des objets ou des systèmes quand les relations entre leurs parties prennent la forme du code ou de métadonnées et deviennent ainsi formelles et programmables ?
Yuk Hui défend alors une approche relationnelle des objets digitaux, afin d’appréhender leurs évolutions au sein des réseaux ainsi que le rapport des individus aux milieux digitalisés et réticulés. Ces milieux se caractérisent par un double mouvement de datafication des objets (mise en donnée des objets physiques ou culturels) et d’objectivation des données (à travers les ontologies et les langages informatiques). De tels processus posent la question de l’accessibilité de ces langages aux individus qui se rapportent à ces objets autant qu’ils interrogent la place des individus engagés dans ces nouveaux types d’interactions sensibles, sociales, techniques ou simplement opératoires.
Yuk Hui invite ainsi à penser la spécificité du digital comme une nouvelle technique d’enregistrement et de gestion des données en mobilisant le concept de grammatisation développé par Bernard Stiegler. Celui-ci désigne l’extériorisation technique d’un flux temporel continu (pensée, parole, geste, relation sociale) à travers sa discrétisation en éléments spatiaux (lettres, images, mécanismes, données), selon différents stades techniques (littéral, analogique, numérique). Yuk Hui convoque également le courant « externaliste » de l’intelligence artificielle (notamment Clark et Chambers) qui appréhende le rapport au monde et les actions des hommes hors d’une médiation par des représentations. Bien qu’elles proviennent de traditions différentes (post-phénoménologie française et philosophie de l’esprit anglo-saxonne), ces deux perspectives ont en commun de poser la question de l’extériorisation : l’enjeu consiste à envisager les objets digitaux comme des mémoires externalisées qui conditionnent la rétention du passé et l’anticipation de l’avenir.
Les questions ouvertes par la transformation digitale du milieu engagent donc à la fois la tradition philosophique et la pensée contemporaine. Elles méritaient d’être développées. C’est chose faite grâce à la publication en 2016 du livre On the existence of digital object (University of Minnesotta Press), dans lequel Yuk Hui approfondie sa pensée relationnelle des objets digitaux par le dialogue entre philosophie continentale, philosophie de 225l’esprit, métaphysique contemporaine, intelligence artificielle, mathématiques et informatique. Ce premier article sur l’objet digital a pour mérite de baliser un champ de questionnement qui sera complété par la suite à travers une réflexion métaphysique sur le temps et la logique et qui conduira l’auteur vers des perspectives pratiques relatives au design et au fonctionnement des systèmes techniques.
Yuk Hui est chercheur à l’Institut de culture et d’esthétique des médias numériques de l’Université de Leuphana. Il a étudié l’ingénierie informatique et la philosophie. Ses travaux s’inspirent essentiellement de la phénoménologie de Husserl et Heidegger, ainsi que de la philosophie de la technique de Simondon. Il a travaillé au développement d’un modèle alternatif de réseau social basé sur les réflexions simondoniennes autour de l’individuation psychique et collective, dans le cadre du projet Social Web, à l’Institut de Recherche et d’Innovation.
Anne Alombert
Université Paris Nanterre
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Les GAFAM sont-ils des affamés ?
Olivier Ertzcheid, L’appétit des géants, pouvoir des algorithmes et ambitions des plateformes, C&F éditions, 2017, 384 pages, ISBN : 978-2915825701.
Les lecteurs d’affordance.info connaissent bien Olivier Ertzscheid, acteur actif de la blogosphère depuis plus de dix ans désormais. Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’IUT de La Roche-Sur-Yon, il officie régulièrement sur le web via la publication d’analyses et de prises de position parfois tranchées. Les lecteurs trouveront donc sans surprise les recettes qui font le succès du blog dans cet ouvrage qui est en quelque sorte un best of des billets les 226plus emblématiques. Nonobstant cette remarque, le choix éditorial fait ici pleinement sens en ce qu’il s’inscrit dans le souci permanent d’Olivier Ertzscheid de mettre ses lecteurs en garde contre les avancées des leaders du web. L’ouvrage se présente donc comme une sorte d’avertissement répété contre les intrusions qui menacent nos vies privées et nos vies publiques tant il est vrai que nous parvenons de plus en plus difficilement à les distinguer. Il est également un plaidoyer pour un web et un Internet plus responsable et plus proche des idéaux d’origine face aux tentatives de confiscation latente qui s’opèrent.
Très intéressante également est la préface d’Antonio Casili qui resitue l’ouvrage et montre qu’il représente un effort de « synthèse qui offre davantage que la somme des billets ». Le travail éditorial de qualité qui fait la marque de fabrique de C&F éditions participe justement à cette haute valeur ajoutée.
L’ouvrage est divisé en plusieurs sous-parties qui regroupent les différents billets sous des thématiques proches selon une architecture qui permet au lecteur de piocher les articles au gré de ses envies. Il convient de noter sur ce point que la transformation de billets de blog en livre est un exercice difficile à réaliser : si le plan proposé permet d’articuler une lecture ordonnée, il n’est pas si aisé de réaliser une lecture exhaustive en continu. Eu égard à cette difficulté, une introduction présente chacune des parties permettant au lecteur de mieux saisir la cohérence d’ensemble.
Décrivant l’évolution du web, le Prologue décèle les nouveaux enjeux auxquels il faut prêter attention et qui sont induits par le passage d’un premier web de type documentaire à un web plus commercial, plus focalisé sur les profils. Olivier Ertzscheid pose donc d’emblée la problématique qu’il entend explorer : le web initial, proche d’aspirations utopiques, est-il progressivement en train de devenir une dystopie ? Pour y répondre, il articule ses billets autour de des thématiques suivantes :
–Les plateformes et la loi. Cette partie rappelle l’évolution du web pour mettre en évidence la place grandissante que prennent les plateformes depuis l’avènement du web 2.0. Celles-ci imposent leurs logiques propres de gestion des données et édictent de nouvelles formes de codes. À ce titre, Olivier Ertzscheid démontre que la plateforme est dorénavant la loi.
227–Secret de nos affaires ou droit à la vie privée : à propos de l’affaire Apple. Ce chapitre permet à Olivier Ertzscheid de s’attarder sur les plateformes et plus précisément sur le rôle joué par Apple dont la résistance face aux diverses demandes de la justice est particulièrement exemplaire. Il s’agit donc de mettre à jour les évolutions institutionnelles ainsi que les nouveaux rapports de force induits par la prédominance des géants du web.
–In Algorithms We Trust. La question algorithmique est traitée ici sous plusieurs angles de manière d’autant plus précise qu’elle est essentielle aux propos de l’auteur dont la démarche consiste à démythifier les processus et à en montrer les limites. Autrement dit, l’auteur démontre la nécessité de comprendre les principes à l’œuvre pour mieux y résister voire s’y opposer. On retiendra par exemple cette réflexion sur les méthodes de fonctionnement des algorithmes et sur leurs limites :
Mais le plus souvent ces choix sont effectués par l’algorithme, et donc par ceux qui programment ledit algorithme. Mais, précisément parce que c’est là le rôle et l’intérêt principal d’un algorithme, les « valeurs » qui sont prévues par les programmeurs pour présider aux choix algorithmiques ne peuvent épuiser l’étendue du possible. Quand l’inattendu survient, quand l’improbable ou l’impensable advient, l’algorithme continue, imperturbable, d’appliquer les règles sur lesquelles on l’a bâti et entraîné chaque jour. Ces règles qui n’ont pas été nécessairement pensées pour la situation inédite à laquelle il s’agit de faire face.
–L’avènement de Facebook et la petite mort du web : comment le « Like » a tué le lien. Sont regroupés ici les articles qui traitent plus particulièrement de Facebook, des logiques du like et des nouvelles formes d’indexation et de prise de contrôle du web qui s’imposent au fil de son évolution.
–Tout prévoir, tout retrouver, tout savoir. Mais à quel prix ? Cette partie renvoie à aux traitements des évènements d’actualité, souvent tragiques, lesquels posent la question de l’anticipation à partir de l’analyse des données, renouvelant par-là les problématiques algorithmiques.
–Quand les plateformes se tournent vers la catastrophe. Cette série de billets creuse plus avant le traitement de ces actualités tragiques 228–analysant plus spécifiquement la manière dont les plateformes s’emploient à ménager les susceptibilités.
–Les algorithmes sont-ils racistes ? Olivier Ertzscheid poursuit ici la critique des algorithmes et de leur propension à adopter des logiques peu recommandables.
–Une démocratie des plateformes est-elle possible ? C’est dans cette dernière partie qu’on aurait aimée des développements complémentaires aux billets de blog. Quelques pistes sont esquissées mais demeurent trop succinctes pour dissiper une vision très pessimiste de l’avenir avec en toile de fond la prise de pouvoir total des géants du web via une main mise sur les institutions classiques. Une dystopie qui se trouvera achevée si Zuckerberg devient jamais Président des États-Unis.
Il manque probablement à cet ouvrage une conclusion nouvelle capable d’outrepasser la description de l’appétit des géants du web auquel il semble bien difficile de résister. On aurait aimé qu’Olivier Ertzscheid ferme sa réflexion en s’échappant de son blog. Pour autant, l’ouvrage, par la richesse des thèmes qu’il développe, est utile pour un public qui voudrait se mettre à jour sur ces questions afin de mieux saisir ce qui est en train de se produire et qui impacte son quotidien. Les textes sont également intéressants pour les enseignants qui pourraient y trouver matière à illustrer leur cours et à travailler avec leurs étudiants d’autant plus efficacement qu’Olivier Ertzscheid à l’art de jouer quelquefois avec les mots. Au lecteur de le découvrir ou de le redécouvrir s’il était déjà lecteur du blog. On retrouve donc dans le livre cette force déjà présente dans le blog qui oblige le lecteur à s’interroger face une actualité technologique sans cesse renouvelée et qui révèle son lot d’inquiétudes.
Maître de conférences à l’Université de Nantes et à l’Institut universitaire de technologie de La Roche-sur-Yon, Olivier Ertzscheid s’intéresse principalement à l’évolution des dispositifs et des usages numériques., en particulier dans le domaine de la culture, des métiers du livre et de la documentation.
Olivier Le Deuff
Université Bordeaux Montaigne
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-09290-2
- EAN : 9782406092902
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09290-2.p.0223
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/08/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français